Entre Nazis et Oustachis : la Croatie cherche son mémorial

Le monument dédié à la mémoire des victimes de la Shoah prévu pour être installé à Zagreb dans les mois qui viennent est terminé, mais encore conservé dans trois usines différentes. Il faut dire que la controverse, qui témoigne d’une mémoire croate ambiguë à l’égard du passé oustachi et de ses crimes pendant la guerre, est toujours en cours. Que faut-il inscrire sur le monument ? De quel message doit-il être le porteur ? Le journaliste Romano Bolković revient pour K. sur une histoire qui lui paraît aussi tordue qu’un scénario des frères Coen…

 

Dalibor Stošić devant son projet de Memorial prévu à Zagreb © Dalibor Stošić

 

En avril 1816, après avoir réussi à signer le traité de paix avec l’Algérie, l’officier de marine et commodore américain Stephen Decatur a été accueilli chez lui en héros. Il a été honoré lors d’un banquet, où il a levé son verre pour porter un toast et dit alors : « A notre pays ! Dans ses relations avec les nations étrangères, puisse-t-il toujours avoir raison ; mais c’est notre pays qu’il ait raison ou tort ! (“But our country, right or wrong!”) »

Cinq décennies plus tard, en 1871, le sénateur américain Carl Schurz a utilisé l’expression « right or wrong » dans l’un de ses célèbres discours. C’est à lui qu’on attribue la phrase devenue fameuse – « My country, right or wrong » / « Mon pays, pour le meilleur ou pour le pire » – qui, sans le reste de la citation, est utilisée pour signifier le contraire de ce qu’elle voulait dire. La citation réelle de Schurz – « Mon pays, pour le meilleur ou pour le pire ; s’il est bon, il faut le garder bon ; et s’il est mauvais, il faut le redresser »[1] – était une invitation de corriger toute injustice commise au nom de notre pays…

Je ne peux imaginer une plus courte et meilleure introduction à la question de la reconnaissance des injustices commises au nom du peuple croate dont témoigne l’histoire paradoxale du monument dédié à la mémoire des victimes de la Shoah à Zagreb ; histoire commencée il y a quelques années et qui n’a pas encore trouvée son complet dénouement. Pourquoi paradoxale ? Parce que la Croatie est probablement le seul pays au monde où l’érection d’un monument commémorant la Shoah pourrait devenir un geste confinant au révisionnisme. En tout cas pouvant être interprété de cette façon… Comment un tel phénomène est-il possible ? Bien qu’il soit difficile pour des étrangers qui ne connaissent pas le contexte croate de le comprendre, je vais essayer de l’expliquer.

La « question juive » dans l’histoire de la Croatie

Le Dr Hrvoje Cvijanović, de la Faculté des sciences politiques de l’Université de Zagreb, a récemment dressé un panorama historique concis de la ‘question juive’ dans l’histoire de la Croatie. Il écrit dans son article paru en 2021 dans Le discours antisémite dans les pays des Balkans de l’Ouest : Une collection d’études de cas :

« La présence juive le long de la côte adriatique et à Zagreb remonte à l’époque médiévale, mais l’installation massive de Juifs en Croatie n’a eu lieu qu’au 19e siècle, lorsque les Juifs ashkénazes d’autres régions de l’Empire des Habsbourg ont été autorisés à s’installer. Outre les vieux stéréotypes chrétiens anti-juifs, la prépondérance des Juifs dans le commerce et les professions libérales a donné alors naissance à un nouvel antisémitisme idéologique chez ceux qui luttaient pour une Croatie indépendante et identifiaient les Juifs à la domination étrangère (allemande et hongroise). Dans le même temps, certains Juifs assimilés ont rejoint les rangs des indépendantistes croates (Parti croate de droite ou droitistes), alors que d’autres, la population juive augmentant régulièrement jusque dans les années 1930, embrassaient et célébraient la langue et la culture croates.

« L’État yougoslave de l’entre-deux-guerres voit les Juifs prospérer et connaître une émancipation complète. Cependant, les indépendantistes et nationalistes croates se radicalisent. Dans les années 1930, une partie d’entre eux se sont rebellés puis ont fui à l’étranger. Ils se sont appelés Oustachis (Ustaša), ‘les insurgés’, et se sont alliés politiquement aux fascistes italiens et aux nazis tout en embrassant l’antisémitisme de ces derniers. Et cela d’autant plus facilement que les Oustachis reprochaient aux Juifs leurs liens supposés avec la famille royale yougoslave et le gouvernement. Lorsque la Yougoslavie a été envahie et divisée en 1941, Hitler et Mussolini ont accepté de créer un État croate indépendant sous la direction fasciste des Oustachis. Ceux-ci ont immédiatement promulgué des lois raciales visant les Serbes, les Juifs et les Roms. Ces lois ont été suivies de politiques de conversions, d’expulsion, et d’extermination. On estime que trente mille Juifs, soit environ 80% de la communauté, ont été tués par les Oustachis – ou sont morts lorsqu’ils ont été déportés, vers les camps de concentration croates ou nazis. Un petit nombre de Juifs ont été épargnés en tant qu’ ‘Aryens d’honneur’, une catégorie créée par les Oustachis pour certains Juifs jugés ‘suffisamment croates’. D’autres se sont enfuis vers les territoires sous contrôle italien ou ont rejoint les forces des partisans. L’attitude de l’Église catholique en Croatie à l’égard des Oustachis et de l’État indépendant de Croatie fait toujours l’objet d’un vif débat parmi les historiens, les politiciens et le grand public, tant en Croatie qu’en Serbie. À la fin de la guerre, les forces partisanes victorieuses ont exécuté des dizaines de milliers de membres appartenant au mouvement des Oustachis et de nombreuses autres personnes collaborant avec lui.

Adolf Hitler et Ante Pavelić, fondateur des Oustachis, au Berghof, en 1941 © Wikimedia Commons

« Après la guerre, la moitié des survivants juifs de Croatie ont fait leur alya, tout comme ceux du reste de la Yougoslavie. Des communautés juives ont survécu dans plusieurs endroits en Croatie, gérant entre autres une maison de retraite juive à Zagreb et une station d’été pour la jeunesse juive de Yougoslavie sur la côte. À la fin des années 1980, le mouvement pour l’indépendance de la Croatie, dirigé par l’ancien général Franjo Tudman a pris de l’importance et gagné en force, en réponse à l’agressivité de la République de Serbie dirigée par Slobodan Milošević. En 1991, la République de Croatie a déclaré son indépendance, ce qui a contribué à une rébellion des Serbes croates, soutenus par l’armée yougoslave puis par la Serbie, qui s’opposaient à la sécession croate de la Yougoslavie. En 1995, la Croatie sort victorieuse, et la moitié de sa population serbe est exilée. Au cours de cette période, il y eut une grande controverse sur l’antisémitisme présumé des indépendantistes croates et surtout de leur leader, Tudman, qui a été enregistré alors qu’il tenait des propos antisémites. Dans le même temps, les services secrets yougoslaves auraient organisé une attaque contre des sites juifs à Zagreb en 1991 afin d’en faire porter la responsabilité aux nouvelles autorités croates. Par la suite, il n’y a pas eu d’incidents majeurs, et dans des endroits comme Zagreb, la vie juive est toujours dynamique, avec plus de cinq cents Juifs recensés en 2001. Toutefois, au cours des trente dernières années, la prise de distance par rapport au passé oustachi et à ses symboles est demeurée un problème dans la société croate et donc une question particulièrement douloureuse pour sa communauté juive, qui a embrassé l’indépendance croate. En 2005, la plus grande communauté juive de Croatie, à Zagreb, a connu une scission, qui a abouti à la formation d’une communauté dissidente, Bet Israël. »

La proposition de Branko Lustig

Sur le territoire même de l’actuelle République de Croatie, pendant la Seconde Guerre mondiale, des massacres génocidaires ont été commis contre les Juifs, mais aussi contre les Serbes, et contre les Roms. En bref, tous ceux qui étaient des ‘opposants’ raciaux, ethniques ou politiques de l’État indépendant fantoche de Croatie (ou NDH[2]) ont fini dans les camps de concentration de cette création nationale criminelle.

Branko Lustig, producteur et acteur croate d’origine juive, a été interné pendant la Seconde Guerre mondiale dans le camp de concentration d’Auschwitz et de Bergen-Belsen. La catastrophe a commencé pour lui en 1943 lorsque sa mère et lui ont été déportés à Auschwitz après que son père a eu fui la Hongrie. Lustig se souvient ainsi de ces jours malheureux :

« À Auschwitz, ma mère et moi avons été immédiatement séparés. Lorsqu’ils nous ont déchargés du wagon, un prisonnier a couru vers ma mère et l’a convaincu de dire que j’avais 16 ans. Si elle ne l’avait pas fait, j’aurais fini comme ma grand-mère, dans le four crématoire, car ils se débarrassaient des enfants et des personnes qui ne pouvaient leur être d’aucune utilité. J’ai vu ma mère une fois de plus, coiffée et nue, courir dans la cour. Elle a ensuite été emmenée pour travailler dans une usine d’armement à Essen, et moi dans une mine de charbon. Je croyais qu’ils l’avaient tuée. J’ai ensuite été transféré à Dora-Mittelbau, dans le centre de l’Allemagne, camps de travail où nous avons fabriqué des fusées V1 et V2 dans une usine construite sous une colline. En février 1945, nous avons été transférés au camp de Bergen-Belsen, là où Anne Frank est morte un mois plus tard. C’est là que j’ai été libéré. »

Branko Lustig, producteur de ‘La Liste de Schindler’, de retour à Auschwitz où il a été déporté

Exactement un demi-siècle plus tard, il deviendra le premier Croate à recevoir deux fois l’Oscar du meilleur producteur : en 1993, pour le film La liste de Schindler, et en 2001 pour le film Gladiator. Il a également remporté deux fois le Golden Globe Award pour ces films.

À un âge plus avancé, Lustig est retourné en Croatie et, il y a quelques années, il a proposé au maire de Zagreb d’ériger un monument dédié à la mémoire de la Shoah dans la capitale croate. Le maire, Milan Bandić, récemment décédé (le 28 février 2021), a accepté sa proposition. Et c’est là que les problèmes ont commencé – l’histoire qui en découle ressemble à un scénario des frères Coen…

À partir des meilleures intentions qui pouvaient se manifester pour témoigner de la souffrance des Juifs sur le sol croate pendant la Seconde Guerre mondiale est née une situation devant laquelle le Congrès juif mondial a fini par réagir – en juin 2019 – condamnant un monument en hommage aux victimes de la Shoah à Zagreb qui apparaissait comme une tentative de dissimuler le rôle de l’État indépendant de Croatie entre 46 et 45 (NDH) dans les crimes qu’il avait commis. « Le Congrès juif mondial se joint à la communauté juive croate pour condamner la décision de l’Assemblée de Zagreb d’ériger un monument dédié aux six millions de victimes juives de la Shoah, qui ignore aveuglément le rôle actif de l’État indépendant de Croatie sous le régime oustachi dans la perpétration des crimes commis contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. » Était demandé à la capitale croate d’abandonner cette idée, imputant aux autorités du pays l’intention de couvrir les crimes monstrueux des Oustachis en créant une sorte de mirage.

Mais comment une idée aussi noble – celle d’ériger un monument à la mémoire de la Shoah – a-t-elle pu aboutir à une situation aussi ridicule, où le projet tout entier finit par se convertir en un geste quasi-révisionniste ?

Une controverse historico-mémorielle. Et esthétique…

La proposition de construire ce monument, voté par l’assemblée de la ville de Zagreb le 4 juin 2019 a été vite remise en question par les représentants des communautés juives croates ainsi que par une partie importante de l’opinion publique. L’historien Ivo Goldstein soutient le concept du monument, mais n’est pas d’accord avec la dédicace visant à « se souvenir des six millions de victimes juives assassinée pendant la Shoah ». Il a répondu à nos questions en nous rappelant que ce crime a été commis dans divers endroits et qu’il a été aussi été commis à Zagreb. « Il s’est, qui plus est, produit à l’endroit même où il est prévu d’ériger le monument », a déclaré M. Goldstein qui ajoute : « Nous devons ouvrir un espace de dialogue. En fait, personne n’a parlé sérieusement de ce projet aux représentants de la communauté juive. »

Alekasandar Srećković, qui était président de la communauté juive de Zagreb Bet Israël, a de son côté expliqué : « Personne n’est contre le monument, mais accompagner celui-ci d’un message neutre – sans marquer la responsabilité croate et sans permettre de prendre conscience de ce qui s’est passé – comme celui qui a été prévu, devrait être retiré. Dire que le mouvement oustachi au sein du peuple croate a commis énormément de mal ne revient pas blâmer la totalité du peuple croate. »

Ce n’est pas seulement le monument dans sa dimension historique et mémorielle qui est devenu l’objet d’une controverse, mais aussi la forme esthétique choisie… Le sculpteur Dalibor Stošić et l’architecte Krešimir Rogina ont tous les deux remporté un appel d’offres public, pour concevoir le projet financé avec le budget de la ville et placé près de la principale Gare de Zagreb. La proposition : De nombreuses étoiles de David seront imprimées sur un socle en béton, tandis que le monument, en fer, représentera un mur de valises – réminiscence d’une image bien connue que celle de ces bagages que les victimes emportaient avec elles dans les camps de concentration nazis. Certains artistes et historiens de l’art soupçonnent que le projet de Dalibor Stošić qui a été sélectionnée est un plagiat de l’installation de l’artiste italien Fabio Mauri « Il Muro Occidentale o del Pianto » (Mur occidental ou Mur des Lamentations) créée en 1993, à la 45e Biennale de Venise.

Dessin préparatoire pour le projet de Dalibor Stošić © Dalibor Stošić

Dalibor Stošić, lui, dit s’être inspiré d’un motif tiré de La liste de Schindler réalisé par Spielberg et produit par Lustig pour, en le transposant sur un autre support, concevoir sa vision : « Il s’agit d’une scène impressionnante dans laquelle, à la gare, à la veille de la déportation vers les camps, les Juifs sont privés de leurs bagages personnels qui, ‘reliquiae reliquiarum’ de leurs biens, sont entassés contre le mur de l’entrepôt de la gare. Les deux autres facteurs importants qui ont défini la forme et la taille du monument sont l’emplacement choisi – la gare principale et la proximité de l’ancienne locomotive, la soi-disant « Black Kate », qui est censée avoir déporté des Juifs. C’est ce qui a imposé les valises comme seul motif possible » Stošić affirme que « toute personne versée dans l’histoire de l’art sait que ce n’est pas le motif qui est un argument d’originalité, mais la performance qu’il engendre. Les mêmes motifs, pouvant devenir des lieux communs, ont été réinterprétés à maintes reprises pour rendre possible des trésors artistiques ».

L’historienne d’art Sanja Horvatinčić pense que la question de savoir si le monument est original ou pas est de toute façon secondaire. Elle rappelle que les représentants de la communauté juive de Zagreb étaient défavorables sur le fond au projet de construction d’un monument aux victimes de la Shoah tel qu’il a été pensé et soutient que « le principe de base des pratiques commémoratives dans un pays démocratique, en particulier celles qui traitent des souffrances massives engendrées par un génocide, est de solliciter la contribution active ou au moins l’acceptation des points de vue des groupes ethniques, religieux ou raciaux concernés ».

Il est en effet clair que la proposition d’ériger un monument aux victimes de la shoah est paradoxalement devenue un acte de révisionnisme dans la mesure où, comme le souligne le Congrès juif mondial, l’ouvrage ne mentionne nulle part « le rôle des Oustachis et de l’État indépendant de Croatie (NDH) dans les crimes contre les Juifs, donnant la fausse impression que seule l’Allemagne nazie est en cause ».

« La Shoah désigne la persécution systématique des Juifs par le Troisième Reich et ses alliés de 1933 à 1945, mais aujourd’hui, en Croatie, nous devons dire clairement et à voix haute que le régime des oustachis faisait partie du même régime », a rappelé Vesna Nadj, du parti social-démocrate.

Rada Boric, du bloc d’opposition de gauche au sein de l’assemblée de la ville, a publiquement déclaré qu’elle ne soutenait pas le monument proposé car « il est dit que le monument commémore six millions de Juifs tués pendant la shoah, et non les Juifs de Zagreb ou de Croatie, ainsi que ceux [tués par les Oustachis] dans les camps : Les Serbes, les Roms et tous ceux qui se sont opposés à la NDH ». 30 000 des quelque 40 000 Juifs qui vivaient sur le territoire de État indépendant de Croatie pendant la guerre ont été tués. Dans le camp de Jasenovac, les Oustachis ont tué 13 116 Juifs, ainsi que 47 627 Serbes, 16 173 Roms et 6 229 victimes d’autres nationalités, selon une liste de victimes confirmée.

Le chef de la communauté juive croate, Ognjen Kraus, a déclaré en avril dernier qu’il entretenait de bonnes relations avec le maire de Zagreb, Milan Bandić, avant sa mort (en février dernier), mais que le monument avait été planifié sans la moindre concertation. Selon Kraus : « Un monument dédié aux victimes de la Shoah n’a pas sa place à Zagreb. Un tel monument existe à Berlin. C’est un monument aux victimes de l’État indépendant de Croatie qui devrait être érigé ici. »

Est-il possible de sortir de la situation dans laquelle s’englue la mémoire croate ?

Essai d’installation du Monument de Dalibor Stošić © Dalibor Stošić
La Croatie à la recherche d’une solution

Le professeur de philosophie Žarko Puhovski, lui-même issu d’une famille qui a péri dans la Shoah, a proposé une solution simple mais impressionnante. Au lieu d’ériger un monument à côté de la gare centrale de Zagreb d’où les gens ont été déportés vers la mort et dédié aux « victimes de la Shoah », Puhovski suggère un piédestal sur lequel inscrire quelques mots comme unique message : « Aux victimes du régime oustachi », écrit en latin, et dans les langues des communautés touchées : Cyrillique, Yiddish et Romani. « Il est clair pour tout le monde que la décision actuelle est une tentative de brouiller les pistes. Il est nécessaire de dire simplement qui a tué les victimes en Croatie, et de le montrer clairement. Personnellement, je trouve moins important de savoir à quoi ressemblera le monument que de savoir ce qui y sera marqué. La décision à ce sujet peut encore être élaborée… » explique Puhovski. Il estime par ailleurs que le « terme hollywoodien ‘Holocauste’ » devrait être évité, « car il n’est pas lié à la tradition juive. Il faut en discuter avec des experts. Mais il est quoiqu’il en soit important de dire que les personnes exécutées ont été victimes de la terreur des Oustachis ». Puhovski ajoute enfin qu’il ne faut pas oublier que la communauté juive a mis en garde que la construction d’un monument dédiée aux seules victimes juives « serait une tentative de manipulation d’un groupe de victimes au détriment des autres. » 

Le président de la communauté juive de Zagreb, Ognjen Kraus, est également d’accord avec cette dernière proposition de Žarko Puhovski : « c’est exactement ce que nous recherchons. Nous avons besoin d’un monument aux victimes du régime oustachi. Nous affirmons depuis le début que la Croatie n’a pas besoin d’un monument à tous les Juifs tués pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aux victimes de l’État indépendant de Croatie. Et savez-vous pourquoi ils ne veulent ériger qu’un monument aux Juifs ? Pour provoquer une querelle entre les minorités nationales. Ils veulent créer un fossé entre nous et les autres, c’est là toute leur intention ». 

Nous avons demandé à l’historien Ivo Goldstein ce qu’il pensait de la proposition du professeur Puhovski.  « Je ne pense pas que cette proposition soit bonne » nous a-t-il répondu, « peu de gens connaissaient le yiddish à l’époque. L’idée de Puhovski est complètement fausse. Ce doit être un monument qui concerne principalement les Juifs. Il y a des monuments aux victimes serbes dans les endroits où elles ont été tuées. Les Roms ont un mémorial dans le camp de Jasenovac. Le moment est venu pour les Juifs d’avoir un monument à Zagreb qui leur soit réservé à l’endroit où eux seuls ont été conduits. C’est pourquoi Bet Israël a proposé ce texte qui devrait y être inscrit :

‘ Le monument est érigé à la mémoire des 30 000 Juifs tués pendant la shoah et de celle des nombreuses victimes d’autres génocides et crimes de masse commis par le régime oustachi et le Troisième Reich à Auschwitz, Jasenovac, Stara Gradiška, Jadovna et dans de nombreux autres camps et sites d’exécution dans le soi-disant État indépendant de Croatie.’ 

« Le défunt maire Bandić », poursuit Ivo Goldstein, « avait pris connaissance de ce texte et il était d’accord avec son contenu. Kraus n’a pas commenté cette proposition. D’ailleurs, il faut noter que le monument n’a pas seulement pour origine la proposition de Branko Lustig ; elle était en même temps celle de l’ancien président de la République de Croatie Kolinda Grabar-Kitarović et du maire Bandić. Lustig était le président du comité de sélection, car en tant qu’ancien détenu d’un camp de concentration, il était un bon porte-étendard. Le congrès Juif mondial a réagi après que Kraus et moi, au même moment mais sans nous avoir concerté l’un l’autre, avons chacun publié un communiqué où nous exprimions à la fois notre rejet pour le projet d’un monument dédié à la mémoire des 6 millions de Juifs tués pendant la Shoah et en réclamions un qui se réfère à la communauté juive croate. »

D’une manière ou d’une autre, la capitale croate devra finalement parvenir à résoudre le paradoxe : la noble idée de Branko Lustig, rescapé d’Auschwitz et producteur de La Liste de Schindler, doit aboutir à sa réalisation correcte : l’œuvre du sculpteur Stošić, à mon avis personnel – et j’ai une formation d’historien d’art –, quand bien même elle est controversée, devrait pouvoir, avec une dénomination et une inscription appropriées, commémorer dignement les victimes du régime oustachi.

De cette façon, ce qui fut « mauvais », produit dans le giron du peuple croate, serait au moins commémoré d’une manière « juste ».


Romano Bolković

Romano Bolković, Coordinateur en chef pour l’Europe du Sud-Est du Comité de lutte contre l’antisémitisme, EJA, vit à Zagreb et à Berlin. Il est le co-propriétaire d’Open Television (OTV), rédacteur en chef et journaliste à la télévision croate. Il a lancé un programme régulier sur OTV, où pendant 25 ans il a édité et animé l’émission culte « 2 in 9 ». Depuis cinq ans, il dirige et anime une interview hebdomadaire en prime-time sur la radiotélévision croate « Romano Bolković – 1 on 1 », dont les invités sont les acteurs de la vie publique européenne ainsi que des acteurs de la vie sociale, culturelle et politique, en Croatie et en Europe.

 

En coopération avec la Fondation Heinrich Böll

 

Notes

1  »My country, right or wrong; if right, to be kept right; and if wrong, to be set right »
2 L’État indépendant de Croatie (Nezavisna Država Hrvatska ou NDH) a été proclamé le 10 avril 1941 et dissolu le 8 mai 1945.

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