‘’Les Juifs sont devenus en Italie une minorité parmi les minorités et doivent à ce titre mieux penser la question de l’immigration et de l’intégration’’

Cent ans après la mort d’Ernesto Nathan, maire historique de Rome entre 1907 et 1913, un autre politicien juif s’était lancé au début de l’année dans la bataille pour prendre la tête de la capitale italienne : Tobia Zevi, témoignait alors pour K. du défi politique qu’il s’était fixé et se livrait sur le sens d’un engagement juif dans la vie publique, en Italie comme en Europe. Tobia Zevi n’a pas été élu, mais le 3 novembre dernier, il a été nommé par le nouveau Maire de Rome Roberto Gualtieri (PD) Assesseur au Patrimoine et aux Politiques de l’habitation. Une occasion pour relire son entretien avec Simone Disegni.

 

 

Des services publics pour les transports locaux ; l’éclairage et la gestion de l’eau ; la mise en place d’un plan réglementaire pour régir l’expansion des bâtiments ; la création d’un vaste réseau d’écoles basé sur des principes d’éducation strictement laïque – au grand désarroi du Vatican – ; l’inauguration de bâtiments symboliques comme l’Altare della Patria (L’Autel de la patrie) ou le Palazzaccio (aujourd’hui siège du Palais de justice)… Une partie non négligeable des transformations urbaines qui ont façonné la Rome d’aujourd’hui a été mise en place sous la direction d’un maire dont la figure est restée bien ancrée dans la mémoire de la ville. Son nom : Ernesto Nathan, qui a dirigé la capitale italienne de 1907 à 1913. Caractéristiques : né à Londres, laïc, républicain. Et juif. Exactement cent ans après sa mort, en avril 1921, Rome pourrait bientôt avoir un nouveau maire qui, lui aussi, a grandi dans la tradition juive – laquelle noue une relation de deux mille ans avec la ville. C’est du moins l’espoir de Tobia Zevi, 37 ans, chercheur, militant politique de longue date dans les rangs du centre-gauche italien et candidat.

Timbre à l’effigie d’Ernesto Nathan, maire de Rome entre 1907 et 1913[1].

Depuis l’hiver dernier, sur des centaines d’affiches électorales, son visage souriant regarde les piétons et les automobilistes. « Ne changez pas de ville. Changeons Rome » scande le slogan de sa campagne électorale. Tobia Zevi le martèle pour montrer combien il a conscience du risque que court la capitale italienne aujourd’hui : la méfiance chronique des citoyens envers l’administration publique n’a d’égal que l’enchevêtrement des problèmes inextricables auxquels elle doit faire face. Parmi ceux-ci, on compte : un système de transport public peu fiable, des défaillances récurrentes dans la collecte et l’élimination des ordures, des rues dont il faut reconstruire la chaussée, un tissu socio-économique qui, pénalisé par la fuite de nombreuses entreprises, frôle maintenant l’implosion avec l’effondrement des flux touristiques…

En attendant un rendez-vous électoral dont personne ne semble pouvoir prévoir l’issue – la troisième vague de la pandémie a poussé le gouvernement à reporter le vote à l’automne et le nouveau secrétaire du Parti démocrate, Enrico Letta, a confirmé que le candidat du centre-gauche sera choisi à travers des primaires -, Zevi témoigne pour K. du défi qu’il s’est fixé de conquérir Rome. Il se livre surtout sur le sens d’un engagement juif dans la vie publique, en Italie comme en Europe.

Avant de se lancer sur la scène politique locale et nationale (jusqu’à devenir conseiller du Premier ministre Paolo Gentiloni en 2017-18), Zevi s’est fait les dents dans la vie militante des organisations juives : à la tête de l’Ugei (l’Union des jeunes juifs d’Italie), de l’association culturelle Hans Jonas, et en siégeant au conseil d’administration de la Communauté juive de Rome. Son engagement, à la frontière de deux mondes, est en quelque sorte inscrit dans ses gènes : sa grand-mère Tullia, journaliste mariée au grand historien de l’architecture Bruno Zevi, fut la première femme leader du judaïsme italien. A la tête de l’Union des Communautés (UCEI), ce fut elle, en 1987, qui a signé l’accord garantissant les droits fondamentaux aux Juifs italiens et organise leurs relations avec l’État. Pour son petit-fils Tobia, c’est précisément en réglant la question de l’intégration des minorités que réside la seule chance pour l’Europe de panser ses plaies comme de se relancer à l’échelle mondiale.

 

Tullia Zevi et Bettino Craxi signent l’accord des communautés juives avec l’État italien en 1987.

 

Simone Disegni : Depuis l’été dernier, vous avez décidé de vous lancer dans une course pour le poste que beaucoup qualifient comme le plus difficile d’Italie. Le défi : gouverner une métropole « extra-large » (1 287 km2), qui souffre d’une dégradation des services publics (transports, déchets, routes), si bien que la frustration populaire a dévoré l’un après l’autre, élections après élections, les trois derniers maires de Rome, pourtant tous issus d’un parti politique différent. Alors, qu’est-ce qui vous conduit à briguer ce poste à hauts risques ?

Tobia Zevi : La réponse n’est pas unique. Elle se divise en quatre parties.  La première – on la dirait personnelle, psychanalytique même –, c’est que cela représente le rêve de ma vie. J’ai toujours, d’une manière ou d’une autre, chéri le désir de devenir maire de ma ville, et je suis donc ravi aujourd’hui de relever ce défi.

La deuxième est politique et, si vous voulez, culturelle : aujourd’hui, les villes jouent un rôle de plus en plus central, d’un point de vue politique, économique et social ; avant tout en gérant et, d’une certaine manière, en intervenant au cœur des conflits qui surgissent dans la société. Les villes sont le terrain d’essai, la tranchée la plus essentielle de ces combats. Cela vaut pour l’économie, l’environnement, les inégalités, l’innovation… C’est pourquoi, je pense qu’être maire d’une grande ville est certainement une chose compliquée, mais représente aussi le défi le plus important que peut vouloir relever un homme politique aujourd’hui. Et à la différence d’autres activités politiques, elle offre la récompense unique de pouvoir éprouver le travail que vous menez, d’en mesurer directement la qualité.

Troisièmement, c’est un lieu commun de dire que Rome est ingouvernable. Il existe une abondante littérature sur ses défauts, dont certains sont profondément ancrés. James Joyce disait avec ironie que les Romains gagnaient leur vie en montrant aux touristes leur grand-mère morte à l’intérieur de leur maison ; un illustre Premier ministre du début du XXe siècle, Francesco Saverio Nitti, se plaignait que Rome était la seule ville de la Méditerranée sans quartier européen. Je m’oppose cependant à l’idée qu’elle est ingouvernable. Il y a quinze ans – et non pas cinq cents ans ! –, Rome était considérée comme l’une des capitales les plus intéressantes du monde, une des plus innovantes et des plus stimulantes sur le plan culturel. C’était un lieu qui fonctionnait, au-delà des éléments universels évidents qui font son attractivité, une ville où l’on produisait beaucoup de culture, de richesse, d’innovation ; donc les gens venaient à Rome, les jeunes s’y installaient, les étrangers aussi. Si cela a été possible il y a quinze ans, c’est également possible aujourd’hui. Mais pour cela nous avons besoin d’idées claires et d’une administration publique qui fonctionne.

Et c’est pourquoi, c’est ma quatrième raison, je n’ai pas « attendu ». Si j’ai sauté dans la mêlée sans demander la permission à personne, c’est précisément parce que si nous voulons reconstruire cette ville, nous devons faire un travail très profond, sérieux, fatigant et difficile. Nous avons besoin de beaucoup de temps, d’une équipe nombreuse et de visions claires. Ce travail devrait être fait par les partis, par les classes dirigeantes, avec une méthodologie typique de la bonne politique, c’est-à-dire : impliquer les gens, raisonner, étudier, écrire, discuter, publier des livres, rencontrer les quartiers et les différentes couches et catégories de la population. Cela demande un grand effort : or aujourd’hui, on peut dire que les partis, les classes dirigeantes, ne font pas cet effort. Ils continuent à ignorer les problèmes et leur urgence alors qu’elle est criante pour les citoyens de Rome. Il est évident que lorsque les bus ne roulent pas ou même brûlent, que les ordures sont dans les rues, et que l’administration publique ne fonctionne pas, tout devient une lutte – mais c’est aussi une lutte qui concerne tous les autres Italiens, car quoi qu’on pense communément en Italie, il n’y a aujourd’hui aucun pays du monde développé qui croît aux dépens de sa capitale. C’est pourquoi je pense qu’il n’y a plus de temps à perdre et que, comme personne d’autre ne fait ce travail, je me suis lancé dans la course. Et je dois dire que les réactions que j’ai reçu jusqu’à présent sont très positives.

SD : Politiquement, vous avez grandi dans la « pépinière » du centre-gauche italien, mais aussi dans celle des institutions juives, à partir de la présidence de l’UGEI (l’Union des jeunes juifs d’Italie) de 2005 à 2007. Dans quelle mesure et de quelle manière ce terrain de formation vous a-t-il été utile ? Considérez-vous qu’il y a un lien entre vos racines juives et votre engagement politique ?

TZ : Ce que j’ai appris au sein de l’UGEI a été décisif. Je me souviens qu’au cours du premier Congrès de ma présidence, le grand rabbin de Rome, Riccardo Di Segni, est venu nous rendre visite et nous a dit que, d’expérience, ceux qui avaient eu un rôle dans les organisations de jeunesse juives avaient toujours atteint des objectifs importants dans la vie. Je pense que c’est tout à fait exact : étant de petites organisations, les organisations de jeunesse juives permettent en fait d’être polyvalents, de s’essayer à de nombreux domaines, et ces qualités servent abondamment en politique. D’autre part, le monde juif est, malheureusement, très querelleur dans ses institutions, et constitue donc un terrain de jeu : je me suis souvent senti aguerri et bien entraîné grâce aux combats que j’ai eus à mener au sein de l’UGEI et, plus tard, au sein du Conseil de la communauté juive de Rome. Les débats dans ces institutions étaient plus animés et plus virulents que ceux auxquels j’ai affaire aujourd’hui…

Quant à mon origine juive, je pense que c’est un élément très important dans mon engagement public : je dirais que cela réside dans l’attention que le judaïsme réserve – à tous les niveaux, du plus profond au plus superficiel – à la valeur de la parole. Le judaïsme donne une grande leçon d’interprétation et de valorisation pour tout ce qui est dit. Le mot, le verbe, sont même, en quelque sorte, une matière sacrée, alors qu’en politique – et surtout à notre époque, dominée par les médias sociaux – ils ont très souvent tendance à perdre de leur valeur. On a tendance à dire la première chose qui nous vient à l’esprit, pour l’intérêt du moment ou peut-être simplement par manque de temps pour approfondir ou pour être plus précis. S’il y a une chose que j’essaie toujours de faire dans mon engagement public – je ne réussirai pas à chaque fois, parce que je suis moi aussi évidemment victime de la rapidité des réseaux sociaux –, c’est précisément d’essayer de ne pas dire de mots inutiles, ou de mots exagérés, ou de mots erronés, parce qu’aujourd’hui, dans notre monde, cette attitude fait malheureusement beaucoup de dégâts. Nous le voyons de façon absolument flagrante dans les expressions de haine, mais aussi dans une certaine perte de dignité de la politique, des classes dirigeantes. Les gens perçoivent que ce qui est dit n’a que peu de valeur, fondamentalement aucune qualité.

« Ne changez pas de ville. Changeons Rome » : slogan de la campagne de Tobia Zevi.

SD : En 2021, en plus des élections romaines, un vote est prévu pour le renouvellement de la direction du judaïsme italien. Historiquement, le Congrès de l’UCEI a toujours représenté le moment et le lieu pour « prendre la température » du judaïsme italien. En tant qu’observateur attentif de ce monde, comment pensez-vous que celui-ci se porte aujourd’hui ? Que pourrait-on dire, de ses forces, et de ses faiblesses ?

TZ : Je suis assez éloigné de ces instances depuis de nombreuses années, mais je pense qu’il y a des tendances qui en font un monde assez consolidé. À mon avis, le point fort du judaïsme italien est sa richesse culturelle et humaine, composée de personnes différentes, d’une multitude de compétences, d’intelligences, de communautés petites et grandes, d’histoires variées. Il dispose de beaucoup de ressources qui sont précieuses dans ce monde globalisé et de plus en plus complexe. D’autre part, il y a évidemment un énorme problème qui a trait à sa survie démographique : les chiffrent nous parlent, ils montrent une communauté qui risque, sinon l’extinction, du moins de se tarir et de se réduire substantiellement à une ou deux communautés dans quelques décennies. Je crois que nous ne pouvons pas faire grand-chose à ce sujet, car cela dépend en partie de conditions socio-économiques générales, qui échappent totalement aux ressorts du judaïsme italien. Ce que l’on pourrait peut-être faire, à côté de ces phénomènes – cela ne résoudrait pas le cœur du problème mais constituerait en quelque sorte une réponse, et c’est déjà en partie en route –, c’est améliorer la capacité que nous donne le monde d’aujourd’hui de mettre davantage en lien les différentes communautés. Est-ce qu’une structure polycentrique comme celle du judaïsme italien a encore du sens aujourd’hui[2] ? Je n’en suis pas sûr. Est-ce qu’il ne s’agit pas plutôt aujourd’hui d’être flexibles et de faire réseau à chaque fois sur tel ou tel autre projet ? Nous devons certainement essayer de ne pas perdre les valeurs des différentes communautés italiennes, nombreuses, mais nous devons aussi être réalistes devant la difficulté d’envisager un avenir pour les petites communautés qui ne comptent plus aujourd’hui que trente ou cinquante membres. Nous devons alors essayer de voir comment ces trente ou cinquante Juifs peuvent interagir avec ceux qui vivent à quelque dizaine de kilomètres de distance… 

SD : Il est donc temps de repenser le modèle d’organisation ? 

TZ : Mais cela se produit déjà en partie ! Pendant la première phase de la pandémie, je me souviens d’une discussion très intéressante entre des rabbins sur la possibilité ou non de lire et d’écouter la Megillah sur Zoom. La possibilité d’accomplir cette mitzvà par ce moyen a alors été exclue, mais il reste que l’année dernière, des millions de Juifs du monde entier ont entendu la Megillah par cet outil, des gens qui n’avaient souvent jamais eu auparavant l’occasion d’aller à la synagogue et d’assister à un office, et cela, grâce à la technologie. La même chose se produit, si vous me permettez de faire un parallèle, dans le domaine de la politique : je suis impressionné par les jeunes qui se sont engagés dans ma campagne électorale. Ils sont nombreux et enthousiastes et ils travaillent beaucoup. Non seulement je n’ai pas encore eu l’occasion de les rencontrer, mais eux-mêmes ne se sont la plupart du temps jamais vus entre eux. Cela signifie qu’au-delà des rencontres dans le monde « réel », les connexions et les activités sont désormais entièrement numériques. C’est une grande opportunité, et il me semble que le judaïsme italien l’utilise déjà dans une certaine mesure. Mais il est clair que cela nécessitera aussi un travail d’élaboration et un investissement culturel, car cette nouveauté change vraiment tout. Tout comme elle change notre façon d’interagir et de travailler, elle changera aussi notre façon de vivre le judaïsme.

SD : Comment jugez-vous les relations entre les Juifs italiens et la société italienne aujourd’hui ? Note-t-on une connaissance et un intérêt réciproques suffisants ? Ou bien les deux sphères pourraient-elles encore faire des pas l’une vers l’autre ?

TZ : Je pense qu’il y a une relation solide entre les Juifs italiens, les institutions et la société. Tout en disant cela, un élément de préoccupation demeure lorsque des enquêtes d’opinions périodiquement réalisées notent un niveau surprenant d’ignorance et, très souvent, d’intolérance. Franchement, je ne pense pas que l’on puisse reprocher quoi que ce soit aux institutions juives, qui font un excellent travail, comme le font de nombreuses institutions de la République. Mais dans l’ensemble, il reste un travail d’éducation important à faire et à mettre à jour continuellement.

Ensuite, et pour la première fois de leur histoire, les Juifs sont devenus en Italie une minorité parmi les minorités, alors qu’auparavant, ils étaient la minorité par excellence. A ce propos, il devrait y avoir, selon moi, un plus grand effort d’élaboration et de participation des Juifs quant à la grande question de l’immigration et de l’intégration. Sur ce point, il me semble que la voix juive est parfois trop faible. Je comprends cette timidité. D’abord, l’immigration est une question brûlante ; ensuite, les Juifs eux-mêmes sont une question brûlante ; et enfin, une grande partie de l’immigration est composée de musulmans, et les relations sont particulièrement complexes entre les Juifs et les Musulmans. Néanmoins, je crois qu’un plus grand effort d’élaboration culturelle et politique pourrait être fait par les Juifs concernant ce grand défi que représente la double question de l’immigration et de l’intégration.

SD : Élargissons notre regard pour évoquer non pas seulement l’Italie mais l’Europe ; ce qui, même en restant dans le cadre de la vie juive, revient à s’embarquer pour un voyage dans des dizaines de directions différentes, d’un point de vue historique, politique, culturel. Y a-t-il, de votre point de vue, quelque chose que l’on peut appeler le « judaïsme européen » ? Et si oui, qu’est-ce qui le définirait ?

TZ : Je ne me sens pas assez bien informé pour identifier les caractéristiques d’un « judaïsme européen » d’un point de vue culturel. Je peux cependant avancer un argument géopolitique : le judaïsme européen constitue aujourd’hui le troisième pôle entre les communautés américaine et israélienne, les deux plus importantes au monde par leur taille. Il s’agit des deux communautés majoritaires : en Israël, pour des raisons évidentes ; en Amérique, parce que la présence juive y est stable et très bien établie. Le judaïsme européen est donc le seul qui conserve une identité de minorité. Ce trait peut-il être utile au judaïsme mondial ? Je le crois. De plus, est-ce que cette minorité juive peut donner une contribution importante à la formation de l’identité européenne, un processus qui est, je crois, toujours en cours ? Là aussi, je crois bien que oui !

SD : Cependant, on parle ici d’une minorité qui semble de plus en plus maigre. Selon la plus récente étude démographique, l’Europe ne compte plus qu’1,3 million de Juifs alors qu’il y en avait 10 millions avant la Shoah. Parmi ceux qui sont restés beaucoup se demandent s’il ne serait pas préférable de partir. On se rappelle les attentats meurtriers très récents en France contre les Juifs ; on a vu les débats suscités au Royaume-Uni, ces dernières années, par l’antisémitisme au sein du Labor et dans certains milieux universitaires ; en Allemagne, les menaces pour la sécurité ont culminé avec le massacre manqué de Halle ; sans parler des dérives en Hongrie et en Pologne, où l’antisémitisme est presque explicitement exploité par les partis gouvernementaux à des fins électorales. Selon, vous, l’Europe peut-elle encore être un lieu pour les Juifs à l’avenir, ou faut-il se résigner au fait qu’elle deviendra un lieu où la présence juive finira par devenir résiduelle ? La question se pose…

TZ : Je reste optimiste. L’histoire des Juifs d’Europe a connu les plus grandes tragédies et pourtant elle continue : d’une manière ou d’une autre, elle survivra à cette phase. On pourrait dire que votre question, plus encore que celle de l’avenir des Juifs européens, interroge directement l’avenir de l’Europe. Dans le monde d’aujourd’hui, l’Europe doit décider si elle a l’ambition d’être une superpuissance mondiale qui parvient à rester unie et à rivaliser avec les États-Unis, avec la Chine et les autres grandes puissances. Si tel est son défi, alors il est clair que l’Europe a besoin d’une société ouverte, multiethnique, créative, tournée vers l’avenir ; et donc, elle a aussi besoin des Juifs, car les Juifs sont en quelque sorte un ingrédient essentiel à tout cela. « Quand les Juifs partent, c’est toujours mauvais signe », m’a dit un jour un dirigeant libanais en parlant de la fuite des Juifs du Liban, départ qui a précédé la guerre civile. Si l’Europe parvient à relever ce défi, qui est à la fois géopolitique, économique, culturel, écologique, alors je suis convaincu que l’avenir des Juifs en Europe est possible : j’irai même plus loin en disant que la communauté juive européenne aura un rôle fondamental dans l’avenir de cette Europe. Si cela ne s’avérait pas être le cas, le scénario serait à déplorer pour les Juifs, mais aussi pour l’ensemble du continent. Les exemples que vous avez cité de ce qui se passe en Europe de l’Est sont des présages dangereux de cette possible dérive. Il faut à tout prix essayer de les conjurer. Cependant, il me semble que cette année de pandémie a réussi à faire passer un message : il existe l’idée d’une Europe différente.

SD : Y a-t-il quelque chose dans ce domaine que les gouvernements ou les institutions européennes pourraient faire pour dissiper le malentendu selon lequel il pourrait y avoir des endroits en Europe où les Juifs ne se sentent pas « chez eux » ?

TZ : Je ne suis pas un expert des politiques européennes en matière d’antisémitisme, mais j’ai le sentiment que les institutions font leur devoir. Ce qui manque, à mon avis, c’est un modèle européen d’intégration : aujourd’hui, il s’agit essentiellement d’une intégration ethnique ; demain, ce sera de plus en plus une intégration sociale et culturelle de mondes différents. Sur ce point, nous avons besoin d’un grand travail d’imagination et de culture à réaliser. Et en ce sens, les Juifs, comme je le disais, pourraient être utiles, mais aussi bien en bénéficier, car il est clair que quand la société s’assainit, les Juifs s’en portent d’autant mieux.


Simone Disegni 

Simone Disegni, journaliste spécialiste d’affaires européennes, est coordinateur éditorial de ResetDOC, organisation et revue engagée dans le dialogue à travers les cultures et les religions. Auparavant, il a été président de l’Ugei – l’Union des jeunes juifs italiens – ainsi que directeur du magazine HaTikwà.

En coopération avec la Fondation Heinrich Böll

 

 

 

Notes

1 « Une initiative importante et juste de la Poste : l’impression d’un timbre-poste en l’honneur d’Ernesto Nathan, maire de Rome entre 1907 et 1913. Il a vécu dans un monde différent du nôtre, mais nombre de ses principes et de ses choix politico-administratifs sont toujours d’actualité : la protection de l’intérêt public, la ténacité dans l’amélioration des services au citoyen, la tension vers l’égalité sociale et la focalisation sur l’école. Il a transformé Rome, lui qui a d’abord été étranger à Rome et qui était un enfant de l’Europe, jamais tout à fait à l’aise avec la langue italienne. Aujourd’hui encore, c’est un modèle à atteindre, auquel quiconque veut gouverner cette ville peut et doit s’inspirer. Pour moi – à ma manière – cela représente un phare politique et culturel. » Tobia Zevi, sur Facebook.
2 La vie juive italienne est organisée aujourd’hui autour de 21 Communautés, une dans chaque ville où il y a une présence juive, des plus grandes avec des milliers de coreligionnaires (Rome et Milan) jusqu’aux plus petites où il n’y a que peu de familles. Celles-ci sont réunies et représentées par l’Union des Communautés Juives Italiennes (UCEI)

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