# 147 / Edito

Qu’y-a-t-il entre les Juifs et l’Europe ? Qui peut encore dire, ou se dire, « Juifs d’Europe », en faisant comme si le rapport d’appartenance allait de soi ? « Juifs d’Europe », n’est-ce pas d’abord ce qui a été détruit par la Shoah ? Juifs dévorés par l’Europe. Puis, éventuellement, Juifs réintégrés par une Europe lestée du poids du crime. Entre ces deux termes donc, rien de simple. C’est pourquoi, dans le titre complet de la revue, nous avons pris le parti d’inscrire ce rapport sous la forme d’une juxtaposition, « Les Juifs, l’Europe », soulignant ainsi son caractère problématique, et faisant le pari que, s’il y avait de l’histoire entre les Juifs et l’Europe, elle continuerait à s’écrire au XXI° siècle. Les textes de Jacques Ehrenfreund et Danny Trom que nous publions cette semaine abordent, chacun à leur manière, cette problématique telle qu’elle s’est trouvée réactualisée par « le premier pogrom post-Shoah ». Car, bien que le 7 octobre n’ait pas eu lieu sur le sol européen, ses échos entrent en résonance avec l’histoire, non close, de la haine des Juifs et rouvrent la question de leur avenir en Europe. D’une certaine façon, on pourrait dire que le 7 octobre a aussi eu lieu entre les Juifs et l’Europe, à l’endroit précis qui rend possible la perpétuation de leur lien, tout en rappelant à la mémoire ce qui vient nécessairement le distendre. En ce sens, cet événement est venu poser la question, brûlante, des modalités selon lesquelles l’Europe, et les Juifs, se rapportent à l’histoire qu’ils ont en commun. Or, pour Jacques Ehrenfreund, l’incapacité, sinon le refus, de situer le 7 octobre dans l’histoire de l’antisémitisme et des pogroms est le symptôme d’une crise de la conscience historique européenne qui, pensant son histoire de conflits particularistes surmontée, se berce de la promesse d’une réconciliation universelle. Mais, face à cette conception de l’histoire, qu’il faut bien dire chrétienne, Danny Trom vient rappeler la structure particulière de l’événementialité juive, où l’épreuve s’inscrit dans une série qui résiste à son dépassement. Les Juifs, alors, résistent au prêche universaliste : pire, ils se particularisent encore dans un État qui n’hésite pas à faire la guerre pour garantir leur survie. Le moment critique que nous traversons révèle donc un clivage autour duquel s’organise une profonde incompréhension mutuelle. Et chaque jour qui passe, il faut être un peu plus souple pour tenir le grand écart du Juif d’Europe.

Et pour rendre compte de la profondeur d’une appartenance et d’un échange entre la tradition littéraire européenne et la tradition juive, nous évoquons aussi cette semaine un poème épique écrit en yiddish ancien au XVIe siècle à Venise, adaptation d’un roman courtois que l’on doit à un Juif venu de Nuremberg, Elia Levita (1469-1549) : Le chevalier Paris et la princesse Vienne [Pariz un Vienè], traduit par Arnaud Bikard et paru aux éditions de l’Antilope. C’est la semaine du sept octobre que nous avions prévu d’en publier les bonnes feuilles. Nous sommes heureux de pouvoir rattraper notre retard cette semaine.

Pourquoi des historiens se sont-ils révélés incapables de qualifier les massacres du 7 octobre en les intégrant à l’histoire de l’antisémitisme ? En analysant cette crise de la profession comme un symptôme, Jacques Ehrenfreund met en évidence son rapport avec une forme de critique radicale des Juifs que l’on voit monter en Occident. Cette dernière, qui reproche aux Juifs de n’avoir pas su tirer les bonnes leçons de l’Histoire, en particulier de celle de leur persécution, relèverait d’ailleurs moins de l’antisémitisme moderne que de l’antijudaïsme chrétien…

Plus s’éternise la réponse militaire israélienne à Gaza, plus le souvenir du 7 octobre semble s’estomper dans l’opinion publique internationale. Dans ce texte, Danny Trom tire les conséquences de cette situation : l’apparition d’un clivage net entre ceux pour qui l’événement est passé, et ceux qui, de plus en plus isolés, le gardent fermement à l’esprit.

Pour la première fois, grâce aux éditions de l’Antilope, un poème épique écrit en yiddish ancien a été traduit en français — par Arnaud Bikard. Nous avions prévu d’en publier les bonnes feuilles la semaine du 7 octobre… Même si le livre est sorti il y a maintenant plus de deux mois, nous sommes heureux de pouvoir présenter à nos lecteurs cette œuvre étonnante et singulière, écrite au XVIe siècle à Venise par un juif venu de Nuremberg, Elia Levita (1469-1549), né Elye Bokher – qui a transformé un roman courtois en un texte imprégné d’une connaissance profonde des pratiques et des croyances juives.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.