La kabbale lourianique peut-elle casser des briques ?

L’ésotérisme juif dans les théories et les pratiques de l’émancipation : le cas de l’éphémère revue Tiqqun (1999-2001)

Au début des années 2000, une revue de la gauche radicale se référait à la tradition de la kabbale et prenait un nom hébreu : Tiqqun. La revue n’eut que deux numéros, mais constitua la matrice du Comité invisible (auteur collectif de L’insurrection qui vient) dont Julien Coupat, arrêté lors de l’affaire de Tarnac, fut une figure centrale. Comment une critique virulente de la démocratie libérale et du capitalisme a-t-elle pris sa source dans une tradition de l’ésotérisme juif ?

 

Les premières de couverture de la revue Tiqqun.

Le 11 novembre 2008, toutes les caméras sont braquées sur une petite commune du plateau de Millevaches, au centre de la France : Tarnac. Une vaste opération policière est en cours ; elle a pour objet l’interpellation spectaculaire de neuf membres d’une communauté de néoruraux, qualifiée « d’organisation terroriste d’ultragauche ». C’est le début de l’affaire dite « de Tarnac », dont l’origine remonte à la découverte par Alain Bauer, conseiller ès terrorisme du président Nicolas Sarkozy, d’un pamphlet incendiaire contre le « système capitaliste », L’Insurrection qui vient, écrit par un mystérieux « Comité Invisible » que les neuf prévenus sont accusés de former. Au centre de l’attention, un certain Julien Coupat, décrit comme le gourou idéologique du groupe. Sa vie est passée au crible par les médias, qui exhument une publication – jusque-là restée confinée à un milieu militant très restreint – à laquelle il a activement participé : la revue Tiqqun (1999-2001).

Cette publication, qui a connu deux numéros, partage de nombreux points communs avec les écrits ultérieurs du Comité Invisible, et elle semble de fait en constituer la matrice doctrinale. Matrice troublante, puisqu’elle articule explicitement un langage et des références religieuses (principalement, l’ésotérisme juif) à une critique virulente de l’alliance de la démocratie libérale et du capitalisme dans sa forme néolibérale. Ce mélange a priori peu courant a de quoi surprendre, puisque le sens commun moderne veut voir un antagonisme féroce entre la pensée religieuse et la pensée dite révolutionnaire ; religion et théorie critique constituant deux points de vue irréconciliables sur le monde et sur la politique, ce que le célèbre « Ni Dieu, Ni Maître » d’Auguste Blanqui semble bien résumer. Il ne faudrait pourtant pas se représenter le religieux comme une pensée dont le seul horizon politique est la réaction ou la coercition : le réduire à cela, c’est oublier tous les événements révolutionnaires qui trouvent leur inspiration directement dans les textes sacrés (le millénarisme de Thomas Münzer au XVIe siècle, par exemple, qui avait pour devise « Omnia sunt communia », « tout est commun ») – mais c’est également négliger l’œuvre de penseurs qui ont justement cherché à fonder des théories de l’émancipation à partir de matériaux religieux. Il existe, par exemple, toute une génération de philosophes juifs dont les écrits sont résolument tournés vers l’émancipation politique et sociale : Franz Rosenzweig, Martin Buber et, bien sûr, Walter Benjamin, dont la pensée marxiste est « complètement imbibée » de théologie, comme il l’écrit lui-même.

Ceci étant posé, il faut d’emblée remarquer que Tiqqun constitue un objet singulier, en ce sens qu’il ne s’agit pas d’une œuvre académique destinée à un public de philosophes, ni d’un simple traité de théorie politique : il s’agit bien plutôt d’un manuel pour l’action – et d’un manuel pour l’action qui brandit, telle une bannière, une obscure tradition ésotérique du judaïsme, vieille de plus de cinq cents ans : la kabbale lourianique. Le titre de la revue, en effet, n’est que la version francisée du tikkun (תיקון), concept essentiel de la tradition en question ; le tikkun, c’est littéralement la « réparation » ou la rédemption. La mobilisation ostentatoire de la kabbale lourianique par une publication de la gauche radicale, qui s’adresse directement au milieu militant, paraît tout à fait inédite. De quelle(s) manière(s) une ancienne tradition ésotérique juive peut-elle informer une théorie politique qui cherche à développer des outils pour penser le combat contre le « capitalo-parlementarisme », pour reprendre le terme forgé par Alain Badiou ?

Dégel théorique et détour par le religieux

La fonction jouée par la kabbale lourianique dans les écrits de Tiqqun est loin d’être univoque. Les conditions de la genèse de la revue nous éclairent sur un premier aspect de cette figure théologico-politique particulière formée par l’alliance de l’ésotérisme juif et des radical politics.

Anselm Kieffer – Shevirat Ha-Kelim[1] – Saint Louis art museum

Tiqqun nait à la toute fin des années 1990, en plein milieu du mouvement dit « des chômeurs ». Cette période voit le retour, en France et ailleurs, des luttes sociales sur la scène politique. Alors que les années 1980 et le début des années 1990 étaient globalement marqués par un net recul des productions théoriques à caractère révolutionnaire, par un véritable déclin des pratiques contestataires et, parallèlement, par le triomphe de l’idéologie néolibérale à l’échelle mondiale, un « dégel théorique » s’amorce au milieu de la dernière décennie du millénaire. Ce dégel s’accompagne d’un renouveau : la pensée révolutionnaire qui émerge entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 est caractérisée par sa propension à mobiliser des références non canoniques, hétérogènes, pas encore usées par la tradition. La religion au sens large est alors perçue comme un matériau fertile, et inspire les nouvelles productions théoriques et militantes – Julien Coupat ira même jusqu’à déclarer, lors du colloque sur Marx organisé à Nanterre en 1998 : « (…) La critique n’a que faire des docteurs en sociologie (…), car c’est de poètes et de théologiens qu’elle a désormais besoin ». Cette déclaration relève peut-être de la provocation, mais elle exprime assez bien l’ambiance qui a présidé à la naissance de Tiqqun. Mais pourquoi les rédacteurs de la revue ont-ils jeté leur dévolu sur cette obscure tradition ésotérique, et non pas sur les figures plus consensuelles de Paul et de Jésus comme Zizek [2] ou Badiou[3] à la même époque ?

Des assiettes de pâtes chez Giorgio Agamben

Avant de rentrer plus avant dans l’analyse de la richesse conceptuelle de cette tradition particulière, il faut revenir sur un personnage qui a joué un rôle intellectuel et matériel très important pour Tiqqun : Giorgio Agamben. Comme le note un témoin de l’époque : « Ils [Tiqqun] se réunissaient souvent chez Giorgio Agamben, dans son appartement parisien. Ils volaient dans les magasins bio, Agamben leur faisait des pâtes, ils mettaient trois heures à choisir un mot, c’était drôle de les observer. (…) Tous étaient liés par une véritable dévotion pour Agamben[4] ».

Le philosophe italien, spécialiste de Walter Benjamin et de Jacob Taubes, s’intéresse beaucoup aux infiltrations du théologique dans le politique et, plus spécifiquement, à la charge critique du messianisme. Il connaît par ailleurs plutôt bien la kabbale lourianique, et son livre La Communauté qui vient. Théorie de la Singularité quelconque, publié en 1990, y fait directement référence : un chapitre y est même intitulé « Shekinah » (שכינה, Présence divine).

L’idée générale développée par Agamben, qui se base pour son analyse sur l’aggada du Talmud qui raconte l’histoire des quatre rabbins qui entrent au pardes (le paradis)[5], est que la « coupure des rameaux » par le rabbin Aher, qui correspond selon lui à l’isolation de la Shekinah par Adam dans le jardin d’Eden, est paradigmatique du procès d’autonomisation du langage dans la société contemporaine. La coupure des rameaux, dans l’aggada, c’est l’isolation de la parole (la Shekinah) de la « latence de la révélation », c’est-à-dire que la révélation (la parole divine) est dissociée de ce qui est révélé, de l’essence divine. Agamben transpose cette dissociation à l’époque spectaculaire, dans laquelle le langage ne communique plus aucune essence, mais fonctionne de manière autoréférentielle.

Cette analyse est paraphrasée dans le premier numéro de la revue. Il y a donc fort à parier que Giorgio Agamben n’est pas étranger à la mobilisation de cette tradition par les membres du collectif Tiqqun dans le cadre cette fois-ci d’une nouvelle théorie de l’émancipation qui vise à réorienter la praxis révolutionnaire. Il ne faut cela dit pas imaginer que le philosophe italien est l’unique inspirateur de cette mobilisation : durant la période temporelle qui entoure sa rencontre avec Agamben, Julien Coupat a apparemment séjourné en Israël pendant six mois, avec pour objectif d’apprendre « l’hébreu kabbalistique [6]».

Qu’est-ce que la kabbale lourianique ?

Afin de bien comprendre ce qui est en jeu ici, il apparaît d’abord nécessaire de rappeler rapidement ce sur quoi repose fondamentalement cette tradition kabbalistique, développée par Isaac Louria (1534-1572) au XVIe siècle. Trois concepts, ou moments principaux, rythment la cosmologie lourianique : le tsimtsoum (צמצום), le shevirat ha-kelim (שבירת הכלים) et le tikkun (תיקון).

Le tsimtsoum correspond à l’acte d’autolimitation de Dieu (ou Infini Béni, En Sof), qui, en se contractant, libère un espace pour la Création. Dieu, qui est tout, crée à partir de lui-même une partie, un néant, qui est appelé tehiru. Dans ce néant est envoyée de la lumière divine (kav), qui transite par des « vases » (les dix sephirot) ; pour la plupart trop fragiles, ils se brisent sous l’effet de l’intensité divine : c’est le shevirat ha-kelim, ou « la catastrophe de la brisure des vases ». Une partie de la lumière retourne à En Sof, mais l’autre demeure attachée aux éclats des vases brisés (les qelipoth), qui chutent dans le tehiru pour créer la matière. Or, les qelipoth, qui se nourrissent de la lumière divine ainsi emprisonnée, sont maléfiques. Dès lors, tout l’enjeu du processus rédemptif, qui est le tikkun, est de procéder à la libération de ces étincelles divines piégées dans la matière, dans le but de restaurer l’union parfaite entre Dieu et sa création. Cette tâche incombe aux hommes – et, d’abord, au premier d’entre eux, Adam, qui faillit à sa mission et qui est éjecté du jardin d’Eden. Dans sa chute, il enchaîne toutes les générations futures au monde des qelipoth ; et c’est à elles que revient la tâche de « réparer » la création, de la rédimer, notamment par le biais d’opérations théurgiques et de prières.

L’arbre kabbalistique des dix sephiroth, le Qliphot est sa contrepartie maléfique, Wikipedia commons
Intransitivité de la révolution et messianisme actif

Pour les rédacteurs de Tiqqun, le monde est d’abord un monde mauvais ; c’est le monde de « l’Empire ». Il est explicitement associé au monde des qelipoth décrit par Louria. Ce monde doit donc être rédimé, et il le sera par l’action politique. Mais comment repenser l’action révolutionnaire, alors même que le XXe siècle a vu l’échec du modèle révolutionnaire classique ? Ce modèle partait de plusieurs présupposés : qu’une avant-garde éclairée devait prendre la direction du mouvement révolutionnaire, que cette avant-garde devait s’incarner dans un parti, et qu’elle avait pour mission de s’emparer de l’appareil d’État – préalable nécessaire à la mise en œuvre d’un communisme qui pourrait, à la fin, se passer de toute structure étatique. C’est-à-dire que, dans cette conception, la révolution est un projet qui doit être mené à bien par des révolutionnaires professionnels. En traduisant ce modèle en termes religieux, nous pourrions dire, mutatis mutandis, que la rédemption se trouve entre les mains d’un Messie (le Parti), qui fera advenir le Paradis terrestre une fois que le temps sera venu (à la fin des temps).

Il en va tout autrement dans la théorie politique développée dans Tiqqun, qui promeut un modèle autonomiste tout à fait en rupture avec le modèle marxiste-léniniste classique : la prise de pouvoir n’est ici plus un enjeu de la lutte révolutionnaire ; le projet révolutionnaire ne vise plus l’appareil d’État, puisque le pouvoir ne s’y trouve plus concentré. Prenant acte des thèses foucaldiennes sur l’immanentisation du pouvoir (le pouvoir ne se trouve plus dans les institutions, mais il est disséminé dans les corps et dans les esprits, il circule dans les relations sociales, comme les étincelles divines sont disséminées dans le monde), les théories dites « de la communisation » abandonnent l’idée selon laquelle il faut imposer une nouvelle hégémonie culturelle. Dans Tiqqun, le communisme est bien plutôt une affaire de territoire : l’émancipation résulte d’une subversion des rapports sociaux à l’échelle locale, elle résulte d’une pratique de réappropriation de la vie par une réappropriation de la terre. C’est ici le modèle de la commune qui est invoqué, dont l’idéal-type est la ZAD. Ce revirement dans la conceptualisation de la révolution porte une conséquence majeure : l’émancipation nait d’une praxis révolutionnaire qui se vit au présent, de pratiques qui ne projettent pas leur finalité (l’instauration du communisme) dans un au-delà indéfini. La révolution, c’est ici et c’est maintenant. Il y a donc une immanentisation de l’émancipation et une dissémination sur le territoire des pratiques révolutionnaires : il n’y a plus d’avant-garde éclairée qui doive prendre le contrôle de « Palais d’Hiver » devenus vides, mais des groupes affinitaires qui doivent se charger, en fonction de règles qui leur sont propres, de subvertir des portions de territoire.

Il y a une intransitivité de l’émancipation. Et c’est précisément la matrice kabbalistique qui permet à Tiqqun de penser la révolution en fonction d’une temporalité qui ne repousse plus la libération dans un à-venir qui n’est jamais là. Le processus rédemptif n’y est en effet plus lié à l’action d’un Messie qui apportera le Royaume dans un futur indéterminé, mais il repose d’abord entre les mains de chacun des hommes, qui ont pour tâche – ici et maintenant – de rédimer la matière qui est maléfique (les qelipoth). Le tikkun est donc littéralement à portée de main, il s’offre dans l’imminence du présent parce qu’il dépend de l’action humaine. Le messianisme kabbalistique est par conséquent un messianisme actif ; comme le note Gershom Scholem dans Les Grands courants de la mystique juive, cité dans le premier numéro de Tiqqun : « Nous sommes [dans la conception lourianique] maîtres de notre destin et, au fond, responsable de la poursuite de l’exil », c’est-à-dire en l’occurrence de l’exil dans le monde des qelipoth, qui est selon les rédacteurs de la revue le monde de la marchandise, le monde de l’Empire. Sortir de l’exil (l’émancipation-rédemption) c’est libérer des territoires soumis au diktat de la marchandise et des rapports qu’elle impose, comme c’est, dans la conception lourianique, libérer les étincelles divines piégées dans la matière.

Gnosticisme, nihilisme, apocalypse

Mais cette conception de la révolution, qui est inspirée du messianisme actif de la kabbale lourianique, se double d’une forme de gnosticisme : le monde est mauvais, il faut le sauver, retrouver l’essence divine derrière/dans ce qui est là. Elle porte donc une perspective de dévaluation radicale du monde, qui peut mener à une forme de nihilisme. Et comme la kabbale lourianique a pu trouver l’un de ses aboutissements historiques dans des mouvements messianiques à tendance apocalyptique, le sabbataïsme et le frankisme, la théorie politique développée dans Tiqqun est également aspirée par un pôle nihiliste-apocalyptique. Ce parallèle est d’ailleurs mis en évidence par les rédacteurs de la revue eux-mêmes, qui écrivent, dans le premier numéro : « (…) des possibilités s’ouvrent que l’on avait perdues depuis les soulèvements millénaristes et les mouvements messianiques juifs du XVIIe siècle ».

Le sabbataïsme de Sabbataï Tsevi (1626-1676) et le frankisme de Jacob Frank (1726-1791) radicalisent l’idée selon laquelle la rédemption peut advenir ici et maintenant, et que c’est à l’homme lui-même de la précipiter. Nathan de Gaza, prophète attitré de Tsevi, estime que le tikkun ne peut résulter que d’une plongée dans le mal, c’est-à-dire de l’extraction des étincelles divines les plus profondément incrustées en lui : c’est la doctrine dite de la « rédemption par le péché ». Cette doctrine aboutit à l’injonction de commettre des actes transgressifs, des « actes étranges », qui vont contre les lois juives. Le successeur de Tsevi, Jacob Frank, ira encore plus loin. Il développe une éthique vitaliste de la destruction qui tend vers le nihilisme pur. Il pense que c’est de la destruction que nait la vie et, comme il l’écrit lui-même dans ses Sentences du Seigneur : « La seule raison pour laquelle je suis venu en Pologne est de balayer toutes les lois et toutes les religions, et mon désir est d’amener la vie dans le monde ».

Sabbataï Tsevi (1626-1676) et Jacob Frank (1726-1791)

La dévaluation apocalyptique du monde qui existe à l’état latent dans la kabbale lourianique, et qui est radicalisée par les messianismes juifs, est complètement assumée par Tiqqun, comme en témoignent ces citations : « [l’œil exercé devine] l’attente messianique de la catastrophe, du moment de vérité qui mettra enfin un terme à l’irréalité d’un monde de mensonges. Sur ce point comme sur bien d’autres, il n’est pas superflu d’être sabbatéen », ou encore « dans le Spectacle, le Parti Imaginaire n’apparaît pas comme le fait d’hommes, mais d’actes étranges ». Mais si dans les messianismes sus-cités la transgression et la destruction restent surtout cantonnées au monde de la loi juive, la négation radicale portée par Tiqqun vise quant à elle le monde de la marchandise, c’est-à-dire le monde entier, ou presque. Si le monde de la marchandise est mauvais, si le monde de l’Empire est bien le monde des qelipoth, et s’il fait écran aux « mondes de vérité » que sont les communes révolutionnaires, alors le tikkun, qui est ici l’émancipation politique et sociale, ne pourra être atteint qu’au terme d’un processus de destruction. La violence revêt, dans la théorie politique développée par Tiqqun, une fonction sotériologique – c’est-à-dire qu’elle est une condition de la rédemption. Tout ce qui participe au chaos est vu d’un œil favorable ; tous les actes de violence, qu’ils soient motivés, absurdes ou scandaleux, sont intégrés au processus de libération : tueries de masse, attentats politiques ou religieux, suicides, assassinats et « l’ensemble confus d’actes criminels gratuits et isolés dont les auteurs ne possèdent pas le sens. (…) Chacun de ces meurtres sans mobile ni victime désignée, chacun de ces sabotages anonymes constitue un acte de tiqqun ». C’est pourquoi les membres de Tiqqun auraient accueilli avec un enthousiasme non dissimulé la nouvelle des attentats du 11 septembre 2001. Comme le rapporte un proche de l’époque : « Le 11 septembre 2001, tous les Tiqqun étaient en Italie. Ils voient les images à la télé. Ils vont fêter ça, boire, s’amuser, etc.[7]».

Un messianisme qui est une nouvelle manière d’habiter le monde

Tout ceci étant dit, la tendance apocalyptique qui est à l’œuvre au sein de la théorie politique développée dans la revue ne se résout pas nécessairement dans une négation radicale du monde, dans un nihilisme pur et simple. La tension messianique qui travaille la matrice kabbalistique de Tiqqun, l’imminence de la rédemption qu’elle permet de concevoir, plutôt que de fonder une mécanique nihiliste de destruction-création, peut poser les bases d’une émancipation qui soit une nouvelle expérience du monde.

Dans Tiqqun, l’Empire est déterminé par un principe de désagrégation qui arrive à son terme, et dont la catastrophe, l’apocalypse, ne peut constituer que le seul horizon : « l’Empire est effectivement l’ultime arrêt de la civilisation avant son terminus, la dernière extrémité de son agonie ». Or, la perspective de l’apocalypse, de l’effondrement, plutôt que la fin des temps, peut en fait correspondre à un temps de la fin qui ouvre de nouvelles possibilités. Il ne sert plus à rien de tout détruire, puisque tout sera de toute façon détruit. Il faut alors prendre acte de la catastrophe annoncée et mettre en place, sans plus attendre, le mode de vie révolutionnaire. C’est justement parce que le monde tel que nous le connaissons est voué à disparaître qu’il faut faire « comme si » il n’était déjà plus là, qu’il faut vivre l’émancipation ici et maintenant. La proximité de l’événement apocalyptique encourage à l’habiter différemment. L’Empire est toujours là, mais il est rendu caduc par le fait que le monde n’en finit pas de finir. Rédimer le monde, c’est alors y vivre comme s’il n’existait déjà plus, sans chercher à l’anéantir. Il n’y a pas d’au-delà post-apocalyptique de l’Empire qui s’incarnerait dans une nouvelle hégémonie culturelle. En somme : il n’y a pas d’utopie, pas de transcendance, mais seulement une transformation du monde dans le temps présent.

Cette idée rappelle une description hassidique du « monde à venir », présentée par Giorgio Agamben dans La Communauté qui vient : « Là-bas tout sera précisément comme ici. Notre chambre demeurera dans le monde à venir telle qu’elle est à présent ; là où maintenant dort notre enfant, c’est là qu’il dormira également dans l’autre monde. Et les habits que nous endossons en ce monde-ci, nous les porterons également là-bas. Tout demeurera comme à présent, à peine modifié ». Mais la notion de monde à venir n’a, dans la conception de l’émancipation portée par Tiqqun, plus aucun sens : le monde à venir, c’est le monde tel qu’il est, mais dont le sens a été déplacé. La commune révolutionnaire ne détruit pas le monde de la marchandise, il le destitue de l’intérieur en instaurant un nouveau rapport aux autres et un nouveau rapport aux choses. Comme l’indique une parabole kabbalistique :

« Afin d’instaurer le règne de la paix, il n’est nullement besoin de tout détruire et de donner naissance à un monde totalement nouveau ; il suffit de déplacer à peine cette tasse ou cet arbrisseau ou cette pierre, en faisant de même pour toute chose ».

Retour à la terre

Si un troisième numéro de Tiqqun était initialement prévu, les dissensions internes du groupe, qui se sont cristallisées le soir du 11 septembre 2001 dans la demeure vénitienne de Giorgio Agamben, ont eu raison de ce projet[8]. Cependant puisque « Tiqqun (…) n’est pas un auteur, ni singulier ni collectif », mais qu’il est bien plutôt « un moyen, un moyen dans la constitution en force d’une position » et que « la mention Tiqqun sur les couvertures ne fait qu’indiquer, entre mille autres possibles, la localisation d’un point de l’esprit d’où ces écrits émanent », alors il n’est pas étonnant de le voir ressurgir, sous d’autres formes, après cette dissolution (dans un court métrage publié sur internet en 2001 ; dans un texte intitulé L’Appel ; dans les publications ultérieures du Comité Invisible et dans d’autres textes relatifs au mouvement des Gilets jaunes ou à la crise sanitaire liée à la pandémie de la COVID-19).

Dans toutes ces publications post-Tiqqun, les mentions directes à l’élément religieux ont presque totalement disparu. Celui-ci a été absorbé comme le buvard absorbe l’encre, il est rentré dans sa cachette, comme le nain dans la machinerie de l’automate-joueur d’échecs, pour reprendre l’analogie utilisée par Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire. Mais la matrice kabbalistique utilisée par Tiqqun continue à infuser dans ces textes, qui ont marqué toute une génération de militants et qui continuent à produire des effets dans la pratique : la forme-ZAD, le modèle de la commune tant célébré dans les deux numéros de la revue Tiqqun et dans les publications qui ont suivi, a gagné du terrain sur la vieille stratégie marxiste-léniniste. La lutte s’est effectivement déplacée au sein des territoires, et elle a pour enjeu la révolution des rapports sociaux. Son objectif est de construire le communisme dans la pratique, de le faire advenir sans attendre, à l’échelle locale – son objectif est de réparer le monde en subvertissant, progressivement, toujours plus de portions de l’Empire.


Hugo Latzer

Hugo Latzer est professeur de philosophie et chercheur indépendant. Il s’intéresse notamment aux figures du théologico-politique et à la charge critique du messianisme.

Notes

1 La Shevirat Ha-Kelim st un concept de la Kabbale lourianique qui désigne « la catastrophe de la brisure des vases »
2 Žižek, Slavoj, La Marionnette et le nain : le Christianisme entre perversion et subversion, Paris, Editions du Seuil, 2006.
3 Badiou, Alain, Saint Paul : la fondation de l’universalisme, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
4 Klock, Marie, « Génération Ouin-Ouin : ces pleurnichards qui veulent changer le monde ». Interview de Francesco Masci, Vice, 2016.
5 « Nos Sages ont enseigné : 4 hommes sont entrés au Pardès : Ben Azaï, Ben Zoma, A’her et Rabbi Akiva. Rabbi Akiva leur dit : “Lorsque vous arriverez devant des pierres de marbre pur, ne dites pas : ‘De l’eau, de l’eau’, car il est dit : ‘Celui qui débite des mensonges ne subsistera pas devant Mes yeux’ (Psaumes 101:7). Ben Azaï contempla (la gloire divine) et mourut. À son propos, il est écrit : ‘Une chose précieuse aux regards de l’Éternel, c’est la mort de ses pieux serviteurs’ (Psaumes 116:15). Ben Zoma contempla et perdit ses esprits. À son propos, il est écrit : ‘As-tu trouvé du miel, manges-en à ta suffisance, mais évite de t’en goinfrer, tu le rejetterais’ (Proverbes 25:16). À’her coupa les racines (renia sa foi). Rabbi Akiva entra en paix et sortit en paix. » (Haguiga 14b)
6 Le Bailly, David, « Tarnac, la colère des familles », Paris Match, 2009. Informations rapportées par le père de Julien Coupat.
7 Ironie, « Entretien Ironie/Mehdi Belhaj Kacem », 2002.
8 « Ils voient les images à la télé. Ils vont fêter ça, boire, s’amuser, etc. Et d’un seul coup, ça dégénère complètement. (…) Ils se sont “entretués”. Ils se sont physiquement foutus sur la gueule », cf. Ironie, « Entretien Ironie/Mehdi Belhaj Kacem », 2002.

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