#50 / Edito

 

Initier une guerre sur le continent européen de l’après-guerre mondiale suppose de solides justifications. La Russie de Poutine en distille plusieurs, tour à tour ou simultanément. Parmi celles-ci on entend que l’intervention militaire cible un régime ukrainien ultranationaliste, que l’armée russe vise à extirper le « nazisme » d’Ukraine. Il est notable que cette rhétorique stalinienne usée soit à double entrée : tandis que pour une oreille russe, elle éveille le souvenir de la victoire contre les nazis autour de laquelle le nationalisme soviétique et postsoviétique n’a cessé de faire fond, pour une oreille occidentale, elle monte une pièce où les Juifs figurent, peu ou prou, comme un acteur autour duquel se noue l’action. Quant à la communauté juive restante d’Ukraine, elle affirme qu’elle se sent plutôt protégée depuis la naissance de la République indépendante d’Ukraine issue de l’effondrement de l’URSS. Mais on voit aussi immédiatement le piège que le pouvoir russe essaie de tendre, dès lors qu’on doit envisager la possibilité qu’il tente de susciter en Ukraine des incidents antisémites afin de corroborer un danger monté de toutes pièces, mais sur un terreau qui est de fait extrêmement fragile.

La fragilité de ce terreau tient à ce que le nationalisme ukrainien sécréta effectivement, depuis la fin du XIXe siècle, l’antisémitisme le plus meurtrier d’Europe avant l’avènement du nazisme. Terre des pogroms dès sa naissance comme État indépendant en 1918 (100.000 juifs furent assassinés entre 1918 et 1921), terre de la Shoah par balle à laquelle les supplétifs ukrainiens prirent une part active, l’Ukraine s’est donné en 2019 un président juif qui désormais porte leur résistance face à l’agression russe. Le cas n’est pas isolé : Egils Levitz, fils de dissidents de l’Union soviétique ayant grandi en Allemagne, juif lui aussi, a été élu président de la Lettonie en 2019, cette république balte qui a récemment voté une loi de restitution des biens d’une communauté juive spoliée par les Soviétiques avant d’être presque entièrement éradiquée par les Allemands et leurs auxiliaires lettons. Levitz aussi, inquiet de l’impérialisme russe, est le commandant de l’armée.

Qu’à l’Est de l’Europe il y ait quelques juifs qui puissent incarner l’esprit européen alors qu’en France le candidat juif à l’élection présidentielle porte le drapeau d’un nationalisme intégral admiratif de la politique impériale russe donne le tournis. Alors que les « vielles patries » de l’émancipation des juifs à l’Ouest font face, impuissantes, à la montée de l’antisémitisme, il semble que certaines des anciennes républiques soviétiques d’Europe dégagent une voie nouvelle. La rhétorique à la fois antinazie et antiraciste des Russes d’aujourd’hui vise à amalgamer aspiration à la démocratie et nationalisme réactionnaire, mais elle n’est ici rien d’autre que le camouflage de leurs propres turpitudes, si l’on songe au fait que si 80 % des Juifs d’Ukraine ont fui le pays après la chute du communisme, la même chose est vraie pour les Juifs de Russie. Que des juifs assumés prennent la tête de la résistance démocratique dans ces contrées qui recouvrent depuis peu leur indépendance atteste peut-être qu’à l’Est quelque chose de nouveau est en train d’éclore.

Quoique… L’Est est large et son territoire est mouvant. Que l’on songe à ce qui se passe dans la Pologne du PiS et dans la Hongrie d’Orbán, ou tout simplement dans chaque pays de cette région de l’Europe où des tendances ambiguës et contradictoires s’accusent. On peine à en faire un portrait univoque. K. a mené quelques enquêtes à l’est, dont une sur la longue histoire des monuments et mémoriaux sur le site de Babi Yar, où 34.000 Juifs ont été assassinés les 29 et 30 septembre 1941, alors que Kiev était sous occupation nazie. Le terrain du mémorial a été atteint hier – mardi 1er mars – par des frappes russes qui visaient et ont détruit la tour de la télévision de la capitale ukrainienne. Dans un tweet habile qui s’adresse au « devoir de mémoire » de la mauvaise conscience occidentale, Volodymyr Zelensky s’en est ému dans ces termes : « Quel est l’intérêt de dire ‘Plus jamais ça’ pendant 80 ans, si le monde reste silencieux lorsqu’une bombe tombe sur le même site de Babi Yar ? ».

Nous republions donc cette semaine l’article de Lisa Vapné sur la politique de la mémoire qui entoure Babi Yar, à côté d’un article paru il y a quelques jours dans JTA (Jewish Telegraphic Agency), qui donne un aperçu précis de la situation des juifs en Ukraine. Enfin, dans ce numéro entièrement consacré à l’est de l’Europe, nous publions un texte de Jakub Nowakowski, le directeur du Musée juif de Galicie à Cracovie. Il y témoigne, certes, d’une certaine renaissance de la vie juive en Pologne, mais insiste surtout sur les tentatives de réécriture de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale par le parti conservateur ainsi que sur le processus d’appropriation de la mémoire juive et de ce qu’il désigne comme l’espace post-juif dans la Pologne d’après-guerre.

La date de publication de cet article marque le quatre-vingtième anniversaire du massacre de Babi Yar commis les 29 et 30 septembre 1941 par les nazis. Près de 34 000 Juifs de Kiev ont été exécutés dans un ravin situé à l’ouest de la capitale ukrainienne. La question de la mémorialisation du lieu, posée dès la fin de la guerre, n’a toujours pas trouvé à ce jour de réponse claire. Lisa Vapné nous donne un aperçu de la longue histoire conflictuelle, foisonnante de péripéties, d’une mémoire qu’il reste encore à édifier sur le lieu même du crime.

Alors que l’Ukraine est légitimement au centre de l’attention du monde entier, K. traduit ce court article publié il y a bientôt une semaine, le jeudi 24 février dernier, par Gabe Friedman dans le Jewish Telegraphic Agency. Sous la forme de réponses à quelques questions simples, le  journaliste américain dresse un portrait succinct de la population juive ukrainienne : sa démographie, sa répartition et ses premières réactions à l’invasion.

Jakub Nowakowski, historien et directeur du musée juif de Galicie, dresse un large tableau du rapport de la Pologne aux Juifs depuis la Shoah. Après une longue période d’appropriation de l’espace mais aussi de l’histoire et de la mémoire juive polonaise sur laquelle il revient en détail, il note un intérêt nouveau depuis les années 80. Pour autant, un nouvel enjeu se fait jour à travers les tentatives actuelles d’instrumentalisation de cette histoire au profit d’un récit glorificateur porté par le nationalisme polonais et relayé jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.