D’une enfance russe au socialisme yiddish : Vladimir Medem, « légende du mouvement ouvrier juif ».

Cette année marque le centenaire de la mort de Vladimir Medem (1879-1923), grand théoricien du Bund et de la question nationale juive dans l’Empire russe, théorisée dans le cadre des débats de l’internationalisme socialiste. Vladimir Medem s’est distingué par ses écrits et ses activités politiques mais aussi par la singularité de son parcours personnel, sur lequel revient Constance Pâris de Bollardière, l’auteure de la préface de la récente réédition de l’ouvrage d’Henri Minczeles Histoire générale du Bund (éditions L’échappée). Les mémoires de Medem, publiées à New York en 1923, servent de trame à cette évocation.

 

Portrait de Vladimir Medem

 

Vladimir Medem naît en 1879 dans la ville de Liepaja (Libau), en actuelle Lettonie, mais passe son enfance et sa jeunesse dans la ville de Minsk, d’où sa famille est originaire. Ses parents et sa fratrie se convertissent tardivement au luthéranisme, Vladimir seul ayant été baptisé dans l’Église russe orthodoxe. Son père, officier et médecin dans l’armée russe, n’est cependant pas pratiquant et n’aurait pris le chemin de la conversion qu’afin de ne pas perdre son grade. Le jeune Medem n’en grandit pas moins au sein d’une culture russe déjudaïsée. A contre-courant de sa famille distante de la pratique religieuse, il développe enfant une foi chrétienne très profonde, qu’il qualifiera rétrospectivement de « fanatique et aveugle ».

De tels détails sur son enfance nous sont connus grâce aux mémoires qu’il rédige peu de temps avant sa mort, survenue à New York l’année de ses 44 ans. Publiés initialement dans le célèbre quotidien yiddish new-yorkais Forverts, ses souvenirs paraissent dans cette même ville sous forme de livre l’année de sa mort sous le titre Fun mayn lebn (Ma vie[1]). Les premières lignes de ses mémoires nous projettent d’emblée dans le rejet de sa judéité durant son enfance, attitude qui se manifeste particulièrement lorsqu’il saisit sa mère parlant yiddish :

« Comment une chose pareille est-elle possible ! Qu’une dame instruite, intelligente, la femme d’un « général » russe parle en « jargon » ! C’est scandaleux ! J’attends avec impatience le retour de mon père, car je sais qu’en sa présence, cela ne peut se produire. Effectivement, on entend ses pas, et Leyke [la vieille domestique juive] disparaît rapidement dans la cuisine. Je respire avec soulagement : la maison est de nouveau authentiquement russe » (p.19).

Ce premier chapitre témoigne de la honte de la famille Medem à l’égard de son passé juif, caractéristique d’une strate de la bourgeoisie juive russifiée :

« Ce sentiment de honte envers sa judéité, ce désir de rendre secret ses origines étaient la caractéristique de tout notre milieu. […] Enfant, j’en étais profondément imprégné. Je portais cette origine juive comme un fardeau. C’était pour moi une humiliation, une sorte de maladie honteuse qui devait rester ignorée de tous. Si des gens l’apprenaient, ils devaient, s’ils étaient bons et amicaux, faire semblant de l’ignorer, exactement comme on feint de ne pas remarquer la bosse du bossu ou la jambe d’un boiteux, afin de ne pas faire de peine à un infirme. […] Et je ne voulais pas être Juif ; je ne me considérais pas comme Juif. Tel un perroquet, je répétais comme les adultes : ‘nous sommes Russes’ » (p. 21).

Objet de sa honte enfantine, le yiddish devient pourtant dans sa vie d’adulte l’un des piliers de sa pensée politique et c’est dans cette même langue qu’il revient, près de quarante ans plus tard, sur différentes étapes de sa vie dans Fun mayn lebn. Son rapprochement du monde juif s’est opéré selon lui « imperceptiblement », au fil des ans, au gré de lectures et de liens amicaux dans un premier temps, puis bien plus distinctement dans le cadre de son activisme politique. Tout juste diplômé du lycée de Minsk, Vladimir Medem entame à la fin des années 1890 des études de médecine puis de droit à l’université de Kiev. C’est dans ce contexte qu’il fréquente rapidement des cercles socialistes russes. En 1899, sa participation active à une longue grève étudiante aboutit à son expulsion de l’université et à son premier emprisonnement. Il est reconduit à Minsk sous surveillance policière au cours de la même année.

Ce renvoi dans sa ville d’origine l’amène à un retour bien plus profond. À Minsk, Medem devient un « marxiste convaincu » et, « par une curieuse coïncidence, c’est vers cette époque que grandit en [lui] un nouveau sentiment, un nouvel intérêt : [sa] nostalgie pour le judaïsme ». Il devient militant à plein temps au Bund, récemment fondé, en 1897, dans la proche ville de Vilnius (Vilne), afin d’organiser le prolétariat juif de l’Empire russe qui, yiddishophone, exclu de la grande industrie mécanisée et victime d’antisémitisme, fait face à des problématiques particulières qui le distinguent du prolétariat russe. À son retour de Kiev, des militants bundistes sont déjà présents à Minsk, à une époque où le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), tout juste fondé en 1898 dans cette même ville, y est dans ses souvenirs bien moins développé et organisé que ne l’est le parti juif. Medem date son adhésion aux cercles clandestins du Bund de mai 1900. Quelques mois plus tard, il intègre son comité directeur, qui le charge de créer et maintenir des liens entre les masses ouvrières juives et les cadres du parti. C’est au sein de ces premiers cercles bundistes qu’il se familiarise avec la vie juive et débute son apprentissage du yiddish.

Medem est dès cette époque convaincu « que le mouvement ouvrier juif [est] un fait acquis et qu’il ne [peut] y avoir, à son propos, deux opinions ». En 1900, le Bund n’a toutefois pas encore structuré sa position dans les débats, encore en gestation, sur la question nationale. Répondre aux problèmes auxquels les Juifs de l’Empire russe sont spécifiquement confrontés, dont l’antisémitisme, ne va pas encore de pair avec la réclamation de droits collectifs pour la nation juive. Le yiddish, langue vernaculaire des masses juives de la zone de résidence, est utilisé pour s’adresser à elles mais n’est pas encore au cœur de la politique nationale bundiste. De même, si Medem se définit désormais comme Juif, il rappelle dans ses mémoires qu’en 1901, année durant laquelle il connait une seconde arrestation suivie d’un second emprisonnement, il estime encore que

« le yiddish ne d[oit]t être utilisé que lorsque c’[est] indispensable, pour des réunions de masse juives, même à la Razborka[2], en règle générale là où l’on rencontr[e] des gens ne comprenant pas le russe. Parler yiddish à une réunion de comité, uniquement par principe, comme manifestation, me parai[t] mal fondé » (p. 137-138).

Journaux et brochures du Bund, pour la plupart publiés clandestinement, 1897-1904.

Cette même année 1901, lors du IVème congrès du Bund, le parti socialiste juif vote pour la première fois l’adoption de principe de l’idée d’autonomie nationale culturelle, soit une instance dirigeante non-territoriale qui serait chargée de l’auto-administration de leurs affaires culturelles (dont l’éducation en yiddish), ceci sans revendication territoriale. Le jeune Medem, qui ne participe pas encore aux congrès du Bund, n’en est pas moins marqué par l’émergence de cette pensée nationale, à laquelle il commence à s’intéresser lorsqu’il prend, suite à son arrestation, le chemin de l’exil.

Au-delà des premiers chapitres consacrés à son enfance, à son retour vers la judéité et au développement de son activité socialiste, Fun mayn lebn est essentiellement consacré à ses années de maturation politique en exil entre 1901 et 1913, durant lesquelles il fréquente assidûment les cercles de cadres et intellectuels socialistes russes et européens. Consacrant tout son temps à la politique et notamment à l’écriture d’articles pour la presse bundiste (en usant souvent de pseudonymes dont celui de Michael Vinitski), Medem se rend aussi régulièrement dans d’autres villes européennes à l’occasion de réunions ou des congrès, du Bund, du POSDR, du sionisme ou de l’Internationale socialiste. Des villes telles que Genève, Bâle, Zurich, Berne, Amsterdam, Londres, Bruxelles, Lemberg, Munich, Vienne, Stockholm, Kotka, Imatra ou encore Copenhague, sont ainsi traversées tout au long de ces années, sans compter ses destinations de vacances et ses trajets au sein de la Russie. De ses déplacements européens, Medem évoque les échanges et débats avec des socialistes de nombreux pays, dont beaucoup d’exilés de l’Empire tsariste, issus de différentes factions et représentant différentes nationalités, en particulier des Russes, des Polonais, des Lettons et des Juifs. Parmi ces derniers figurent également des socialistes révolutionnaires (membres du parti SR) ou des sionistes de diverses tendances. Dans ses mémoires, c’est donc aussi toute cette constellation politique européenne du premier quart du XXème siècle que Medem évoque, tels le socialiste révolutionnaire russe Grigorii Gershuni, les sociaux-démocrates russes Gueorgui Plekhanov et Léon Trostki, le socialiste révolutionnaire, écrivain et ethnographe juif S. An-Ski, le socialiste révolutionnaire, territorialiste puis sioniste socialiste et grand défenseur de la cause nationale juive et de la culture yiddish Chaim Zhitlovsky, la sociale-démocrate allemande d’origine juive polonaise Rosa Luxemburg, l’anarchiste français Sébastien Faure, l’austro-marxiste Otto Bauer ou encore le socialiste français Jean Jaurès, sans compter de nombreux cadres bundistes.

Pendant les premières années du XXème siècle, qui correspondent à son premier exil suisse (entre 1901 et 1905, à Berne puis à Genève), Medem élabore sa pensée politique dans la continuité du congrès bundiste de 1901.

« De loin, on voit parfois mieux, on ressent avec plus d’acuité. Au loin, dans les montagnes suisses, à des milliers de kilomètres du monde ouvrier juif, j’ai perçu toute la grandeur et la beauté du Bund. » (p. 177).

Les débats bundistes les plus intenses sur la question nationale se tiennent en 1903, lors du Vème congrès du Bund, à Zurich. Face aux bundistes les plus « internationalistes » comme aux tenants d’une politique nationale, Medem, âgé de 23 ans, expose sa propre perspective en défendant la position « neutraliste » qu’il mûrit depuis plusieurs années et dont il présente ainsi le cheminement intellectuel dans ses mémoires :

« Je pressentais que, dans la lutte entre le nationalisme et l’assimilationnisme qui se déroulait dans la presse juive bourgeoise, les deux tendances avaient tort. D’un point de vue socialiste, elles étaient fausses. Le socialisme devait s’élever au-dessus de ces deux tendances. La pensée socialiste devait s’inspirer d’autres conceptions et il lui fallait mesurer ce phénomène d’une manière toute différente. Les arguments des nationalistes prétendant que ceux qui n’étaient pas avec nous étaient des assimilateurs et les arguments des assimilateurs prétendant que ceux qui n’étaient pas avec eux étaient des nationalistes m’irritaient. Je sentais qu’il devait certainement exister une troisième voie, non pas une voie intermédiaire qui s’inspirerait un peu de l’une et un peu de l’autre, mais se situant à un autre niveau social de pensée et de conscience. Cette troisième voie commençait à se préciser dans mon esprit » (p. 195-196).

Portrait de l’auteur et page de garde du premier tome des mémoires de Vladimir Medem, Fun mayn lebn, New York, 1923

Si son discours de 1903 n’a pas été conservé et que Fun mayn lebn n’en présente pas le détail théorique, le compte-rendu des actes du congrès a été préservé. Dans son écrit le plus influent, La social-démocratie et la question nationale, publié une année plus tard en russe à Genève dans le quotidien Vestnik Bunda (Messager du Bund) puis en yiddish à Vilne en 1906, Medem expose à nouveau clairement sa position, développée dans la continuité du congrès de 1903. L’historien Roni Gechtman, qui s’est penché sur le « neutralisme » de Medem et sa réception dans ces années, explique que le jeune bundiste déplore la faiblesse des analyses marxistes sur la question nationale, considérant que celle-ci peut tout à fait être traitée dans des termes socialistes, refléter « les intérêts véritables de la classe ouvrière » et avoir un caractère internationaliste sans questionner la primauté de la lutte des classes[3]. A l’encontre des modèles d’États-nations promus par les mouvements nationalistes, Medem propose l’ « État des nationalités », dans lequel la protection des minorités nationales et leur autonomie nationale culturelle seraient garanties. De tels Etats laisseraient par ailleurs les membres de la culture minoritaire libres de choisir de s’assimiler ou de préserver leur propre culture. Tel est le sens du neutralisme de Medem : tout en dénonçant le nationalisme, il considère que la persistance de la nation juive de culture yiddish, à long terme, demeure une question ouverte, qui sera déterminée par des facteurs historiques. Toujours selon Gechtman, il prédit néanmoins que la persistance de la nation juive après l’avènement du socialisme est probable et pose la lutte contre l’oppression des minorités et leur assimilation forcée comme un enjeu essentiel.

Aucun compromis sur la question nationale n’est trouvé au congrès bundiste de 1903, mais Medem y fait forte impression sur les dirigeants du parti et rejoint la même année la délégation du Bund au IIème congrès du POSDR. Demeuré célèbre pour avoir acté la division entre bolcheviks et mencheviks, ce congrès aboutit également à la séparation du Bund et du parti russe. Le Bund ne peut transiger sur sa représentation autonome du prolétariat juif, qui constitue sa raison d’être, tandis que le POSDR la lui refuse[4].

*

La synthèse bundiste entre socialisme, internationalisme et droits nationaux culturels des Juifs de culture yiddish se démarque au sein des cercles socialistes au début du XXème siècle, dans lesquels, comme l’a récemment documenté l’historien Jean-Numa Ducange dans Quand la gauche pensait la nation : nationalités et socialismes à la Belle-Époque, « le débat » sur la question nationale « fait rage ». Dans Les marxistes et la question juive, l’historien Enzo Traverso explique que « la culture marxiste » en Europe occidentale et centrale mais aussi dans l’Empire russe reste à cette époque « prisonnière d’une interprétation de l’histoire juive, héritée dans une large mesure des Lumières, qui identifi[e] émancipation et assimilation, qui n’arriv[e] à concevoir la fin de l’oppression juive qu’en termes de dépassement de l’altérité hébraïque ». L’assimilation juive est perçue « comme aboutissement inévitable et souhaitable du ‘chemin de l’histoire’ ». Or, au contraire des Juifs d’Europe occidentale et centrale qui ont connu l’émancipation, les Juifs de l’empire tsariste au tournant du XXème siècle demeurent privés de droits civiques tout en subissant de surcroît antisémitisme et pogromes. Dans ce contexte, la modernisation économique, culturelle et sociale bouleverse le monde juif traditionnel sans mener, en dehors de cercles restreints de l’intelligentsia, à l’assimilation. La lutte pour l’émancipation a par conséquent « plutôt tendance à se confondre avec une prise de conscience nationale », pensée en lien avec l’internationalisme du mouvement socialiste.

Parmi les plus forts adversaires de la politique du Bund se trouve le chef de file des bolcheviks, Lénine, violemment opposé aux demandes d’autonomie nationale culturelle juive (tout comme celles émanant d’autres nations), qu’il juge « nationalistes », « séparatistes » et « ségrégationnistes ». Lénine rejette de même le projet corollaire d’organisation du POSDR, parti russe unique et centralisé, en une fédération de structures nationales. Considérant enfin qu’une nation doit posséder un territoire, Lénine invalide la conception bundiste de nation juive, articulée autour de la langue et de la culture yiddish[5].

Membres du Bund veillant les corps de trois de leurs camarades, tués à Odessa durant la révolution de 1905.

Les attaques de Lénine sont fréquentes dans ces années précédant les révolutions de 1917. Si selon Roni Gechtman, le Bund ne répond pas aux nombreuses offensives de Lénine dans la presse, Medem y revient dans Fun mayn lebn, dont les critiques les plus vives concernent le dirigeant bolchevik :

« C’était un homme de fer. Il possédait la capacité et la volonté de dominer. Il savait ce qu’il voulait et, lorsqu’il voulait quelque chose, il faisait ce qu’il fallait pour l’obtenir. Rien ne l’arrêtait. Il se souciait très peu d’être en minorité lorsqu’il voulait faire passer une décision. Il s’en arrangeait. Il se jetait sur les adversaires avec rage et amenait les gens à se ranger de son côté. Et il obtenait la majorité. […] D’une façon ou d’une autre, il parvenait à ses fins. C’est en cela qu’il était véritablement un dictateur né. » (p. 172).

Fun mayn lebn consacre en revanche peu de lignes au sionisme, projet auquel le Bund et sa politique diasporique s’oppose catégoriquement. La lecture de ses mémoires nous apprend que Medem suit plusieurs congrès sionistes, tout en se sentant très éloigné de cette cause :

« Mon attachement au judaïsme a toujours été – comme l’exprimerait un sioniste – un « sentiment de la galouth » (Exil). Les palmiers et les vignobles de la Palestine m’ont toujours été et me sont restés étrangers » (p. 139).

La composante marxiste du sionisme, portée par le fondateur du Poale Zion et défenseur du yiddish Ber Borokhov, n’est que peu mentionnée. Les débats politiques et existentiels qui animent le monde juif avec tant d’ardeur occupent dans son texte une place bien moins centrale que la question de l’intégration du Bund et de la nation juive de culture yiddish au sein de la social-démocratie en Russie, ou des stratégies à adopter dans le contexte politique de l’Empire :

« Les gens de l’Iskra[6], comme la plupart des sociaux-démocrates russes, n’avaient de la question nationale qu’une notion des plus simplistes. Ils ne s’en souciaient guère, considérant qu’il ne s’agissait là que d’une préoccupation bourgeoise. Ils comptaient dans leurs rangs de nombreux camarades juifs, résolument assimilateurs, et qui étaient les plus farouches adversaires de l’idée nationale juive. Ils prétendaient que les Juifs ne formaient pas une nation, que la langue yiddish était un affreux ‘jargon’, etc., etc., et oser présenter des revendications nationales constituait une nouvelle preuve du nationalisme et du chauvinisme du Bund. C’est ainsi que se développa une attaque implacable. De plus, les exigences du Bund furent comprises de travers et interprétées plus mal encore. Il s’ensuivit une atmosphère hostile et une polémique passionnée. Ce combat dura longtemps et amena, en 1903, l’éviction du Bund. Mais la victoire espérée par les gens de l’Iskra ne se produisit pas. Bien au contraire, la pensée bundiste sortit de la lutte plus clarifiée et renforcée. C’est dans cette ambiance de polémiques et de lutte que mon ‘patriotisme bundiste’ se développa largement » (p. 176).

D’autres personnalités phares de l’époque ne sont quant à elles pas du tout évoquées, comme l’historien et partisan de l’autonomie nationale culturelle Simon Doubnov, qui n’était pas marxiste et dont la conception d’une nation juive spirituelle dépassait le cadre de la yiddishkeyt qui était celui du Bund. La conférence internationale tenue à Czernowitz en 1908, qui fut le cadre d’ardents débats autour des langues du peuple juif et en particulier de l’hébreu et du yiddish (elle s’acheva sur le compromis de la reconnaissance du yiddish comme l’une des langues nationales du peuple juif et non la langue comme le défendaient certains), mais dans laquelle le Bund fut peu représenté, n’est pas non plus abordée. Fun mayn lebn inclut cependant plusieurs pages sur la sensibilité de Medem face à la beauté des montagnes suisses, son goût des cafés viennois ou encore de la littérature russe, ces passages fréquents pouvant amener à questionner le genre littéraire auquel appartient cet ouvrage, que des auteurs yiddish qualifient d’”autobiographie” lorsque des historiens anglophones y font référence en tant que “mémoires”. Son mariage et sa vie de famille à l’âge adulte sont en revanche, eux, à peine évoqués.

Depuis Genève, Medem observe les débuts de la révolution russe de 1905, à laquelle prend part le Bund. Les déceptions de la révolution affaiblissent le parti, qui perd de nombreux militants, dont un certain nombre émigre, vers l’Amérique notamment. Dans le contexte de cet essoufflement révolutionnaire et de la vague de pogromes qui sévit entre 1903 (année du pogrome de Kichinev) et 1906, le Bund renforce son approche nationale et sa défense du yiddish. C’est à cette époque, entre 1905 et 1908, que Medem effectue son premier retour en Russie. Pendant ce séjour clandestin dans les villes de Vilno puis de Kovno, Medem poursuit son travail de conférencier et de rédacteur pour la presse bundiste. En 1908, menacé par la répression politique, il vit à nouveau à Genève puis à Vienne de 1912 à 1913. Cette seconde période d’exil européen s’achève sur un second retour russe, à la veille de la Première Guerre mondiale, qui se transforme immédiatement en un passage de deux années en prison, entre Kovno, Orel, Smolensk et Varsovie, période de détention à laquelle Medem consacre les derniers chapitres de ses mémoires. Condamné aux bagnes sibériens, il est finalement libéré par l’arrivée de l’armée allemande, en août 1915, à Varsovie.

L’équipe éditoriale de l’hebdomadaire bundiste Nasha Tribuna, à Kovno, 1907. Depuis la droite : Vladimir Medem, Isaiah Eisenstadt et David Zaslawski.

La déception est grande devant l’interruption de son texte avant son expérience des révolutions russes de février et octobre 1917, des débuts de la Pologne indépendante, où le Bund a pu poursuivre son activité en tant que parti politique légal, puis de son installation aux États-Unis à la fin de l’année 1920. Estimant ne pas avoir le recul suffisant pour aborder ces événements, il conclut ses mémoires sur sa libération de 1915. Il décède peu de temps après, d’une maladie, à New York, le 9 janvier 1923. Nous savons cependant qu’opposé à la politique imposée par les bolcheviks, qu’il qualifie de dictature, Medem s’inquiète à la fois de la montée d’une tendance pro-communiste dans les rangs du Bund et de la montée des nationalismes au sein de la social-démocratie. Son soutien au développement de la culture yiddish ne faiblit pas.

*

Dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, l’autonomie nationale culturelle est l’un des piliers du programme du Bund, qui créé plusieurs grandes institutions socio-culturelles. Le concept de neutralisme de Medem est certes rejeté à partir de 1910 mais ses articles sur la question continuèrent d’être publiés par le parti. Un ouvrage en son honneur, paru à New York en 1943, pour les 20 ans de sa mort, sous le titre Vladimir Medem. Tsum tsvantsikstn yortsayt, inclut ainsi à nouveau en yiddish ce « travail fondamental » « peu connu », dont l’apport sur la pensée nationale est « inestimable ». Dans sa longue préface au sujet du neutralisme de Medem, le comité éditorial prend néanmoins soin de resituer ce concept dans le contexte de l’époque durant laquelle il a été élaboré, soit aux prémices du développement théorique du socialisme juif. Cette préface précise que le neutralisme présenté par « le Medem de 25 ans » n’a en définitive pas été retenu par le Bund, « le Medem plus mûr » l’ayant d’ailleurs lui-même repensé, mais que ses opposants n’ont pas hésité à l’instrumentaliser pour accuser le Bund d’indifférence quant au destin de la nation juive. Dans ce même ouvrage figurent d’autres rééditions en yiddish de textes rédigés par Medem dans les années 1911-1919 et portant sur la question nationale juive en Russie, la théorie et la politique menée par Lénine, le sionisme, la langue et la culture yiddish, son expérience en prison en 1913-1915 et la célébration des 22 ans du Bund. Une bibliographie partielle de ses publications vient conclure l’ouvrage.

En amont de ces documents, cinq cadres bundistes, dont quatre personnalités récemment réfugiées aux Etats-Unis suite à l’invasion allemande de la Pologne, reviennent chacun sur un aspect particulier du parcours politique de Vladimir Medem. L’éducateur bundiste Shloyme Kazdan, qui fut l’un des piliers du réseau scolaire yiddish Tsysho en Pologne, revient dans sa contribution sur les efforts considérables fournis par Medem en faveur des écoles socialistes yiddish, dont la langue représentait pour ce dernier « les véritables préoccupations vitales » des masses juives, et qu’il apprit puis maîtrisa parfaitement avec les années. Nombre d’écoles yiddish dans l’entre-deux-guerres ont ainsi porté son nom, en Pologne indépendante comme dans des pays d’immigration. Son souvenir était également à l’honneur au sanatorium Medem de la ville de Miedzeszyn, l’une des institutions phares du Bund dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, célèbre pour sa pédagogie avant-gardiste et dont on peut voir des images dans le film d’Aleksander Ford Mir kumen on (Nous arrivons) de 1936. Le 22 août 1942, les enfants et le personnel du sanatorium ont été déportés au centre de mise à mort de Treblinka.

Extrait de Mir kumen on, le film d’Aleksander Ford tourné en 1936 avec les enfants du sanatorium Medem.

Écrite en avril 1943, alors que la majorité des Juifs européens dans le yiddishland a déjà été assassinée pendant la Shoah, la préface du livre édité pour les 20 ans de sa mort s’achève sur les « lumières de l’héritage spirituel de Medem » qui, en se frayant encore un chemin à travers le « voile épais » de « la plus sanglante des tempêtes de l’histoire », démontrent on ne peut plus clairement ce que cet homme a signifié pour le Bund, pour la pensée socialiste juive et pour le mouvement ouvrier juif. Aujourd’hui à Paris, deux associations juives de culture yiddish portent son nom. Le Centre Medem – Arbeter Ring,  « organisation juive, laïque, diasporique située dans la mouvance socialiste et attachée à la culture yiddish »,  « revendique l’héritage spirituel du Bund »[7]. Un cycle de conférences en hommage à Vladimir Medem, inauguré le 9 janvier, y est organisé tout au long de l’année 2023[8].  « Dans un esprit de laïcité et d’ouverture », la Bibliothèque Medem – Maison de la culture yiddish a quant à elle  « pour objectif de favoriser la conservation du patrimoine, de diffuser la culture yiddish en France et en Europe, de promouvoir le yiddish comme langue de culture, et de privilégier sa connaissance auprès de publics issus de tous horizons »[9]. Le 7 janvier dernier, une conférence en ses murs a rendu hommage au théoricien bundiste[10].

Au-delà de ces associations juives, le nom de Medem, dont on peut lire sur la pierre tombale qu’il fut  « la légende du mouvement ouvrier juif », reste peu connu. D’après l’historien Samuel A. Portnoy dans l’introduction de sa traduction de Fun mayn lebn en anglais, Medem était également inconnu, dans les années 1970, dans les cercles de spécialistes du mouvement révolutionnaire russe. Il nous est quant à nous arrivé ces dernières années de rencontrer des personnes se demandant de quels mots Medem était l’acronyme. L’analyse de Medem sur la question nationale, qui fut un grand classique au sein du Bund, ne semble pas avoir été traduite dans une autre langue que le yiddish. Elle demeure bien moins connue que l’ouvrage de l’austro-marxiste Otto Bauer, contemporain de Medem, La question des nationalités et la social-démocratie, publié en allemand à Vienne en 1907 et traduit dans plusieurs langues dont le français. Dans son célèbre texte, Otto Bauer plaide également en faveur de l’autonomie nationale-culturelle et de la déterritorialisation de la question nationale, ici dans le cas des nations de l’Autriche-Hongrie, cadre dans lequel il prédit à long terme l’assimilation des Juifs au sein d’autres cultures. Selon les historiens Gertrud Pickhan et Roni Gechtman, Medem ne fut pourtant pas moins  « multiculturaliste avant la lettre » que les austro-marxistes Otto Bauer et Karl Renner. Rechtman suggère de même « que ces analyses ont plus qu’une signification historique, puisque les problèmes adressés par Renner, Bauer et Medem […] continuent de frapper les sociétés de plus en plus diverses de notre époque »[11]. Fun mayn lebn a en revanche été traduit dans plusieurs langues, dont l’anglais, le français, l’hébreu, le russe et l’espagnol. Nous en recommandons la lecture à toute personne intéressée par le parcours singulier de cet homme ainsi que par le Bund, les Juifs de culture yiddish, la social-démocratie russe et européenne au début du XXème siècle et les droits des minorités.


Constance Pâris de Bollardière

Docteure en histoire de l’EHESS, directrice adjointe du George and Irina Schaeffer Center for the Study of Genocide, Human Rights and Conflict Prevention à The American University of Paris.

Notes

1 Traduit du yiddish par Henri Minczeles et Aby Wieviorka, préfacé et annoté par Henri Minczeles, Paris, Honoré Champion, 1999.
2 Nom donné à Minsk au corps central rassemblant différents groupes bundistes.
3 Roni Gechtman, “National-Cultural Autonomy and ‘Neutralism’: Vladimir Medem’s Marxist Analysis of the National Question, 1903-1910”, Socialist Studies, 3/1, 2007, p. 69-92.
4 Le Bund réintégre, en 1906, le POSDR. Cela ne met cependant pas fin aux désaccords profonds entre bolcheviks et bundistes sur la question nationale, qui s’accentuent même au cours des années 1912-1914.
5 Roni Gechtman, “A ‘museum of bad taste’? The Jewish Labour Bund and the Bolshevik position regarding the national question, 1903-14”, Canadian Journal of History, 43/1, 2008, p. 31-67.
6 Titre du journal du POSDR, signifiant “étincelle”, créé fin 1900 et rédigé jusqu’en 1903 par Lénine et ses collaborateurs.
7 centre-medem.org/presentation/
8 centre-medem.org/EVT/vladimir-medem-30-juillet-1879-9-janvier-1923/
9 yiddishweb.com/institution-2/
10 programme.yiddish.paris/?tribe_events=la-bibliotheque-medem-ouvre-ses-portes-vladimir-medem-en-francais-en-presentiel
11 Gechtman, “National-Cultural Autonomy and ‘Neutralism’”, p. 71.

Écrire à l’auteur

    Article associé

    Soutenez-nous !

    Le site fonctionne grâce à vos dons, vous pouvez nous aider
    Faire un don

    Avec le soutien de :

    Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

    Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.