Nous sommes désormais habitués, tristement, à entendre dire que les juifs tirent un profit indu de l’histoire de leur persécution, qu’au fond, ils se complairaient dans leur statut d’éternelles victimes. L’interview de Dara Horn que nous publions cette semaine, autour de son livre People Love Dead Jews, propose un retournement intéressant de cette accusation. Pour la journaliste et professeur de littérature yiddish et hébraïque, la question est en effet surtout de savoir pourquoi les Occidentaux, et en particulier les Américains, semblent trouver les juifs morts bien plus intéressants que les juifs vivants. Pourquoi les juifs sont-ils donc, dans l’imaginaire contemporain, toujours renvoyés à la figure de la victime, ou invisibilisés en tant que juifs ? Pour Dara Horn, l’aseptisation de la mémoire de la Shoah et son enseignement comme une fable morale où chacun peut trouver sa bonne conscience effacent la particularité de la vie et de la culture juive, et réduisent les juifs au statut de symbole de l’horreur nazie, et des leçons que l’on est supposé en avoir tiré à jamais. Ce qui semble donc impensable, et suscite le malaise, c’est l’idée que les juifs puissent être acteurs de leur destinée : à la figure du juif tout-puissant répond celle de la victime radicalement impuissante. À cet entretien réalisé avant le 7 octobre, Dara Horn ajoute une réflexion consécutive à l’évènement qui continue de frapper le Moyen-Orient.
De la communauté juive de Grèce, autrefois florissante mais dévastée par la Shoah, il ne reste aujourd’hui plus grand-chose. Cela n’empêche manifestement pas l’antisémitisme d’y prospérer, puisque la Grèce trône aujourd’hui sur le podium des pays européens où les préjugés envers les juifs sont les plus prévalents. Pour saisir les spécificités du cas grec, nous donnons à lire cette semaine le premier article d’une série, conçue en partenariat par la revue K. et la DILCRAH, dans le cadre d’une enquête européenne sur l’état des politiques publiques de lutte contre l’antisémitisme. Au cours des mois à venir, nous aborderons différents pays d’Europe sur le même mode, avant d’en proposer une synthèse. Visant à comparer la diversité des manifestations de l’antisémitisme selon les contextes nationaux, cette enquête met en évidence un antisémitisme peu structuré au niveau politique, mais suffisamment diffus dans l’opinion publique pour que ses manifestations en viennent à être normalisées. Dans cette première partie, des juifs grecs et des responsables politiques témoignent de l’ampleur de ce phénomène, en montrant – et parfois malgré eux – à quel point il peut être intériorisé. On y apprend également, à travers les réponses données aux sondages d’opinion, que les Grecs semblent particulièrement sensibles à l’idée que les juifs instrumentalisent la mémoire de la Shoah, et qu’ils tendent à entrer dans une sorte de compétition victimaire avec eux.
Finalement, à l’occasion de sa reparution en format poche aux Éditions de l’Antilope, nous publions cette semaine un extrait du livre Le Juif errant est arrivé d’Albert Londres. Parus en 1930, les 27 articles qui le composent retracent le périple dans lequel s’est engagé le journaliste français pour enquêter sur la situation des Juifs d’Europe. Le récit de son voyage associe le discernement du reporter au sens littéraire de l’écrivain, permettant au lecteur d’apprécier toute la complexité de la « question juive ». Londres se montre particulièrement sensible à la virulence de l’antisémitisme de cette époque, à la misère des ghettos d’Europe centrale et aux espoirs tournés vers la création d’un État juif en Palestine. Les deux chapitres que nous publions cette semaine, décrivant les pogroms de Hébron et de Safed, témoignent toutefois de sa lucidité sur les périls qui s’annoncent. Dans la violence indiscriminée que déploie le camp arabe – excité par les rumeurs antisémites, le fanatisme religieux et la perspective de repousser « l’invasion juive » –, il est difficile de ne pas entendre aujourd’hui l’écho d’un massacre plus récent. Et Londres de demander : « Fuiriez-vous les pogroms d’Europe pour tomber dans ceux d’Orient ? ».