Les Juifs, encore à contresens de l’histoire…

Comment caractériser la forme particulière que prend aujourd’hui dans la gauche radicale la critique hostile à Israël et aux juifs ? Karma Ben Johanan prend position sur ce terrain miné, en évitant les écueils d’une référence indiscriminée à l’antisémitisme. Dans l’antisionisme contemporain, elle identifie en effet un schéma d’interprétation renvoyant d’abord à l’ambivalence de l’antijudaïsme chrétien, c’est-à-dire à un reproche qui touche à la capacité des juifs à faire la « bonne » lecture de l’Histoire.

 

Jackson Pollock Portrait and a Dream 1953 – Wikiart

 

L’hostilité à l’égard d’Israël que l’on rencontre chez de nombreux militants et intellectuels de gauche à travers le monde, et qui s’est exprimée dès le 7 octobre, soulève de nombreuses questions, en particulier pour les Juifs où qu’ils vivent. Est-ce de l’antisémitisme ? Le sentiment général avant le 7 octobre était que l’antisémitisme était présent principalement dans les cercles de droite, nationalistes et religieux plus que dans les milieux laïcs, cosmopolites et rationnels (parmi lesquels on trouve beaucoup de Juifs). C’est donc une occasion privilégiée pour analyser la nature de l’hostilité de la gauche, la pertinence de la catégorie d’antisémitisme pour la décrire, ainsi que de réexaminer notre hypothèse quant à la laïcité de la gauche. Comme je le décrirai ci-dessous, l’histoire et la tradition chrétiennes fournissent un contexte d’explication bien plus plausible que l’antisémite classique à l’irruption de l’hostilité progressiste envers Israël et le sionisme.

Il y a quelques semaines, je suis tombée sur un article de la philosophe politique juive américaine Sheila Benhabib expliquant pourquoi elle n’avait pas signé la lettre « Philosophie pour la Palestine ». La tribune des philosophes faisait peser sur Israël la responsabilité du massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre, définissait la guerre actuelle à Gaza comme un génocide en cours et définissait Israël comme un État suprémaciste ethnique depuis 1948. Elle a été signée par des personnalités du camp de la paix et de la justice telles que Judith Butler et Adi Ophir. Benhabib a pour sa part fait valoir que le terme « colonialisme de peuplement » n’était pas approprié pour décrire la complexité de la réalité israélo-palestinienne, et a appelé à ne pas considérer le massacre du Hamas comme un acte légitime de libération. Benhabib cependant, s’est ralliée à la requête de mettre un terme au cycle de violence, « presque biblique et apocalyptique dans sa sauvagerie » et a appelé à un cessez-le-feu à Gaza1.

Je suis d’accord avec beaucoup des arguments qu’avance Benhabib dans son article, y compris avec certaines de ses critiques du traitement réservé au peuple palestinien par Israël sur le long terme. Mais dans le présent essai, je ne me pencherai pas sur l’analyse politique complexe de Benhabib, préférant m’interroger sur le choix des adjectifs : pourquoi parler de violence « presque biblique » et de « sauvagerie apocalyptique » ? La guerre russe en Ukraine, la guerre américaine en Irak ou même la guerre civile en Syrie n’auraient-elles pas mérité également ces adjectifs fortement connotés ? On aurait pu s’attendre à trouver ces références bibliques chez les soutiens chrétiens d’Israël, amoureux de la Bible, chez les fondamentalistes de droite, qui comme les sectateurs israéliens de la guerre de Gog et Magog croient que l’État d’Israël est l’accomplissement des prophéties divines, qu’il est une pièce maîtresse dans le plan de Salut divin. Mais que viennent faire ces représentations dans l’imaginaire de la guerre développé par la gauche ?

Nous reviendrons plus tard sur la sauvagerie apocalyptique du présent. Tournons-nous pour l’instant vers l’histoire de la critique d’Israël antérieure au 7 octobre. Les interrogations sur l’intensité de la critique d’Israël et du sionisme sont intimement liées à plusieurs débats féroces qui ont eu lieu ces deux dernières années et qui portaient sur la nature de l’antisémitisme et sur les modalités de la mémoire de la Shoah. La question qui a clivé les chercheurs sur l’antisémitisme portait sur la caractérisation de l’antisionisme et de la critique radicale d’Israël : peuvent-elle être qualifiées d’antisémite ? La réponse à cette question a été un oui retentissant à droite, et un non définitif à gauche. À droite, on a affirmé que l’antisémitisme dans sa nouvelle version utilisait la critique d’Israël comme paravent, alors qu’à gauche on a avancé qu’Israël se servait de l’accusation d’antisémitisme pour délégitimer la critique. À mon avis, les deux affirmations sont justes.

Une autre question s’est retrouvée au cœur du débat, en particulier en Allemagne : celle du lien entre la Shoah et le colonialisme. Dans un essai polémique intitulé « Le catéchisme des Allemands », l’historien Dirk Moses a fait valoir qu’il n’y avait pas de raison de considérer la Shoah comme une « fracture civilisationnelle », comme l’avait suggéré Dan Diner il y a longtemps, mais qu’elle devait être considérée comme une composante de l’entreprise coloniale allemande2. Par conséquent, d’après Moses, l’affirmation répétée de manière quasi religieuse par les Israéliens et les Allemands selon laquelle la Shoah était un crime sans précédent, relève en fait d’une stratégie qui permettait à ces pays de continuer à ignorer leurs crimes coloniaux passés et présents. De cette façon, Moses a établi une relation directe entre la nature de la mémoire de la Shoah et une position sur la question israélo-palestinienne.

À première vue, aucun de ces débats n’a de lien avec la religion. L’utilisation par Moses d’un terme religieux tel que catéchisme pour se moquer de l’adhésion cérémonielle de l’Allemagne et d’Israël à l’idée d’unicité de la Shoah était purement rhétorique. Il en va de même pour les adjectifs de Benhabib « bibliques » et « apocalyptiques », dont l’utilisation ne transforme pas les affirmations en revendications théologiques. Dans les deux cas, la religion ne fait pas partie de l’argument. Il s’agit plutôt d’une sorte d’additif externe que les auteurs ont ajouté sans y penser pour décrire des phénomènes qu’ils présentent comme problématiques moralement.

Cependant, il me semble que la confusion conceptuelle, émotionnelle et culturelle entre la logique religieuse et la logique séculière à propos de l’État d’Israël, ne se trouve pas uniquement chez les Juifs partisans du grand Israël, chez les chrétiens de droite ou chez les musulmans fondamentalistes. La gauche progressiste opère aussi dans le cadre de schémas religieux très anciens et profonds. L’irruption d’hostilité contre les Juifs et les Israéliens ne doit pas nécessairement provenir de l’antisémitisme racial que nous connaissons depuis les XIXe et XXe siècles en Europe (les versions musulmanes mériteraient également d’être considérées). Il est préférable d’essayer de la comprendre dans le contexte de la tradition chrétienne dont les racines sont bien plus anciennes, et en particulier dans le contexte de la profonde ambivalence envers le Tanakh, que les chrétiens appellent l’Ancien Testament. Cette ambivalence, qui n’est pas que négative, repose sur l’affirmation que la Bible témoigne du choix de Dieu en faveur du peuple juif, et contient en même temps une aversion pour ce texte, souvent perçu comme cruel, vindicatif et, surtout, trop centré sur la particularité tribale d’Israël selon « la chair », c’est-à-dire selon l’appartenance ethnique. Le choix originel de Dieu a été et reste essentiel pour la culture chrétienne, mais il doit subir un processus de transformation, qui l’élimine dialectiquement et le transfère sur l’Église universelle.

Cette ambivalence ne se retrouve pas dans l’antisémitisme, qui s’est départi de l’attitude complexe à l’égard de l’Ancien Testament et des Juifs. L’attitude traditionnelle du christianisme à l’égard du judaïsme n’est pas que négative, c’est une attitude double fondée sur l’intégration du Tanakh dans le canon des Écritures chrétiennes. Dans ce lien complexe, le Nouveau Testament nie, confirme et sauve le texte juif dans un même mouvement. À la suite de cette absorption, les Juifs sont à la fois une partie de l’identité chrétienne (car l’histoire des Juifs dans la Bible est aussi l’histoire de l’Église) et « l’Autre » ultime du christianisme (car c’est l’Église, et non le peuple juif, qui est l’héritière de la promesse biblique) : « En ce qui concerne l’Évangile, ils sont ennemis à cause de vous ; mais en ce qui concerne l’élection, ils sont aimés à cause de leurs pères » (Romains 11 :28). La posture chrétienne à l’égard des Juifs est tendue entre ces deux pôles.

L’antisémitisme raciste moderne a été un point de rupture, voire un détournement, de cette attitude chrétienne ambivalente envers les Juifs. La différence entre l’antisémitisme moderne et l’ambivalence traditionnelle peut s’expliquer comme suit : l’antisémitisme moderne, basé sur la théorie raciale, est « la haine des Juifs parce qu’ils sont Juifs »3, alors que le christianisme les critique en tant qu’ils sont des lecteurs dépassés de l’Ancien Testament – parce qu’ils sont de piètres interprètes de la Bible et de leur propre histoire. Seule la lecture de l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau peut le libérer du fanatisme qui découle de sa lecture littérale, que les chrétiens ont identifiée comme la lecture juive traditionnelle. En général, on peut dire que le christianisme (le Nouvel Israël) critiquait les Juifs en raison de leur adhésion à ce qu’il percevait comme une version dépassée du judaïsme, une version qui avait perdu sa pertinence avec la venue du Messie. L’Église les a invités à mettre à jour leur version, et n’a jamais complètement renoncé à cette injonction.

Ainsi, l’antisémitisme nazi s’est écarté de l’héritage ambivalent du christianisme (bien qu’il ait lui aussi des racines profondes dans la version hérétique du christianisme datant du IIe siècle). Il percevait les Juifs comme un autre absolu et renonçait à les voir comme Européens, Allemands ou comme Chrétiens. La traduction concrète de ce renoncement était le camp d’extermination ; dans les domaines spirituel et symbolique on a tenté de purifier le christianisme de son élément juif, jusqu’à abolir le statut canonique de l’Ancient Testament, comme l’a décrit Susannah Heschel dans ses recherches4 Lorsque les nazis ont été. À la suite de la défaite des nazis, les Européens ont tourné le dos à l’antisémitisme racial et aux destructions qu’il a causé. Les Juifs ont à nouveau été considérés comme des Européens, même plus que jamais.

L’opposition à Israël n’est pas une haine dirigée contre les Juifs où qu’ils soient, mais contre les Juifs partout où ils refusent apparemment de comprendre le « vrai » sens de l’histoire juive.

Après la Shoah, la culture judéo-chrétienne – dont le fondement se trouve dans le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament – s’est réorganisée autour d’Auschwitz. Comme l’Ancien Testament, Auschwitz est devenu une composante de l’identité européenne. Comme l’Ancien Testament, Auschwitz est une mémoire sanglante, particulière, difficile et angoissante, mais qui doit être préservée comme condition de la naissance de la civilisation européenne issue de la Seconde Guerre mondiale. Auschwitz est le berceau étrange et brutal de la nouvelle Europe, tout comme la Bible est le berceau étrange et brutal du christianisme. De même que les Juifs étaient, du fait de l’Ancien Testament, des témoins utiles de la foi chrétienne – une idée qui leur donnait une place dans le plan de Salut divin et qui faisait d’eux une minorité tolérable dans la société ancienne –, les survivants de la Shoah incarnaient le souvenir d’Auschwitz dans l’Occident postchrétien, preuve de la victoire de l’Europe sur les forces du mal. Dans la nouvelle alliance européenne rendue possible par la catastrophe, on a accordé aux Juifs une place particulière : ils ont été considérés comme essentiels au rétablissement moral de l’Occident, ils étaient ceux qui devaient être les garants qu’aucun génocide ne se reproduise.

Cependant, le lien culturel semi-explicite entre Auschwitz et la Bible (ce n’est pas une coïncidence si de nombreux penseurs, Juifs et chrétiens, ont relié dans leurs écrits le Sinaï et Auschwitz) a ouvert la porte à un retour de la tension interprétative judéo-chrétienne à propos de la lecture correcte de l’histoire juive. En d’autres termes, c’est précisément la reconnaissance par l’Europe de l’important « enseignement » à tirer de la Shoah qui a réactualisé l’affirmation selon laquelle les Juifs étaient de mauvais interprètes de l’histoire – cette fois en tant que mauvais interprètes d’Auschwitz. La leçon sioniste de la Shoah était, comme nous le savons, une leçon nationale et particulière : nous ne serons plus des victimes – pour survivre, les Juifs doivent sortir de l’Exil et rentrer dans l’Histoire en tant que peuple comme tous les autres peuples (européens). Cette formule incluait nécessairement l’établissement d’un État-nation, l’utilisation de la force militaire et des conquêtes territoriales ayant un arome sécuritaire. Mais pour ces peuples (européens) dans leurs versions post-nazie, post-nationale et postcoloniale, les horreurs de l’Holocauste étaient de fait une preuve suffisante des injustices induites par le nationalisme, par l’usage de la force et les conquêtes territoriales. D’un point de vue européen, c’était le moment de faire preuve d’empathie envers les victimes et d’apprendre les limites de la force.

Il se trouve qu’aux yeux des Occidentaux qui se sont départis de l’antisémitisme après la Shoah et qui ont intégré les Juifs dans le concert européen, ce sont les sionistes qui ont tiré une mauvaise leçon de leur propre désastre – tout comme les Juifs de l’Ancien Testament. Ironiquement, ce sont les Juifs qui n’ont pas reconnu la « date de leur commandement » (Luc 19 :44), c’est-à-dire l’établissement du nouveau royaume européen de justice qu’ils espéraient depuis de nombreuses générations. Alors que leur Crucifixion dans le « Calvaire du monde moderne », comme le disait Jean-Paul II, apportait la lumière aux nations, la grande majorité des Juifs ont refusé, et refusent toujours, de voir cette lumière comme émanant des fours crématoires. Dans leur aveuglement, les sionistes paraissent alors ostensiblement mener un projet oppressif de colonialisme de peuplement, de nationalisme et de suprématie ethnique (si ce n’est de racisme pur), tandis que tous les autres peuples (européens) auraient appris du destin des Juifs à mettre ces choses derrière eux.

Les critiques du sionisme ne détestent donc pas l’État d’Israël parce qu’il s’agit d’un projet juif, comme on pourrait l’attendre d’antisémites purs et durs. Au contraire, l’opposition à Israël n’est pas une haine dirigée contre les Juifs où qu’ils soient, mais contre les Juifs partout où ils refusent apparemment de comprendre le « vrai » sens de l’histoire juive. Les sionistes s’accrochent à l’ancien Occident, celui d’avant le tournant du cœur. Ils sont les derniers à être attachés aux anciennes valeurs européennes, en niant les fondements moraux de l’ordre postcolonial et post-national. Ainsi, ils sont certainement importants en tant que témoins de la foi pour ceux dont les yeux ont été ouverts pour voir, et pour ceux qui sont encore à venir : « c’est qu’une partie d’Israël est tombée dans l’endurcissement, jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée » (Romains 11 :25) – la position des sionistes informe le monde entier sur les injustices du colonialisme. Mais si rien n’est fait pour les contenir, les guerres mesquines et vindicatives de ces Juifs pourraient facilement conduire à un cycle de violence « presque biblique » dont seule une catastrophe « sauvagement apocalyptique » pourrait les sauver.

Je conclurai sur une pointe ironique en notant qu’heureusement une poignée de Juifs – « un reste » comme l’écrit Paul à propos de ces Juifs qui furent assez sages pour accepter la vraie foi – ont été capables de comprendre le « message véritable » de la Shoah et ont séparé le sionisme du judaïsme ; certains d’entre eux ont même signé la pétition « Philosophie pour la Palestine » que nous avons évoqué en ouverture : « Car tout ce qui est d’Israël n’est pas ce qu’est Israël » (Romains 9 :  6). C’est d’eux que le Salut adviendra.


Karma Ben Johanan

Karma Ben Johanan est historienne, elle enseigne au département d’histoire des religions de l’Université hébraïque de Jérusalem. Son domaine de spécialité est l’histoire du christianisme et des relations judéo-chrétiennes contemporaines. Elle est lauréate en 2023 du prestigieux prix Dan David.

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