#152 / Edito

Nous sommes désormais habitués, tristement, à entendre dire que les juifs tirent un profit indu de l’histoire de leur persécution, qu’au fond, ils se complairaient dans leur statut d’éternelles victimes. L’interview de Dara Horn que nous publions cette semaine, autour de son livre People Love Dead Jews, propose un retournement intéressant de cette accusation. Pour la journaliste et professeur de littérature yiddish et hébraïque, la question est en effet surtout de savoir pourquoi les Occidentaux, et en particulier les Américains, semblent trouver les juifs morts bien plus intéressants que les juifs vivants. Pourquoi les juifs sont-ils donc, dans l’imaginaire contemporain, toujours renvoyés à la figure de la victime, ou invisibilisés en tant que juifs ? Pour Dara Horn, l’aseptisation de la mémoire de la Shoah et son enseignement comme une fable morale où chacun peut trouver sa bonne conscience effacent la particularité de la vie et de la culture juive, et réduisent les juifs au statut de symbole de l’horreur nazie, et des leçons que l’on est supposé en avoir tiré à jamais. Ce qui semble donc impensable, et suscite le malaise, c’est l’idée que les juifs puissent être acteurs de leur destinée : à la figure du juif tout-puissant répond celle de la victime radicalement impuissante. À cet entretien réalisé avant le 7 octobre, Dara Horn ajoute une réflexion consécutive à l’évènement qui continue de frapper le Moyen-Orient.

De la communauté juive de Grèce, autrefois florissante mais dévastée par la Shoah, il ne reste aujourd’hui plus grand-chose. Cela n’empêche manifestement pas l’antisémitisme d’y prospérer, puisque la Grèce trône aujourd’hui sur le podium des pays européens où les préjugés envers les juifs sont les plus prévalents. Pour saisir les spécificités du cas grec, nous donnons à lire cette semaine le premier article d’une série, conçue en partenariat par la revue K. et la DILCRAH, dans le cadre d’une enquête européenne sur l’état des politiques publiques de lutte contre l’antisémitisme. Au cours des mois à venir, nous aborderons différents pays d’Europe sur le même mode, avant d’en proposer une synthèse. Visant à comparer la diversité des manifestations de l’antisémitisme selon les contextes nationaux, cette enquête met en évidence un antisémitisme peu structuré au niveau politique, mais suffisamment diffus dans l’opinion publique pour que ses manifestations en viennent à être normalisées. Dans cette première partie, des juifs grecs et des responsables politiques témoignent de l’ampleur de ce phénomène, en montrant – et parfois malgré eux – à quel point il peut être intériorisé. On y apprend également, à travers les réponses données aux sondages d’opinion, que les Grecs semblent particulièrement sensibles à l’idée que les juifs instrumentalisent la mémoire de la Shoah, et qu’ils tendent à entrer dans une sorte de compétition victimaire avec eux.

Finalement, à l’occasion de sa reparution en format poche aux Éditions de l’Antilope, nous publions cette semaine un extrait du livre Le Juif errant est arrivé d’Albert Londres. Parus en 1930, les 27 articles qui le composent retracent le périple dans lequel s’est engagé le journaliste français pour enquêter sur la situation des Juifs d’Europe. Le récit de son voyage associe le discernement du reporter au sens littéraire de l’écrivain, permettant au lecteur d’apprécier toute la complexité de la « question juive ». Londres se montre particulièrement sensible à la virulence de l’antisémitisme de cette époque, à la misère des ghettos d’Europe centrale et aux espoirs tournés vers la création d’un État juif en Palestine. Les deux chapitres que nous publions cette semaine, décrivant les pogroms de Hébron et de Safed, témoignent toutefois de sa lucidité sur les périls qui s’annoncent. Dans la violence indiscriminée que déploie le camp arabe – excité par les rumeurs antisémites, le fanatisme religieux et la perspective de repousser « l’invasion juive » –, il est difficile de ne pas entendre aujourd’hui l’écho d’un massacre plus récent. Et Londres de demander : « Fuiriez-vous les pogroms d’Europe pour tomber dans ceux d’Orient ? ».

Dara Horn est journaliste, essayiste et professeure de littérature yiddish et hébraïque. Dans cet entretien, elle revient sur ce qui l’a poussé à écrire en 2021 People Love Dead Jews et sur la question qu’explore ce livre : pourquoi les juifs morts suscitent-ils tellement plus d’intérêt que les juifs vivants ? Entre ritualisation d’une mémoire stérilisée de la Shoah, fascination pour la figure du juif réduit à être victime impuissante et déni de l’actualité de l’antisémitisme, Dara Horn interroge la manière profondément ambiguë dont l’Occident, et en particulier l’Amérique, se rapporte aux juifs, et aux fantômes qu’ils évoquent.

Premier article d’une série, conçue en partenariat avec la DILCRAH, sur l’antisémitisme en Europe. Sofia Christoforidou y donne à voir l’inquiétante diffusion des préjugés envers les juifs en Grèce. Que ce soit à travers les témoignages de juifs grecs, de responsables politiques ou par le prisme des sondages d’opinion, il apparaît nettement que l’antisémitisme fait partie intégrante du paysage social grec. Dans la seconde partie de cette enquête, nous verrons comment les pouvoirs publics grecs entendent s’atteler à ce problème, qui semble profondément inscrit dans l’histoire et la culture politique du pays.

En 1929, Albert Londres consacre 27 reportages aux Juifs d’Europe publiés dans Le Petit Parisien. En 1930, l’ensemble est regroupé dans un livre sous le titre Le Juif errant est arrivé. Les Éditions de l’Antilope ont eu la bonne idée de le republier dans leur collection de poche. Du quartier juif de Londres aux shtetls de Pologne et de Hongrie, des quartiers juifs de Varsovie à ceux de Prague, Albert Londres fait un tour d’Europe du monde juif, qui l’emmènera jusqu’en Palestine. Nous reprenons les chapitres 23 et 24 du reportage, consacrés aux massacres de Safed et d’Hébron en 1929.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.