La portée politique de l’œuvre de Primo Levi ; l’action culturelle de Shulim Vogelmann à la tête de la maison d’édition Giuntina ; l’engagement politique – à Rome et ailleurs – de Tobia Zevi. Il s’agit là de trois éclairages sur le monde juif Italien que la revue K. a proposés au cours des premiers mois de son existence. Rien de plus qu’un début, bien sûr : une invitation à d’autres lectures, à d’autres recherches et à d’autres voyages. Mais il convient déjà de se demander s’il n’y a pas un trait caractéristique qui se dégage de cet ensemble, car le thème sous-jacent reste le même : la relation entre l’identité de la minorité juive et la société d’accueil.
Quelque chose de très spécifique à l’Italie en constitue en effet l’arrière-plan : le désir d’hommes qui – comme Primo Levi, Tobia Zevi ou Shulim Vogelmann – entendent engager un dialogue constant avec la société italienne dans son ensemble à partir d’une vision, certes laïque, mais solidement imprégnée de l’héritage juif. Leurs parcours respectifs dessinent trois paraboles, évidemment tout à fait différentes, mais qui s’inscrivent dans cette solide tradition de Juifs italiens qui, fièrement bien que de manière souvent tourmentée, partent en quête de leur place au sein de l’espace social, politique ou culturel. À chaque fois, se manifeste l’ambition de structurer une vision qui incorpore les valeurs d’une expérience millénaire afin d’influencer la société italienne, et pourquoi pas la faire grandir.
C’est ce que Diana Pinto – dans une autre longue interview publiée par K ces dernières semaines – a défini comme l’identité positive des Juifs italiens, engagés non seulement dans la préservation de la mémoire du passé mais aussi dans une série de questions d’intérêt public. L’intuition est splendide, qui renvoie à ce long chemin d’inclusion et de revendication d’un rôle à tenir au cœur de la vie nationale. Un chemin commencé avec l’émancipation des ghettos en 1848, qui s’est poursuivi avec le Risorgimento[1]et la consolidation des fondements de la société et de l’économie d’une Italie unie, puis coupé brusquement par les lois raciales et la déportation, pour reprendre graduellement dans l’après-guerre et jusqu’à nos jours, en dépit de la blessure jamais cicatrisée de la « trahison » de 1938-45.
Il faut toutefois se demander dans quelle mesure le tableau ainsi dépeint décrit la réalité contemporaine du judaïsme italien dans sa totalité. Reflète-t-il son âme ? À y regarder de plus près, ce tableau est sans aucun doute fidèle, mais il concerne seulement une partie des Juifs italiens : ceux qui sont bien intégrés (certains, d’un point de vue orthodoxe, diraient qu’ils le sont trop…) et s’impliquent passionnément dans la réalité concrète de leur ville et de leur pays, désireux d’y apporter leur contribution en puisant dans l’héritage des valeurs et de la culture que la tradition juive leur a légué – et cela le plus souvent dans une perspective séculière.
Mais ce n’est qu’un des judaïsmes italiens. Il en existe au moins un autre, important sur le plan numérique et culturel, qu’il serait imprudent de négliger. Celui-ci est beaucoup plus focalisé et actif sur les questions qui le concernent directement, ou qui sont présumées l’être, que sur les questions plus larges qui concernent la nation : en premier lieu, la défense sans compromis d’Israël, et plus généralement d’une certaine « fierté identitaire » juive. Cette approche est surtout puissamment représentée dans les deux fiefs que sont Rome et Milan, ce judaïsme tend à être plus pratiquant et comprend une bonne partie des communautés, dynamiques et soudées, qui sont arrivées en Italie il y a un demi-siècle ou moins après avoir été contraintes de quitter leurs pays d’origine : la Libye, l’Iran et le Liban en particulier.
Bien sûr, il y a des croisements, des dialogues, des amitiés, voire des alliances dans certaines batailles majeures. Mais cela ne servirait à rien de nier que ces deux âmes dominantes du judaïsme italien se regardent, aujourd’hui, la plupart du temps avec mépris. Elles se méfient instinctivement l’une de l’autre : une partie est accusée d’être trop ouverte et prête à faire des compromis ; tandis que l’on reproche à l’autre de trop se replier sur elle-même. Il ne me semble pas exagéré de dire que la prospérité future du judaïsme italien dépendra en grande partie de la capacité de ces deux mondes à surmonter leur méfiance mutuelle et à tenter de s’influencer l’un l’autre en jouant chacun les meilleurs atouts qu’ils ont en main. Peut-être, faudrait-il commencer à se comprendre à partir de la (re)découverte de cette bibliothèque juive commune dont parle encore Diana Pinto ?
Bonne lecture !
Simone Disegni
Traduit de l’italien par Talia Hausmann
Notes
1 | Note du traducteur : le Risorgimento désigne la période, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, où l’Italie conquiert son unité nationale |