Pessimiste ? Optimiste ? Une fois notre premier numéro mis en ligne, la question nous a été sans cesse posée la semaine dernière. Par les journalistes qui nous interrogeaient sur la revue, par certains des lecteurs qui nous ont écrit. Les chiffres présentés la semaine dernière par Sergio Della Pergola provoquent évidemment un effet de sidération en même temps qu’ils expliquent sur la base de données tangibles un sentiment diffus et partagé par la plupart des Juifs européens. Il faut néanmoins nuancer : ce sentiment est plus ou moins diffus et plus ou moins partagé, selon le pays et la ville où l’on vit. Le sentiment de solitude, de disjonction ou de débranchement, ainsi que les pensées anxieuses qui interrogent l’avenir sont coordonnées à leur environnement natif. Il y a moins de Juifs dans toute l’Italie que dans le 17e arrondissement de Paris ; et tous les Juifs de Bulgarie pourraient être logés dans dix immeubles de ce même quartier…
La France, avec la troisième communauté juive au monde, est peut-être la plus clivée. « C’est fini », « L’affaire est pliée » : combien de fois avons-nous entendu des phrases de ce type ; mais autant que d’autres : « Il faut consolider le judaïsme français », « Il ne peut pas ne plus y avoir de judaïsme européen », « Il est inconcevable de céder, de partir ». Parfois, il était évident que le clivage traversait un même individu, comme une oscillation hésitante qui l’inquiète, le perturbe, mais l’anime et le fait penser.
Pessimiste ? Optimiste ? Il n’est pas certain que ce soit la bonne question. Ni la plus utile ou la plus productive. À l’opposition entre le ressassement mélancolique et l’insouciance pétrie de déni, on préféra celle entre la lucidité d’une part et la combativité volontariste de l’autre. On ne se veut ni pessimiste ni optimiste, juste réaliste, et la réalité du judaïsme européen est complexe. Les trois textes de notre #2 en témoignent chacun à sa manière. Emmy et Phebia Barouh nous ramènent les mots et les images de « la Marche de Lukov » qui s’est tenue en février dernier à Sofia – parce qu’il faut voir la tentation néo-nazie à l’est de l’Europe droit dans ses yeux. Rudy Reichstadt, dont la combativité anti-complotiste nous aide à mieux percevoir certaines des pathologies de la conscience politique contemporaine, nous donne sa première chronique régulière sur les adaptations et métamorphoses du conspirationnisme antisémite en Europe aujourd’hui. Bruno Karsenti revient sur l’histoire complexe des Lumières européennes en évoquant leur contributeur juif majeur, Moses Mendelssohn, et analyse ce qu’il a signifié un temps pour toute l’Europe – et ce qu’il pourrait signifier pour nous aujourd’hui. Moses Mendelssohn, qui n’était pas du genre à céder devant les exigences de la pensée et pour qui « l’affaire » loin d’être « pliée » était la tâche du jour…