La Kabbale lourianique – cette création de l’école de Safed du XVIe qui est à l’origine du plus grand séisme qu’ait connu le monde juif à l’aube de la modernité : l’apparition du pseudo-messie Sabbataï Tzvi suivi de son apostasie et de sa conversion à l’Islam en 1666 – n’a pas cessé d’inspirer les pensées les plus radicales, qu’elles soient juives ou non-juives. Elle constitue un legs juif paradoxal à la modernité européenne, dont les effets sont encore sensibles au XXIe siècle. C’est ainsi qu’elle a étrangement refait surface dans la période récente, comme source explicite d’une des branches de l’extrême gauche ouest-européenne en lutte contre le capitalisme, le monde de l’Empire et le règne de la marchandise. Le concept de tikkun notamment, littéralement la « réparation » ou la « complétude », y était mobilisé dans une perspective tant messianique que révolutionnaire. Ce mot hébreu donnait même son nom à la revue qui précéda la création du Comité invisible, auteur collectif du manifeste L’insurrection qui vient. Le texte d’Hugo Latzer fait la généalogie de cette apparition singulière de la tradition ésotérique et gnostique juive au sein de ce mouvement, auquel l’affaire de Tarnac donna, dans les années 2010, une importante visibilité.
Ce cas d’espèce est ressaisi comme une question générale de philosophie politique dans un grand dialogue entre Gérard Bensussan et Ivan Segré dont nous publions cette semaine la première partie. Avishag Zafrani les interroge sur les processus de sécularisation d’éléments de la tradition juive, prophétiques ou messianiques, à l’œuvre dans les mouvements révolutionnaires, et leurs participations aux idées d’émancipation et de rédemption du monde. Dans ce dialogue sur « Les usages de la tradition juive par la gauche révolutionnaire », les deux philosophes articulent les enjeux modernes du théologico-politique, pensent le lien du judaïsme au socialisme, et commentent en particulier les textes et les interprétations révolutionnaires de Walter Benjamin.
Cette semaine, nous avons enfin voulu remettre à la une le beau témoignage de Ruben Honigmann, qui se présente comme l’héritier d’une langue allemande attachée à un monde périmé : « C’est à chaque fois la même scène. Je suis dans un square parisien et l’on me demande quelle langue je parle avec mes enfants. Ma « gueule juive » les met sur deux fausses pistes : soit c’est du yiddish, soit de l’hébreu. Dans aucun cas, ils ne reconnaissent ma langue maternelle, parlée par un Européen sur cinq. (…) L’allemand berlinois que je parle est un fossile. »