La conférence de la honte

La lutte contre l’antisémitisme peut-elle être autre chose qu’une parodie dès lors qu’elle est organisée par l’extrême droite ? En invitant à venir parader sur la scène de sa « Conférence internationale sur la lutte contre l’antisémitisme » des députés de la droite autoritaire et xénophobe européenne, le ministère israélien de la Diaspora a commis une grave faute politique, qui sonne comme une trahison de sa mission. Michael Brenner rend ici compte de la dérive que représente cette initiative, et de la nasse dans laquelle elle enferme les juifs.

 

 

Imaginez que le gouvernement français organise une conférence contre la xénophobie et invite en premier lieu des personnalités politiques du RN et de l’AfD. Avec Giorgia Meloni comme oratrice principale… 

C’est à peu près ainsi que se présente le programme de la « Conférence internationale sur la lutte contre l’antisémitisme » organisée à Jérusalem par le ministre de la Diaspora israélien, Amichai Chikli, les 26 et 27 mars. Rien qu’en regardant la liste des invités, on a la chair de poule. Sont principalement représentés des députés des partis d’extrême droite européens, de la France aux Pays-Bas en passant par la Hongrie. Bien sûr, les conservateurs évangéliques américains n’ont pas manqué à l’appel, représentés par Mike Evans, ami de Netanyahou. Le président argentin Javier Milei sera l’orateur d’ouverture du bal, ce qui convient bien à ce cercle. Il n’a pas encore dévoilé s’il viendra avec une tronçonneuse. À un moment donné, ce sera au tour de Milorad Dodik, ami de Poutine et président de la Republika Srpska. Que le Premier ministre Netanyahou se sente à l’aise dans ce cercle n’a rien de surprenant. Depuis février, son parti, le Likoud, a le statut d’observateur au sein du groupe des « Patriotes pour l’Europe », la fraction du Parlement européen à laquelle appartiennent également le FPÖ et le Fidesz de Viktor Orbán.

Bernard-Henri Lévy, l’icône franco-juive de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, qui devait être l’un des principaux orateurs, s’est senti moins à l’aise. Lorsqu’il a vu la liste des invités, il a rapidement annulé sa participation. Le délégué du gouvernement fédéral allemand à la lutte contre l’antisémitisme, Felix Klein, a fait ce qu’il fallait et a suivi son exemple. Il en a été de même pour le président de la Société germano-israélienne Volker Beck, l’ancien candidat à la chancellerie Armin Laschet et le grand rabbin de Grande-Bretagne Ephraim Mirvis. 

Les experts en antisémitisme ne sont de toute façon pas les bienvenus à cette conférence sur l’antisémitisme. Ils auraient peut-être brossé un tableau un peu plus nuancé que celui d’une Europe envahie par les musulmans, et auraient sans doute abordé, en plus de l’antisémitisme de gauche et islamiste, le bon vieil antisémitisme de droite, malheureusement toujours actif. Il n’y a aucun risque que cela se produise avec les « Patriotes pour l’Europe » : ni avec le Néerlandais Sebastiaan Stöteler, ni avec le Français Jordan Bardella, ni avec le député espagnol de Vox Hermann Tertsch, dont le père était autrefois un chef de la SA et a été envoyé à Madrid en tant que diplomate de l’État nazi. Soit dit en passant, les organisateurs n’ont pas (encore) osé inviter une délégation de l’AfD.

C’est un coup dur pour la lutte contre l’antisémitisme, car avec une telle équipe, elle perd de sa crédibilité.

Cette conférence n’a pas pour but de lutter contre l’antisémitisme, mais de le renforcer. Le gouvernement nationaliste de droite israélien flirte depuis longtemps avec les partis d’extrême droite européens, mais il avait jusqu’à présent fait preuve d’assez de pudeur pour ne pas inviter de politiciens d’extrême droite en Israël. Cette digue a maintenant été brisée, et ce pour une conférence sur l’antisémitisme. Les organisateurs coupent ainsi l’herbe sous le pied de tous ceux qui mettent en garde contre les idées antisémites toujours menaçantes de l’extrême droite. C’est un coup dur pour la lutte contre l’antisémitisme, car avec une telle équipe, elle perd de sa crédibilité.

Le tenant de la ligne dure du parti Likoud de Netanyahou, Amichai Chikli, dont le titre exact est « ministre des Affaires de la diaspora et de la lutte contre l’antisémitisme », rejoint ainsi Elon Musk et J.D. Vance, qui ont ouvertement soutenu l’AfD dans la campagne électorale allemande. Si ce sont les nouveaux amis d’Israël, on ne peut que faire sienne la devise de Voltaire : « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ». En tout cas, pour les communautés juives d’Europe qui continuent de garder leurs distances avec les partis d’extrême droite, Chikli ne peut plus être un interlocuteur.

Les grands penseurs et les figures marquantes de l’État, de Theodor Herzl à David Ben Gourion en passant par Shimon Peres et Yitzhak Rabin, se retourneraient dans leur tombe s’ils voyaient le cabinet de l’horreur qu’est cette conférence, tout comme les fondateurs de Yad Vashem et son directeur scientifique récemment décédé, Yehuda Bauer. Le gouvernement israélien n’a plus besoin d’attendre les erreurs de ses ennemis, il fournit désormais lui-même à ses amis des armes contre lui. Après cette conférence, toute personne à l’esprit un tant soit peu libéral et démocratique ne peut plus prendre au sérieux Israël en tant que partenaire dans la lutte contre l’antisémitisme.

C’est une triste constatation pour tous ceux qui croient en l’importance d’un État juif et en la sécurité des Juifs de la diaspora, car cette capitulation devant la droite est avant tout une victoire des opposants à Israël et des antisémites. Et elle intervient à un moment où un Israël traumatisé et profondément divisé a urgemment besoin d’un large soutien venant des sociétés européennes, et pas seulement de leur frange la plus à droite. Cette manière de faire est une garantie pour qu’on n’y arrive pas. 

Ils oublient que ces extrémistes de droite éprouvent seulement un peu plus de dégoût pour les musulmans que pour les juifs, qui figurent également sur leur liste noire.

Une conférence sur l’antisémitisme avec des radicaux de droite est un événement plutôt insignifiant dans le bilan de l’actuel gouvernement Netanyahou, comparé à son échec le 7 octobre 2023, à la guerre incontrôlée à Gaza, aux négociations timides pour la libération de tous les otages israéliens, aux saillies de ses propres ministres d’extrême droite, à la restructuration prévue du système judiciaire, au licenciement du ministre de la Défense et maintenant aussi à la destitution du chef du Shin Beth. Mais cette conférence montre symboliquement où en est arrivé Netanyahou, encouragé par Trump et Musk.

Les juifs libéraux, comme tous les amis d’Israël qui continuent à se définir comme sionistes et à reconnaître la nécessité d’un État juif, cheminent sur une voie très étroite. À gauche, on voit se creuser le gouffre d’un courant antisioniste de plus en plus fort, qui s’est surtout manifesté dans les universités américaines. Ils simplifient le sionisme en le présentant comme une entreprise du colonialisme européen et contestent le droit à l’existence de l’État d’Israël. Ce faisant, ils méconnaissent les racines historiques du peuple juif,  les raisons qui ont conduit à la création de l’État d’Israël ainsi que le fait que la moitié des Israéliens juifs ont fui ou ont été expulsés des pays arabes.

Michael Brenner

À droite, et cela inclut le gouvernement israélien actuel, se trouvent ceux qui, pour des raisons religieuses ou nationalistes, refusent aux Palestiniens le droit à un État indépendant et sont prêts à compromettre certaines parties des structures démocratiques de l’État. Dans les communautés juives en dehors d’Israël, qui se sentent de plus en plus sous pression en raison des attaques verbales et physiques, la propension à considérer les forces de droite et antimusulmanes comme leurs prétendus alliés dans la lutte contre le terrorisme ne cesse de croitre. Ce faisant, ils oublient que ces extrémistes de droite éprouvent seulement un peu plus de dégoût pour les musulmans que pour les juifs, qui figurent également sur leur liste noire.

Entre ces deux extrêmes se trouvent tous ceux qui continuent de croire en la possibilité d’un État juif et démocratique, reposant sur des fondements laïques, accordant les mêmes droits à ses citoyens non juifs et favorisant l’existence d’un État palestinien. Au cours de l’histoire, la politique des représentants des Palestiniens et des États arabes n’a pas facilité la tâche de ceux qui, en Israël, croient en cette vision. La sécurité d’Israël doit être garantie. Mais pour Israël, il ne s’agit pas seulement de survie physique, mais aussi de survie spirituelle. En d’autres termes : l’État d’Israël peut-il rester fidèle aux principes humanistes qui ont marqué Theodor Herzl et ses camarades de lutte, ceux que David Ben Gourion a proclamés dans la déclaration d’indépendance de mai 1948 ? Ou bien l’État est-il voué à se transformer en une toute nouvelle construction fondée sur les conquêtes territoriales de la guerre des Six Jours en 1967, le virage à droite de la politique intérieure en 1977, l’attentat terroriste de 2023 et la guerre à Gaza ?

Pour les amis d’Israël, la question n’est plus de savoir s’ils veulent soutenir Israël, mais quel Israël ils veulent soutenir.

Israël n’est pas le seul pays à devoir défendre une démocratie fragile. La plus ancienne démocratie au monde est confrontée à une menace similaire, bien que dans des circonstances complètement différentes, après la victoire électorale de Donald Trump. Et l’état des démocraties européennes est tout aussi préoccupant. Avant de pointer du doigt les autres, nous aurions donc intérêt à nous pencher sur les problèmes similaires qui se posent chez nous. En France comme en Allemagne, il existe de nombreuses régions où les voix de l’extrême droite et de l’extrême gauche mises ensemble représentent depuis longtemps une majorité absolue.

Mais dans les démocraties, il y a toujours une lueur d’espoir, même dans les moments difficiles : Netanyahou et Chikli ne peuvent pas revendiquer le monopole du pouvoir en Israël, pas plus que Trump et Musk aux États-Unis. Ils font partie d’un gouvernement élu à une faible majorité dans un pays démocratique, et tout comme ils ont été élus, ils peuvent être révoqués. Les Américains l’ont déjà fait une fois avec Trump. En Israël, des centaines de milliers de personnes descendent chaque semaine dans la rue pour défendre les valeurs démocratiques, et les récents sondages ne sont pas favorables à Netanyahou. Seuls les Israéliens peuvent décider des prochaines élections, et d’ici là, la seule chose que les gouvernements étrangers peuvent faire est de reconnaître ce qu’il y a de déplaisant dans la constellation politique actuelle. Mais pour les amis d’Israël, comme pour les amis des États-Unis, la question n’est plus de savoir s’ils veulent soutenir Israël, mais quel Israël ils veulent soutenir : le gouvernement lié aux extrémistes de droite européens ou la pluralité de l’opposition démocratique. Le congrès sur l’antisémitisme de Jérusalem a peut-être apporté la réponse à ceux qui n’avaient pas encore pris leur décision.


Michael Brenner

Texte traduit de l’allemand par Julia Christ

Michael Brenner est titulaire de la chaire d’histoire et de culture juives à l’Université Ludwig Maximilian de Munich et de la chaire Seymour et Lillian Abensohn consacrée aux études israéliennes à l’ Université américaine de Washington DC. Il est notamment l’auteur de ‘The Renaissance of Jewish Culture in Weimar Germany’, Yale University Press (1996); ‘German-Jewish History in Modern Times’, Columbia University Press.(as co-author, prix du National Jewish Book Award for Jewish History 1997); ‘After the Holocaust: Rebuilding Jewish Lives in Postwar Germany’, Princeton University Press (1997); ‘A Short History of the Jews’, Princeton University Press (2010); ‘Prophets of the Past: Interpreters of Jewish History’, Princeton University Press (2010); ‘In Search of Israel’, Princeton University Press (2018)

 

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