Alors que la situation à Gaza s’aggrave et que le débat politique israélien se radicalise toujours plus, tout projet de solution au conflit israélo-palestinien semble décalé. Pourtant, nombreux sont ceux qui préparent l’avenir. Un projet politique, A Land for All – Two States, One Homeland mérite une attention particulière. Il propose deux États souverains liés par une confédération, reconnaissant chacun les légitimités nationales de l’autre, et organisant la coexistence sur toute la terre disputée. Dans un contexte marqué par l’impasse militaire, la fatigue démocratique et la montée des lectures antisionistes en Europe, y compris de ce projet, que penser d’une telle construction utopique ?

Lors de notre voyage de reportages en Israël, en mai 2024, nous avons rencontré de nombreuses personnes, toutes impressionnantes par leur vitalité, leur esprit de résistance et leur imagination pour assurer l’avenir de leur pays. Deux d’entre elles, Meron Rapoport, juif israélien, et Rula Hardal, palestinienne israélienne, défendent un projet politique singulier, qui tranche avec les options qui dominent en général le débat public : « A Land for All – Two States, One Homeland »[1].
Longtemps, il nous a semblé que le caractère utopique du projet « A Land for All » le rendait peu audible dans la situation saturée par la guerre, mais aussi par les luttes internes pour sauver l’État de droit et la démocratie en Israël – luttes antigouvernementales qui avaient précédé la guerre et qui se poursuivent depuis en parallèle. Notre crainte était qu’au milieu du conflit armé et des déchirements provoqués dans l’opinion en conséquence du 7 octobre, ainsi que par le tour pris par la riposte israélienne au fil des mois, la parole de nos interlocuteurs ne soit étouffée ou, pire, qu’elle en ressorte déformée, voire récupérée à des fins de propagande antisioniste dans un contexte européen où cette vague n’a cessé de grandir, devenant une véritable déferlante.
Mais le temps des atermoiements nous semble révolu, au moment où la composante sioniste religieuse d’extrême droite du gouvernement et son Premier ministre s’engagent dans le projet d’occupation de Gaza. Les otages semblent oubliés, la population civile palestinienne de Gaza réduite à subir les bombardements et la faim, tandis que la société civile israélienne est épuisée par une guerre qui n’en finit pas, et dont la signification se perd maintenant dans une pure politique de puissance, au mépris du droit des peuples – ce droit même qui irrigue le sionisme au sens propre du terme. Les États-Unis, alliés historiques de cette société civile libérale dans sa défense d’un sionisme démocratique fondé sur l’État de droit, ne constituent plus un appui que pour autant que leur propre politique de puissance y trouve son compte. Ainsi sont-ils indifférents aux agissements d’Israël à Gaza et dans les territoires occupés, du moment qu’ils ne perturbent pas leurs accords géostratégiques avec les pays arabes – voire avec l’Iran.
Nous voilà donc plongés dans une catastrophe sans fond. Or, précisément, dans ces temps où aucune issue ne se dessine, un projet utopique a pour vertu de rappeler qu’il faudra bien un jour s’acheminer vers un règlement équitable du conflit, même si la société israélienne, depuis le 7 octobre, n’a jamais été aussi loin d’entrevoir une telle possibilité.
C’est dans ce contexte que nous avons décidé de présenter aux lecteurs de K. le projet « A Land for All », à travers la voix de Meron Rapoport, cofondateur du mouvement qui, donnant suite à nos discussions avec lui et Rula Hardal en mai 2024 a bien voulu nous accorder un entretien un an après. Ce projet a récemment fait parler de lui dans la presse française. Un grand nombre d’intellectuels, Européens et Américains notamment, ont lancé un appel à l’Union européenne pour qu’elle le soutienne et en fasse sa position officielle. Mais la brève présentation qui était donnée du projet ne permet pas d’en mesurer exactement la nature et les implications, et encore moins d’identifier les écueils qu’il faudrait surmonter pour que sa réalisation soit possible. Or, cette tâche est indispensable. C’est mal connaître le genre utopique – fait de descriptions et de précision concrètes – que de penser qu’on puisse passer outre cette évaluation. Tel est le cas a fortiori dans un contexte tragique comme l’est le conflit israélo-palestinien, où sa valeur même d’utopie, capable comme telle de guider et d’animer les volontés au moment où on en a le plus besoin, doit nécessairement se mesurer à sa faisabilité. D’autant plus qu’à se contenter d’invocation vague, on fait courir au projet le risque d’apparaître pour ce qu’il n’est absolument pas : une entreprise antisioniste visant à tourner la page du sionisme historique qui a inspiré la création de l’État d’Israël.
Or qu’est-ce que le sionisme, sinon le projet de fonder un État juif souverain en Eretz Israël, assurant la sécurité de ses citoyens et, à ce titre, vivant idéalement en paix avec ses voisins ? « A Land for All » propose exactement cela : reconnaître fermement que le conflit entre Israéliens et Palestiniens est un conflit national qui ne saura être résolu que par le maintien d’Israël comme État juif souverain dans les frontières de 1967 et la création d’un État palestinien souverain à ses côtés. Rula Hardal, co-présidente actuelle du mouvement, y a insisté d’entrée de jeu lors de notre discussion en 2024 : « La révision transformatrice de nos identités nationales, de nos projets nationaux et de nos mouvements nationaux est exactement ce dont nous avons besoin ». Ce qui, de ce point de vue exprimé par une Palestinienne, commence par le fait de reconnaître que « le projet national sioniste est pleinement légitime ». Et réciproquement, faut-il ajouter d’emblée, ce qui, dans la situation actuelle, est tout aussi difficile à faire admettre par une grande partie de l’opinion juive. Bref, la question de la conscience nationale aiguisée, en aucun cas atténuée ou amputée, mais approfondie et explicitée par chacune des deux parties, voilà le nouveau chemin qu’on s’efforce ici d’ouvrir. Et c’est aussi, il faut le souligner, ce qui situe ce projet à l’opposé de l’hypothèse binationale et de l’abolition d’une souveraineté juive qui définissent aujourd’hui une large part des positions antisionistes – quand celles-ci ne visent pas simplement à l’expulsion des juifs comme de colons dont il faudrait enfin se débarrasser[2].
Mais il ne s’agit pas non plus d’une solution à deux États telle que nous la connaissons. Ou plus exactement, pour reprendre encore les termes de Rula Hardal, il s’agit d’une solution à « deux-États-plus » (« a two-states-plus vision »). Quel est donc ce plus ?
« La révision transformatrice de nos identités nationales est exactement ce dont nous avons besoin. » — Rula Hardal
Sur le plan pratique, il se laisse d’abord décrire en termes de liberté conquise pour tous, sur toute l’étendue de la Palestine mandataire. L’idée est que, dès lors qu’un État palestinien sera créé sous la forme d’un État de droit démocratique, respectant les droits humains universels tels qu’énoncés par le droit international – égalité, liberté, respect des minorités, sacralité de la vie humaine –, il pourra entrer avec Israël (qui déjà répond à ces critères depuis sa fondation, même si sa marge de progression en la matière reste patente, et s’agrandit de jour en jour en ce moment sous la pression du pouvoir d’extrême droite) dans une confédération de deux États-nations souverains, inspirée du modèle de l’Union européenne, et de la gestion de frontières ouvertes, des possibilités de déplacement et de résidence offertes à tous ses ressortissants. Cette confédération garantirait ainsi une relation fluide entre deux États ; elle disposerait également d’institutions communes notamment en matière de politique monétaire (rappelons que le shekel est déjà le moyen de paiement en Israël comme dans les territoires occupés et à Gaza), sociale et sécuritaire. La coopération économique, le partage de ressources et de biens communs primaires – tout particulièrement le partage de l’eau -, mais aussi des droits sociaux, à commencer par la santé, de même que la protection civile sur les deux territoires également, voilà ce qui formerait un socle d’expérience commun entretenu et consolidé, pour une population globale répartie en deux groupes, aux citoyennetés, et donc aux droits politiques et à la capacité d’influer sur les orientations de leur propre État, entièrement distincts.
Ce socle commun se fonde sur la réunification confédérale d’un espace, qui compte également, quoi que de manière différente, pour les deux parties. Car compter également ne veut pas dire compter identiquement. C’est la rigueur et l’intelligence de cette vision politique que de nous rappeler cette vérité politique primordiale. « Également » veut dire, « avec la même légitimité ». Mais cette légitimité égale est aussi, lorsqu’on entre dans le contenu des expériences, ce qui différencie les acteurs en présence, en vertu du sens que chacun met dans le fait d’appartenir à cette terre prise dans son intégralité. L’originalité du projet consiste ainsi à prendre en compte deux attachements, également justes, mais dotés de significations spécifiques, à la totalité de l’espace de la Palestine mandataire. Ces attachements, il s’agit de les honorer et de les reconnaître de part et d’autre et pratiquement, tout en maintenant les deux entités de la confédération politiquement distinctes. Ainsi, les citoyens de l’État palestinien circuleront librement en Israël et seront libres de s’installer sur les terres de leurs ancêtres – sans pour autant devenir citoyens israéliens, donc sans pouvoir participer aux décisions souveraines de l’État juif. Symétriquement, les colons israéliens actuellement installés dans les territoires occupés pourraient y rester en tant que citoyens israéliens vivant sur le territoire souverain palestinien, sans pouvoir, eux non plus, influer sur la politique de cet État.
L’utopie commence par l’épreuve pour chacun de reconnaître la légitimité du projet national de l’autre.
L’utopie commence évidemment par l’obligation d’enjamber la difficulté immense que représente actuellement la création d’un État démocratique palestinien. Car elle suppose — comme le souligne le projet – le démantèlement complet et le désarmement du Hamas à Gaza ainsi que la transformation de l’Autorité palestinienne en instance démocratique. Nulle milice d’aucune sorte, insiste de son côté Meron Rapoport, ne pourra persister dans aucun des deux États. Le monopole de la force légitime sera détenu, sur le territoire qui lui est imparti, par chacun d’entre eux. Mais, même si l’on imagine ces obstacles levés – ce qui, souligne-t-il encore, ne pourra se faire que graduellement, la violence ne s’éteignant certes pas du jour au lendemain – un autre obstacle, de taille, est souvent souligné. Entre les deux parties, la méfiance serait trop profonde, la peur trop grande, les traumatismes des deux côtés trop massifs pour que l’on puisse croire sincèrement à la possibilité d’une cohabitation pacifique de citoyens et de résidents sur ce même territoire. D’autant plus qu’il s’agit d’une terre que les deux parties considèrent parfois comme leur possession exclusive, et que d’aucuns, de surcroit, sacralisent. En d’autres termes, l’illusion se manifesterait par l’abstraction que l’on fait de ce que l’attachement, par sa puissance exprimée de chaque côté, non seulement distingue, mais oppose les protagonistes.
Or, la force du projet est précisément de ne pas buter sur ce constat qui se veut réaliste, mais d’envisager la situation à partir de ce qui est tout aussi réel, à savoir ce qui lie d’ores et déjà objectivement les deux parties. Ce lien ne se résume pas à une interdépendance économique, pour intense et effective qu’elle soit. Le « partenariat » sur lequel s’attarde Meron Rapoport s’appuie sur ce plan, mais l’outrepasse aussi très largement. L’intuition des promoteurs du projet ne se réduit pas à la valorisation de l’intégration de l’ensemble des groupes en présence par le commerce et le travail. Car si l’intégration sociale est certes fondée en partie sur l’intégration socio-économique, il est clair qu’elle ne peut suffire dans le contexte politico-historique du conflit israélo-palestinien.
Ce qui unit également et tout aussi objectivement les deux peuples, c’est précisément ce qui les a généralement divisés et conduits aux affrontements armés, à savoir leur attachement égal quoique non identique à cette terre. Cet attachement, c’est un fait, a disposé les deux parties comme des ennemis se livrant des guerres meurtrières. Il l’a fait d’autant plus, souligne Rula Hardal, qu’il a été surdéterminé religieusement. Or, nous confie-t-elle, « le problème est avant tout entre deux groupes nationaux ». Revenir à cette réalité, ce n’est pas confondre abruptement les positions, mais c’est rétablir l’espace où elles peuvent s’articuler : celle d’une appartenance politique différente à ce lieu qui est bel et bien le même lieu. C’est en repartant de là – point de départ récusé aussi bien par les sionistes religieux, que par les mouvements islamistes qui ont pris le pouvoir à Gaza, lesquels n’agissent en vérité ni en faveur des Israéliens ni en faveur des Palestiniens – que les bases peuvent être posées d’une reconnaissance mutuelle des liens légitimes, y compris religieux, que chacun entretient avec cette terre.
Imaginer que l’affect de l’autre n’est pas un simple prétexte pour expulser, coloniser et, en retour, tuer de façon indiscriminée, mais qu’il est sincère, voilà donc le présupposé utopique cardinal. L’« utopie réelle », en effet, est fondée sur ce pari : que la réciprocité des perspectives peut non seulement être déclenchée mais qu’elle l’est en partie déjà, chacun étant capable de se mettre à la place de l’autre, de le supposer de bonne foi, autrement dit, de ne pas le soupçonner de mentir lorsque sa voix tremble à l’évocation des oliviers de son village natal ou du tombeau des patriarches. Le projet mise donc sur la capacité de chacun à imaginer que l’émotion de l’autre n’est pas une ruse destinée à justifier une politique d’hostilité. Mais s’il ne fait pas de la perspective de l’autre un mensonge, c’est aussi parce que l’attachement à la sienne propre s’éprouve comme indéfectible. Il mise, en d’autres termes – ce langage n’est pas celui employé, mais l’interprétation qu’en donne K. – sur l’intégration socio-historique déjà à l’œuvre, tissée au sein du conflit lui-même.
Ce qui les unit, c’est précisément ce qui les a divisés : leur attachement égal, quoique non identique, à cette terre.
Le second présupposé relève également du plan affectif, et peut sembler plus utopique encore. Pour que ce type d’intégration fonctionne, une condition est nécessaire, à savoir la reconnaissance mutuelle des traumatismes effectivement vécus qui soutiennent en profondeur les engagements de part et d’autre. Soyons précis. Il ne s’agit pas ici d’une politique de la culpabilité, ni d’un comptage des souffrances infligées de chaque côté, ni d’un débat nécessairement interminable sur la question de savoir qui a le plus souffert. Il s’agit de reconnaître que ce conflit a lui-même une histoire, et qu’en elle, les deux parties interviennent chacune chargée de traumatismes sans qu’il ne soit nécessaire de les comparer, ni a fortiori de les symétriser.
Pour les juifs israéliens, cela implique de prendre la pleine mesure de la Nakba, de l’occupation, des effets de la colonisation, qui, pris ensemble, dessinent le cadre du traumatisme historique continu des Palestiniens. Cela implique de reconnaître que l’évocation de ce traumatisme n’est pas un instrument rhétorique au service d’une politique de la force, de la reprise de possession d’un territoire, qui passerait en l’occurrence par une victimisation illimitée. Pour le peuple palestinien, comme l’a souligné avec courage Rula Hardal, cela signifie reconnaître que la lutte contre Israël dans sa forme terroriste et la rhétorique qui l’accompagne n’a cessé de raviver le traumatisme de la Shoah, ce que les Palestiniens n’ont jamais su reconnaître. « Victimes de la solution donnée à la question juive en Europe », et nullement responsables de celle-ci, les Palestiniens n’en ont pas moins leur part de responsabilité, par leurs actes, dans le fait que la mémoire traumatique juive, déterminée à l’époque moderne par la Shoah, s’est trouvée périodiquement ravivée. Pour Rula Hardal, le jugement vaut y compris à propos de ce qui s’est produit le 7 octobre. Cela, dit-elle sans réticence, « nous devons le reconnaître. » Reconnaissance dont on notera au passage qu’elle va bien au-delà de ce que nombre de voix occidentales sont prêtes à admettre, lorsqu’elles s’acharnent à nier que ce jour-là, il se soit agi de judéophobie et d’antisémitisme.
On voit bien que, pour utopique qu’il paraisse, ce projet n’est pas une pure décision de l’esprit, arbitraire et détachée des réalités auxquelles il s’agit de faire face. Il ne demande pas aux deux parties de se faire soudainement confiance. Il propose ce qu’on pourrait appeler de passer des épreuves. L’épreuve de reconnaître la légitimité du projet national de l’autre. L’épreuve de la capacité à reconnaître l’attachement de l’autre à cette terre, et à le juger également légitime. L’épreuve de la capacité à reconnaître les traumatismes de l’autre sans se replier sur une posture défensive face à la force accusatrice de la victime.
Au fond, l’intuition la plus juste de ce projet politique, c’est peut-être celle-ci : entre le Jourdain et la mer, il y a deux peuples traumatisés. Et la seule issue possible consiste à construire une volonté commune pour dissocier la condition de traumatisé d’une position victimaire, de renoncer aux bénéfices que cette position procure, sous la forme d’un venin conduisant immanquablement à la défiance, et parfois à la haine.
Entre le Jourdain et la mer, il n’y a que deux peuples traumatisés.
Sur ce projet qui repose sur une déconnexion entre citoyenneté et résidence, entre appartenance politique et jouissance de la terre, le réaliste pragmatique aura toutefois une dernière objection. Elle n’est pas minime, puis qu’elle engage les deux problèmes connexes posés par « la loi du retour » d’un côté – cette loi permettant aux juifs et aux descendants de juifs d’obtenir la citoyenneté israélienne, et donc de venir peupler, en tant que juifs, ce qui est un État juif – du « droit au retour » de l’autre, ce droit refusé aux exilés palestiniens de 49, lesquels se distribuent en plusieurs groupes de réfugiés, à Jérusalem-Est, à Gaza, en Cisjordanie, et en diaspora (principalement en Syrie, en Égypte et au Liban). La confédération, sur les deux plans, est appelée à changer la donne, puisque le principe des deux-États qu’elle rassemble, avec le « plus » de circulation et de résidence qu’elle aménage, ne peut pas être sans effets. Car il en découle que le repeuplement, dans les deux États et sur la même terre, devient la conséquence majeure qu’il s’agit d’anticiper en termes démographiques. A Land for All, ses inventeurs ne s’en cachent pas, vise à rendre enfin justice aux réfugiés de 1949. Meron Rapoport et Rula Hardal se sont accordés pour nous confier qu’il y a là l’écueil principal qu’il faut enfin arrêter d’occulter. Reconnaître la Nakba, en somme, du côté juif, signifie précisément cela. La liberté de résidence prend à cet égard tout son sens, les réfugiés pouvant regagner ce qu’ils estiment être leur foyer, mais sans citoyenneté. Mais la loi du retour n’est pas moins concernée par le dispositif, puisque les colons actuels, et éventuellement d’autres juifs revendiquant le droit de s’installer sur cette partie de la terre qui, bien que située hors de l’État dont ils sont citoyens, peut être légitimement considérée comme leur du point de vue de leur attachement, lequel se traduit par leur statut de non-citoyens membres de la confédération.
Aucun de nos interlocuteurs n’a caché les obstacles qui se dressent face aux bouleversements de la configuration d’ensemble que ce projet implique. Ouvrir la voie à de tels changements démographiques, doublés de modification de statuts censés à la fois les permettre et les contrôler, ne va nullement de soi, et ne peut être envisagé sans que l’ensemble des scénarios possibles soient anticipés et pris en considérations. Ainsi, on peut raisonnablement s’interroger : Est-il concevable que des populations demeurent des résidents non-citoyens, qui plus est au long des générations, sans que des revendications de reconnexion entre les deux statuts ne surgissent ? N’est-ce pas compter sur une maturité au temps t, sans envisager que la résidence effective, en se prolongeant dans le temps, ne fasse naître des prétentions politiques qui ne pourront lui rester dissociées ? Et qu’en serait-il de ces revendications si les segments de populations contreviennent, par la grandeur qu’ils ont prise, aux rapports entre majorité et minorité supposés s’appliquer dans chacun des deux États ? Tout observateur réaliste des phénomènes migratoires sait parfaitement que la résidence prolongée, a fortiori d’une génération à l’autre, susciterait irrépressiblement des revendications politiques légitimes, porteuses de conflits nouveaux.
Ici, c’est l’idée de « confédération » qui exige d’être précisée, dans sa capacité, par les liens nouveaux qu’elle créerait, à répondre à cette tendance, c’est-à-dire à faire contrepoids aux implications des stratégies résidentielles déployées dans le temps, et aux évolutions démographiques qui ne peuvent manquer de les accompagner. Tout est donc reporté sur l’inventivité dont on peut créditer cette forme, en référence significative, pour chacun de nos interlocuteurs, à la forme politique originale que constitue l’Europe. Le sommet de l’utopie est donc touché à travers ce qui se donne bien comme une réalité actuellement éprouvée, mais située à une grande distance, géographique et politique, du lieu où l’on s’accorde à essayer de la transporter.
Il n’empêche : si utopique puisse-t-il paraître, ce projet, en tant qu’il est un dispositif qui repose sur un principe de distinction en même temps que d’articulation, a l’avantage d’identifier les coordonnées complexes du conflit tel qu’il se produit réellement. C’est là que réside sa pertinence, c’est-à-dire son aptitude à nourrir notre imagination sans la laisser dériver dans le rêve pur et simple. Gageons qu’il sera d’une grande utilité le jour où la poussière de la guerre retombera.
Julia Christ, Bruno Karsenti et Danny Trom
Notes
1 | Traduction littérale : « Une terre pour tous – Deux États, une seule patrie » |
2 | D’où la surprise de trouver dans les signatures du Monde celle d’antisionistes déclarés, telle Judith Butler. Il semble que, pour cette signature comme pour nombre d’autres, l’adhésion reste indexée au flou relatif avec lequel le projet est présenté dans le texte de la tribune. |