Les trois textes qui paraissent dans K. cette semaine convergent tous vers l’Allemagne, le poids de son passé nazi, l’ambivalence fondamentale que celui-ci suscite. Y alternent les mouvements d’un rejet persistant et le fantasme d’un pays qui, parce qu’il est celui des anciens bourreaux, transigerait le moins avec les impératifs du « devoir de mémoire » au cœur de l’idéologie européenne d’après-guerre. « Il existe une histoire d’amour entre Israël et l’Allemagne et entre les Israéliens et les Allemands » affirme Yishaï Sarid, dans un entretien dans lequel il revient sur son livre Le Monstre de la Mémoire. Et le romancier d’ajouter aussitôt : « Moi, je me promène à Berlin et j’ai la nausée. 99% des Israéliens vont sans problème à Berlin pour faire du shopping, aller dans les bars et boîtes de nuit. C’est moi qui suis de travers, c’est moi le problématique. Pour moi, la plaie en Europe reste ouverte. » Le Monstre de la Mémoire, qui raconte l’histoire d’un historien de la Shoah envoyé par Yad Vashem en Pologne pour accompagner les lycéens israéliens sur les sites de l’extermination des Juifs européens donne une forme au récit, provocateur et d’une violence sourde, de cette plaie restée ouverte.
S’il existe une histoire d’amour entre Israël et l’Allemagne — une partie de la jeunesse israélienne en tout cas en témoigne en s’y installant — il existe aussi une histoire de désamour entre certains Allemands et l’Allemagne post-nazie dans laquelle ils sont nés. Allemagne post-nazie où les traces du nazisme, notamment dans la pierre de ses paysages urbains, continuent de tapisser l’horizon du pays. « Si vous ouvrez les yeux en vous promenant en Allemagne, voici ce que vous verrez : à tous les coins de rue, le sourire sardonique du nazisme. Le nazisme protégé comme un monument classé, comme quelque chose que nous devons préserver. » écrit la jeune romancière Katharina Volckmer. À l’occasion du débat autour de l’installation provisoire de l’opéra de Nuremberg dans la salle des congrès nazie de la ville, réaménagée pour l’occasion, elle nous envoie une chronique. Katharina Volckmer y constate à son tour une ambivalence allemande, insupportable pour elle et peut-être pour quelques autres qui, comme elle, ont quitté le pays : les crimes sont certes regrettables, mais ce qui fait le plus de mal à l’âme allemande c’est l’absence de grandeur du nazisme ; idée de grandeur nazie fantasmée hier, mais préservée par les Allemands d’aujourd’hui à travers le soin qu’ils apportent au maintien des bâtiments de l’époque.
Enfin, nous republions le texte et les photographies de Frédéric Brenner, exposées au musée juif de Berlin jusqu’au 24 avril 2022, qui témoignent d’un renouveau de la présence juive dans la grande ville allemande. L’artiste est à la fois impressionné par ce phénomène berlinois, sans en être dupe. Ce renouveau, dont ses images fascinantes donnent un reflet, est peut-être « moins un acte de guérison qu’une nouvelle forme de défiguration » et les Juifs qui en sont les artisans peut-être moins des Juifs allemands que des Juifs pour Allemands. Ambivalence, encore.