#49 / Edito

 

Les trois textes qui paraissent dans K. cette semaine convergent tous vers l’Allemagne, le poids de son passé nazi, l’ambivalence fondamentale que celui-ci suscite. Y alternent les mouvements d’un rejet persistant et le fantasme d’un pays qui, parce qu’il est celui des anciens bourreaux, transigerait le moins avec les impératifs du « devoir de mémoire » au cœur de l’idéologie européenne d’après-guerre. « Il existe une histoire d’amour entre Israël et l’Allemagne et entre les Israéliens et les Allemands » affirme Yishaï Sarid, dans un entretien dans lequel il revient sur son livre Le Monstre de la Mémoire. Et le romancier d’ajouter aussitôt : « Moi, je me promène à Berlin et j’ai la nausée. 99% des Israéliens vont sans problème à Berlin pour faire du shopping, aller dans les bars et boîtes de nuit. C’est moi qui suis de travers, c’est moi le problématique. Pour moi, la plaie en Europe reste ouverte. » Le Monstre de la Mémoire, qui raconte l’histoire d’un historien de la Shoah envoyé par Yad Vashem en Pologne pour accompagner les lycéens israéliens sur les sites de l’extermination des Juifs européens donne une forme au récit, provocateur et d’une violence sourde, de cette plaie restée ouverte.

S’il existe une histoire d’amour entre Israël et l’Allemagne — une partie de la jeunesse israélienne en tout cas en témoigne en s’y installant — il existe aussi une histoire de désamour entre certains Allemands et l’Allemagne post-nazie dans laquelle ils sont nés. Allemagne post-nazie où les traces du nazisme, notamment dans la pierre de ses paysages urbains, continuent de tapisser l’horizon du pays. « Si vous ouvrez les yeux en vous promenant en Allemagne, voici ce que vous verrez : à tous les coins de rue, le sourire sardonique du nazisme. Le nazisme protégé comme un monument classé, comme quelque chose que nous devons préserver. » écrit la jeune romancière Katharina Volckmer. À l’occasion du débat autour de l’installation provisoire de l’opéra de Nuremberg dans la salle des congrès nazie de la ville, réaménagée pour l’occasion, elle nous envoie une chronique. Katharina Volckmer y constate à son tour une ambivalence allemande, insupportable pour elle et peut-être pour quelques autres qui, comme elle, ont quitté le pays : les crimes sont certes regrettables, mais ce qui fait le plus de mal à l’âme allemande c’est l’absence de grandeur du nazisme ; idée de grandeur nazie fantasmée hier, mais préservée par les Allemands d’aujourd’hui à travers le soin qu’ils apportent au maintien des bâtiments de l’époque.

Enfin, nous republions le texte et les photographies de Frédéric Brenner, exposées au musée juif de Berlin jusqu’au 24 avril 2022, qui témoignent d’un renouveau de la présence juive dans la grande ville allemande. L’artiste est à la fois impressionné par ce phénomène berlinois, sans en être dupe. Ce renouveau, dont ses images fascinantes donnent un reflet, est peut-être « moins un acte de guérison qu’une nouvelle forme de défiguration » et les Juifs qui en sont les artisans peut-être moins des Juifs allemands que des Juifs pour Allemands. Ambivalence, encore.

Paru il y a un an, Le Monstre de la mémoire (Actes Sud) est le quatrième livre de Yishaï Sarid, après deux romans policier et un roman d’anticipation dystopique. Dans ce dernier, Le troisième temple, il imaginait Tel-Aviv et Haïfa détruites, le projet de reconstruction du temple de Jérusalem et Israël devenir un royaume théocratique. Le Monstre de la mémoire est un récit tout aussi provocateur et dérangeant qui questionne la relation des Israéliens à la mémoire de la Shoah et à l’Europe.

Soupçonnant les Allemands de tenir aux monuments du nazisme parce qu’en eux se reflète une promesse de grandiose qui inconsciemment sert de consolation aux bourreaux, Katharina Volckmer, jeune auteure allemande vivant à Londres, rappelle que le nazisme était de part en part abject. Qu’aucun monument issu des fantasmes malsains d’Hitler ne devrait être maintenu ; que personne n’en a besoin pour se souvenir des crimes allemands. Ils ne servent qu’à rendre la vie en Allemagne irrespirable pour celles et ceux qui y entraperçoivent leur véritable utilité : permettre aux Allemands de se dire que, quand même, « cela avait de gueule ».

Frédéric Brenner, après plus de quarante ans de reportages sur la vie juive dans le monde a passé les trois dernières années à explorer Berlin, scène d’un judaïsme européen paradoxal et fascinant où se mêlent des Allemands convertis aux Israéliens en rupture de ban avec le sionisme, la récente immigration des juifs russes avec les rares juifs allemands revenus après-guerre dans le pays où fut décidé leur extermination.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.