En approchant l’histoire de la répression politique à « rebrousse-poil », par le point de vue des victimes, Carlo Ginzburg a donné à penser de manière inédite ce que signifiait appartenir à une condition minoritaire : celle des sorcières, des lépreux – ou des juifs. Dans cette interrogation sur la marginalité et la persécution, on devine l’ombre de l’histoire politique du XX° siècle, telle qu’elle a pu affecter intimement le fils de juifs italiens résistants au fascisme. C’est cette question des échos entre histoire personnelle et perspective historico-politique qu’Avishag Zafrani est allée soumettre à la réflexivité du grand historien. Nous publions cette semaine l’entretien qui en a résulté, donnant à voir la fécondité de ce que Ginzburg conçoit comme une « stratégie inconsciente » ayant orienté son parcours intellectuel. Ce rapport tortueux à l’identité, fait de détours, semble être venu travailler de l’intérieur, presque en secret, la posture de l’historien, dont Ginzburg a interrogé la parenté avec celle de l’Inquisiteur. D’où une suspicion qui ne le quitte pas : notre idée de la perspective historique n’est-elle pas intrinsèquement liée à l’antijudaïsme chrétien, à son ambivalence envers un fait juif jugé dépassé ?
De façon surprenante, cette question d’ordre épistémologique se trouve dotée d’une certaine actualité politique. Dans son texte, qui vient faire écho à celui de Jacques Ehrenfreund publié il y a deux semaines, Karma Ben Johanan interroge les modalités de la critique d’Israël et des juifs qui a cours chez les militants et intellectuels de la gauche antisioniste. Or, elle constate que si cette critique tend à sourdre d’une hostilité menaçante, le ressort de cette dernière est bien moins à chercher du côté de la pure négativité de l’antisémitisme classique que de l’ambivalence propre à l’antijudaïsme chrétien. En somme, là où la chrétienté reprochait aux juifs de n’avoir pas su lire l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau, il est aujourd’hui reproché au sionisme de n’avoir pas tiré les bonnes leçons de la Shoah. Il ne serait donc pas question de détestation des Juifs en tant que tels, mais en tant qu’ils restent en deçà du nouvel ordre postcolonial et postnational, pourtant fondé sur la mémoire de leur destruction. Dans cette perspective chère à la gauche, mais incapable de prendre en compte la spécificité de l’expérience juive, le sionisme fait figure de reliquat incompréhensible : il apparaît comme le dernier nationalisme colonisateur à surmonter.
L’année dernière, le musée juif de Belgique consacrait une exposition à un évènement extraordinaire de l’histoire de la Shoah : l’attaque, le 19 avril 1943, du XX° convoi conduisant 1631 juifs du camp de transit de Malines vers d’Auschwitz. Agnès Bensimon détaille cette semaine dans son texte les circonstances entourant cet acte de résistance, qui a permis à 236 juifs de sauter du train qui les destinait à l’extermination. Ce qui frappe alors, c’est le mélange d’héroïsme et d’inexpérience des trois jeunes résistants qui lancèrent l’opération, heureusement redoublés dans leurs efforts par la présence de résistants parmi les déportés. À travers son récit poignant, Agnès Bensimon nous donne ainsi à voir comment, au moment le plus critique, émergèrent des subjectivités et se formèrent des solidarités qui permirent de résister à l’inéluctabilité de la solution finale.