Un écrivain appelle au meurtre des Juifs ? La Belgique l’acquitte. (Partie I)

Connaissez-vous Herman Brusselmans ? Il est l’auteur de ces lignes, parues en août 2024 dans un magazine belge populaire : « Je vois une image d’un petit garçon palestinien en pleurs et en cris, appelant sa mère ensevelie sous les décombres. Je deviens alors si furieux que j’ai envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif que je rencontre. » Moins d’un an plus tard, la procédure engagée par une organisation juive débouche sur un acquittement. Dans une enquête en deux parties, Rafaël Amselem raconte pourquoi — et comment. Voyage en Belgique, là où ces paroles ne choquent (presque) plus.

 

Bruxelles, 9 juin 2025 – Lors du « Festival de la résistance » à Saint-Gilles, un spectacle controversé impliquant des jeunes a mis en scène une simulation de l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023. Capture d’écran YouTube.

 

Le 6 août 2024, dans le magazine flamand Humo, hebdomadaire populaire, équivalent en Belgique à ce que représente Télérama en France, on pouvait lire ces quelques lignes : « Je vois une image d’un petit garçon palestinien en pleurs et en cris, appelant sa mère ensevelie sous les décombres. Je m’imagine que ce garçon est mon propre fils Roman, et la mère, ma compagne Lena. Je deviens alors si furieux que j’ai envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif que je rencontre ». Elles sont tirées d’une chronique consacrée à Gaza et ayant pour titre « Le Moyen-Orient va exploser, la troisième guerre mondiale approche »[1]. L’auteur est un écrivain et chroniqueur de renom en Flandre : Herman Brusselmans.

On se souvient de Houria Bouteldja, pour qui croiser un enfant juif en kippa précipite une interrogation sur « le possible prélude à sa ruine intérieure »[2]. Brusselmans, lui, ne s’interroge pas plus qu’il ne discrimine. Enfant ou adulte, kippa ou non, tout juif croisé après Gaza réveille en lui un fantasme de meurtre antisémite. Et ce fantasme, il le diffuse en toutes lettres dans la presse. 

Évidemment, puisque la Belgique est une démocratie qui prend l’antisémitisme au sérieux, on imagine bien que la polémique fut immédiate. Évidemment, les condamnations politiques se succèdent. Et évidemment, les plateaux télévisés ne désemplissent pas. L’antisémitisme, banalisé ? Le procureur se saisit immédiatement de l’affaire. Humo publie de plates excuses. Herman Brusselmans est licencié, avant d’être ostracisé par les sphères militantes antiracistes. Mardi 11 mars 2025, première décision de justice : l’auteur est condamné pour incitation à la haine. Vraiment, il n’y aurait là rien d’étonnant dans un espace démocratique relativement sain, où les juifs peuvent exister publiquement et se sentir protégés.

Malheureusement, rien de tout ça n’a eu lieu. Pour appréhender le traitement belge des affaires d’antisémitisme, il nous faut manifestement renoncer à toute forme d’évidence rassurante. Car voici ce qu’il s’est véritablement passé, en Belgique, après la publication du numéro d’Humo du 6 août 2024 : 

Au lieu d’une polémique, le silence médiatique. Les micros, délaissés. Les plateaux, vides. Quasiment aucun article de presse ne relate la saillie. Du côté de la justice, il ne vient pas à l’idée du procureur de se saisir de lui-même de l’affaire. Les seules plaintes déposées proviennent d’organisations juives. Un procès a donc bien lieu, lors duquel le procureur plaide l’acquittement au nom de la liberté d’expression. N’a-t-on pas le droit le plus absolu de crier sur les toits son envie de planter du juif ? L’argument est en tout cas trouvé fort judicieux par le juge, qui soutient le procureur dans son délibéré. Chacun s’accorde, avec un hochement de tête grave et entendu, pour trouver le propos outrancier, mais il n’en passe pas moins pour un mot d’auteur. La liberté d’expression a décidément bon dos. 

Cerise sur le gâteau, le Joods Informatie-en Documentatiecentrum (JID), organisme anversois de lutte contre l’antisémitisme à l’origine de cette procédure[3], voit non seulement sa demande rejetée, mais doit également s’acquitter des 3.000 euros de frais de justice de M. Brusselmans. Dans une inversion d’un nouveau type, combattre les propos antisémites coûte maintenant cher. Peut-être les juifs devraient-ils commencer à tendre l’autre joue ? Car, à ce rythme-là, il leur faudra bientôt s’excuser de s’être sentis offensés qu’on exprime le désir de les égorger.

Herman Brusselmans

Le cas Brusselmans, ou plutôt la non-affaire Brusselmans, est un défi à l’entendement. Nous avons cherché à comprendre : qu’est-ce qui semble permettre, aujourd’hui en Belgique, d’appeler à la violence contre les juifs. Au fond, Brusselmans illustre le malaise belge dans son rapport à l’antisémitisme. En menant l’enquête sur cette affaire, nous avons donc cherché à éclaircir certaines des causes de ce malaise. Direction Bruxelles.

Banalisation de l’antisémitisme : le cas (d’école) belge

L’affaire Brusselmans ne peut être comprise qu’à l’aune du contexte plus global de flambée inquiétante de l’antisémitisme. Sur ce point, la Belgique ne diffère pas tellement de la tendance générale, qui voit la radicalisation des discours antisionistes autour de la guerre à Gaza s’accompagner d’actes visant les juifs. Quelques chiffres.

Patrick Charlier est directeur d’Unia, l’agence interfédérale de lutte contre les discriminations, référence sur les sujets qui touchent au racisme en Belgique. Nous le rencontrons dans ses bureaux à Bruxelles. Le tableau qu’il nous dépeint de l’antisémitisme belge est assez accablant : 280 signalements d’antisémitisme pour l’année 2023. « Un nombre record de signalements, du jamais vu par le passé », observe-t-il. Jusqu’alors, le niveau se situait autour d’une moyenne stable : « Historiquement, la dynamique fluctuait autour d’une moyenne de 80 à 100 signalements par an ». La rupture est nette : entre le 7 octobre et le 7 décembre, 91 signalements ont été recensés, dont 66 clairement qualifiés d’antisémitisme après vérification. « Ça veut dire 66 en 2 mois. Si on fait une moyenne, c’est 33 par mois, alors que l’année antérieure, on était entre 4 et 5 signalements par mois ».

Une dégradation qui s’est pérennisée : « Sur toute l’année 2024, on a continué à enregistrer des signalements et à ouvrir des dossiers en matière d’antisémitisme ». Selon Charlier, cette flambée s’inscrit dans un fond structurel plus ancien : « J’avais toujours l’habitude de dire qu’il y avait un antisémitisme persistant en toile de fond ». Le contexte de guerre au Proche-Orient fait indéniablement des juifs des cibles privilégiées des actes haineux : « Après le 7 octobre, nous savons que les juifs en Belgique sont dans une situation de fragilité, de menace. Ils sont systématiquement suspectés d’être complices ou responsables ».

La nature des actes traités est elle aussi révélatrice : « Les faits d’antisémitisme qui nous parviennent sont essentiellement des discours et des actes de haine, relativement peu de discriminations à l’emploi ou au logement ». L’essentiel des cas concerne des injures, des graffitis, des agressions ciblant des personnes juives ou identifiées comme telles. « On a eu des familles juives qui ont été agressées dans la rue. C’étaient des juifs orthodoxes, visibles, qui ont été visés », précise-t-il.

L’analyse d’Unia met en lumière la prévalence élevée de l’antisémitisme en Belgique, rapportée à la population générale. « On a beaucoup plus de signalements à l’égard des musulmans qu’à l’égard des juifs, mais il y a aussi beaucoup plus de musulmans en Belgique que de juifs. Si on rapporte le nombre de faits d’antisémitisme à l’ensemble de la population juive, c’est un phénomène qui reste important », souligne Charlier. Comme le note l’historien Joël Kotek, « si les Belges juifs sont infiniment moins nombreux que les Belges de confession musulmane (un rapport au minimum de 1 à 16) pour un niveau de signalements assez proche cela signifie que le nombre d’actes visant les juifs est particulièrement préoccupant. » 

Le 7 octobre a eu un impact considérable dans l’explosion de l’antisémitisme en Belgique, précise Patrick Charlier : « Nous avons publié un rapport sur l’antisémitisme en janvier 2024. Il se trouve que le premier draft était prêt une semaine avant le 7 octobre. Quand nous avons vu ce qui s’est passé le 7, il nous est apparu impossible de publier ce rapport sans y intégrer une annexe concernant la période qui a suivi ». Le tableau final est sans ambiguïté : l’antisémitisme en Belgique est ancien, structurel, et désormais galvanisé par des dynamiques liées à la guerre à Gaza. 

Un constat confirmé, amplifié même, par l’enquête conduite en mai 2024 par l’Institut Jonathas avec IPSOS Belgique, publiée en mai 2025[4]. C’est, à ce jour, la plus vaste étude d’opinion jamais menée sur l’antisémitisme en Belgique. Les chiffres ont de quoi sidérer : sur les 15 préjugés antisémites testés (« Il y a trop de Juifs en Belgique », « Les Juifs sont trop présents dans le secteur financier et bancaire », « Les Juifs s’estiment souvent supérieurs aux autres »…), 8 sont tenus pour vrais par plus d’un tiers des Belges. 74 % des sondés estiment que « les Juifs sont très soudés entre eux », 42 % qu’ils sont plus riches que la moyenne, 39 % qu’ils disposent de lobbies très puissants, et 28 % les considèrent comme « pas vraiment des Belges comme les autres ». Même les tropes religieux resurgissent : 19 % des Belges pensent encore que les Juifs sont responsables de la mort du Christ.

Fait marquant, la prévalence d’un antisémitisme dit secondaire, défini comme l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah pour disqualifier les Juifs d’aujourd’hui. « Cet antisémitisme, théorisé par des chercheurs en sciences sociales allemands, explique l’antisémitisme contemporain, non pas malgré Auschwitz, mais à cause d’Auschwitz », précise le document. L’un de ses deux auteurs, Joël Kotek, qui préside l’Institut Jonathas, nous le résume comme suit : « on ne pardonne pas aux juifs la Shoah », c’est-à-dire qu’on leur reproche la culpabilité qu’elle fait peser sur la conscience européenne. Dans ce contexte, qui permet d’inverser cette culpabilité Israël, Israël est nazifié : au fond, les Juifs ne seraient pas moins coupables que les Européens. Peut-être même le sont-ils plus. Le rapport poursuit d’ailleurs : « Il en ressort un mécanisme d’évitement visant à minimiser la Shoah et l’antisémitisme, à les voir comme des instruments de pouvoir pour les Juifs et, dans le même temps, à criminaliser Israël, un double phénomène associé au concept de distorsion de la Shoah »[5]. Ainsi, 41 % des Belges pensent que « les Juifs utilisent la Shoah pour défendre leurs intérêts », et 35 % affirment que « les Juifs font subir aux Palestiniens ce que les Allemands leur ont fait subir ». En Flandre, cette dernière affirmation atteint 47 %. 

La banalisation et le renversement de la mémoire de la Shoah accompagne un antisionisme radical devenu, selon le même rapport, un moteur fondamental de l’antisémitisme contemporain en Belgique. Le lien Israël-juifs est mobilisé pour justifier le rejet : 49 % des Belges d’extrême-gauche, par exemple, estiment que les juifs instrumentalisent l’antisémitisme, et 52 % pensent qu’ils se comportent comme les nazis vis-à-vis des Palestiniens. L’hostilité envers Israël devient alors la porte d’entrée d’un ressentiment plus large. Elle n’épargne ni les élites, ni les jeunes générations. Chez les 18-24 ans, 19 % souhaitent la disparition d’Israël au profit d’un État palestinien « from the river to the sea » — contre 3 % chez les plus de 55 ans.

L’antisionisme belge apparaît ainsi comme une composante majeure de l’antisémitisme contemporain. Joël Kotek nous rapporte l’exemple particulièrement accablant du festival d’Alost : « on y caricature des juifs orthodoxes en insectes, avec des gros nez, on leur fait arborer des keffiehs ». Cet antisémitisme prenant appui sur un discours antisioniste radical qui circule dans la majorité des partis politiques belges. Les différents partis de gauche rivalisent en saillies antisionistes. Ainsi Fouad Ahidar, anciennement député socialiste flamand et aujourd’hui à la tête de son propre parti strictement communautariste, a qualifié l’attaque du Hamas du 7 octobre de « petite réponse » à des décennies de « massacres » israéliens[6]. Dans la même lignée, plusieurs responsables gouvernementaux ont refusé de qualifier le Hamas d’organisation terroriste, tandis que d’autres nazifiaient Israël[7]. À l’Université libre de Bruxelles, un collectif étudiant nommé « Université populaire de Bruxelles » a occupé un bâtiment en mai 2024 pour protester contre les liens de l’université avec des institutions israéliennes. Le groupe a publié sur Instagram des messages tels que « Pas de sionistes dans mon quartier, pas de quartier pour les sionistes », jugés antisémites par la direction de l’ULB et l’Institut Jonathas, qui a porté plainte pour incitation à la haine[8]. Les actes de vandalisme sont par ailleurs prévalents. Le 22 novembre 2023, au moins 85 tombes juives ont été vandalisées dans un cimetière de Charleroi, avec des étoiles de David arrachées[9]. Le 19 décembre 2023, des croix gammées et des étoiles de David ont été peintes sur des tombes d’un cimetière juif à Kraainem[10].

22 novembre 2023, le cimetière de Marcinelle à Charleroi est vandalisé, capture d’écran YouTube.

Dorian de Meeûs, rédacteur en chef au quotidien national La Libre, établit un lien entre la virulence de cet antisionisme et la montée du communautarisme, qui a trouvé une expression dans les urnes lors des élections ayant suivi le 7 octobre. Lors de notre rencontre, il nous informe qu’ « un parti qu’on ne peut qualifier que de communautariste comme la TFA (Team Fouad Ahidar) à Bruxelles a eu un essor assez important, décrochant 3 sièges » ; ce parti a fait campagne pour l’essentiel sur le conflit à Gaza et l’abattage rituel. La sénatrice Viviane Teitelbaum, investie dans les questions d’antisémitisme au Parlement belge, se désole de la tournure que prend alors le débat politique : « Il y a eu une obsession anti-israélienne notamment lors de la dernière campagne électorale. La ministre socialiste flamande Caroline Gennez a par exemple affirmé : ‘L’Allemagne va-t-elle vraiment se trouver deux fois du mauvais côté de l’Histoire ?’, en évoquant le soutien allemand à Israël dans la guerre à Gaza ». Joël Kotek qualifie ces saillies antisionistes d’ « antisémitisme tertiaire » : opportuniste, à visée électoraliste, il cherche, selon lui, à capter le vote des musulmans de Belgique que l’on soupçonne sensible à la cause palestinienne.

En somme, Brusselmans, représente une tendance répandue aujourd’hui : l’alliance de l’antisionisme radical et de l’antisémitisme secondaire. Mais s’il peut l’incarner de manière tellement explicite, c’est aussi en raison de déterminants locaux. Joël Kotek souligne ainsi une des spécificités de la région flamande : « l’antisémitisme secondaire est en effet plus marqué en Flandre ». Le sondage de l’Institut Jonathas fait un constat similaire concernant la prévalence des clichés antisémites : « les sondés flamands dépassent, en proportion, l’ensemble des Belges pour 10 des 15 préjugés testés ». De même qu’il y a deux communautés juives majeures en Belgique – la communauté laïque de Bruxelles et la communauté hassidique d’Anvers – il y a deux rapports différenciés à l’antisémitisme, souligne Joël Kotek, entre le côté francophone et le côté flamand.

Cette différence avec la partie francophone s’explique en partie par le passé collaborationniste flamand : « À Bruxelles, durant la Shoah, 35% des juifs ont été tués, contre 67% à Anvers » rappelle l’historien. « Brusselmans exorcise cette honte », interprète-t-il. Cette d’hostilité liée à la Shoah est redoublée par des racines catholiques plus fortes de ce côté de la Belgique : elles nourrissent un antisémitisme traditionnel (primaire dans les termes de Joël Kotek).

Le droit belge face à la haine : un édifice fissuré

Ce contexte exposé, revenons au fond de l’affaire et à ses arcanes juridiques.

Le traitement de l’affaire Brusselmans par la justice belge, se caractérise d’abord par la fragmentation de la mécanique juridique. À défaut d’une instruction unifiée et rigoureuse, l’affaire s’est disloquée en plusieurs procédures parallèles, comme si la gravité du propos empêchait précisément qu’on lui applique une réponse cohérente. Me Julien Uyttendaele, avocat de quatre organisations juives – le Comité de Coordination des Organisations Juives de Belgique (CCOJB), le Forum der Joodse Organisaties (FJO), l’Institut Jonathas et le Centre Communautaire Laïc Juif (CCLJ)[11] – parties civiles dans l’un des dossiers, ironise sur le déroulement de l’affaire : « Ici, le plus grand ennemi des victimes, ce sont les victimes elles-mêmes ». L’expression est brutale, mais résume le chaos procédural qui explique en partie l’échec actuel des poursuites. Trois plaintes. Dont deux avec constitution de partie civile. Plus deux citations directes — une technique de droit belge qui permet à un plaignant de faire comparaître directement un auteur devant un tribunal correctionnel sans passer par le ministère public.

La première plainte avec constitution de partie civile a été déposée le 22 août 2024 par l’European Jewish Association (EJA), organisation paneuropéenne de représentation et de défense des intérêts de la communauté juive[12]. Elle a été jugée irrecevable le 18 octobre 2024 : en cause, l’absence dans ses statuts d’une quelconque mission de lutte contre l’antisémitisme, d’où il résulte le défaut d’intérêt à agir.

La seconde plainte avec constitution de partie civile a été déposée par une association entre plusieurs organisations juives[13] le 17 octobre dernier. Contrairement à la précédente, sa recevabilité n’est pas contestée, le jugement encore en attente.

La troisième plainte, sans constitution de partie civile, a été déposée par Unia. L’institution n’a pas souhaité se joindre à la procédure et s’en est donc tenue à un simple dépôt de plainte.

Quant aux deux citations directes déposées au tribunal correctionnel de Gand, une première a été introduite par trois personnes physiques issues de la communauté juive, une seconde par le JID. L’acquittement du 11 mars concerne cette toute dernière procédure. A la suite de cette décision, Walter Van Steenbrugge, avocat portant la première citation directe, a déposé une demande de récusation visant le juge chargée de l’affaire : les mêmes causes produisant les mêmes effets, le même juge qui avait acquitté Brusselmans une première fois s’apprêtait à l’acquitter une seconde fois. Ce dernier s’est donc démis de ces fonctions. Le dossier sera sous peu traité par un autre magistrat.

Cette pluralité procédurale a été entérinée par les institutions judiciaires belges, les juges ayant en effet refusé de joindre les dossiers malgré les demandes de plusieurs avocats intervenants dans ces procédures. « C’est absurde, à l’antithèse du principe de bonne administration de la justice et ce n’est pas sans dénoter une certaine partialité », dénonce Me Uyttendaele. Le résultat ? Des décisions éclatées, potentiellement contradictoires, face à des propos qui posent aux tribunaux belges un problème crucial. Certes, la procédure qui a mené à l’acquittement ne dit rien des instances en cours de jugement. Mais le ton est donné.

Dans le cadre de la procédure menée par Me Julien Uyttendaele, la première étape consistera à démontrer l’existence de « charges suffisantes ».

C’est ici qu’un premier point juridique s’impose : les charges en droit belge ne sont pas des preuves. Aux prémices d’une procédure, on cherche simplement à savoir si, au terme de l’instruction préalable, l’ensemble des éléments recueillis sont suffisamment substantiels pour justifier d’un renvoi devant le tribunal correctionnel, qui jugera ensuite le fond de l’affaire. En somme, la chambre du conseil ne se prononce pas sur la culpabilité ou l’innocence d’une personne : elle sert de gare de triage, évacuant les affaires pour lesquelles elle juge vraisemblable qu’aucune condamnation n’intervienne par la suite devant un tribunal correctionnel. Dans cette hypothèse, un non-lieu est prononcé.

Dans le cadre de cette procédure, le Ministère public gantois a tracé des réquisitions de …non-lieu, estimant que ce dossier ne méritait même pas un débat devant une juridiction de fond.

Un dol très spécial – une tolérance pour l’expression de la haine ?

La position du procureur peut-elle être comprise à l’aune de la spécificité du droit belge ? Un deuxième point juridique s’impose: en matière de haine, deux lois importent en particulier en Belgique. En premier lieu, la loi « Moureaux » du 30 juillet 1981, qui vise à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie. L’antisémitisme y est inclus au titre du critère dit d’ascendance : la protection contre les actes ou propos discriminatoires s’applique aux personnes visées en raison de leurs origines familiales ou ethniques perçues. La sénatrice Viviane Teitelbaum nous signale que l’antisémitisme n’est donc pas explicitement mentionné dans la loi belge : « On ne peut pas en Belgique déposer plainte pour antisémitisme, puisqu’il n’y a aucune définition légale en la matière. Il faut invoquer le critère d’ascendance, dans lequel est inclus l’antisémitisme. Cela pose notamment un problème de décompte : si une plainte n’est pas déposée au titre du critère d’ascendance, certaines affaires d’antisémitisme passent sous les radars ». En second lieu, la loi du 23 mars 1995, qui interdit le négationnisme, incluant également la justification ou la minimisation de la Shoah.

Un point distingue ici fondamentalement le droit belge de son cousin français. Car, en Belgique, une expression injurieuse ou haineuse n’est pas en soi punissable. Pour qu’un propos tombe sous le coup de la loi, il faut démontrer une intention d’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination.

Ce critère juridique, appelé dol spécial, constitue un seuil élevé de preuve, nous explique Patrick Charlier, directeur d’Unia : « en Belgique, il y a une exigence, ce qu’on appelle le dol spécial. Il faut pouvoir démontrer qu’il y a, derrière les propos tenus pour lesquels on va être poursuivi, une intention de la part de l’auteur de pousser un tiers à commettre un acte de haine, de discrimination ou de violence ».

La nuance est de taille, dénoncée de longue date par Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l’antisémitisme (LBCA) : « Le critère d’incitation à la haine limite aussi très clairement les possibilités de poursuites, puisqu’il faut pouvoir démontrer une intention de l’auteur d’inciter à la haine ou à la violence antisémite. Une insulte, ‘sale Juif’ par exemple, n’est pas considérée comme un critère d’incitation »[14].

Or, c’est ce critère du dol spécial qui a été utilisé par la chambre du conseil pour conclure à l’absence de charges. On peut s’étonner, comme le fait Joël Kotek, que cet argument tiré de la spécificité de la législation belge ait été retenu concernant l’affaire Brusselmans : « L’appel à la violence est ici explicite : il parle de prendre un couteau et de le planter ». Et Viviane Teitelbaum de surenchérir : « Si cela n’est pas de l’incitation, alors, concrètement, qu’est-ce qui peut en être ? ».

« L’État via le parquet renvoie un message terrible : la société belge n’est pas atteinte par ce genre de propos », regrette Me Uyttendaele. « Demain, je pourrai dire que je souhaite planter un couteau dans la gorge de chaque procureur que je croise dans la rue ! » enchaîne-t-il pour souligner l’absurdité de la logique dont se revendique le Parquet et le Tribunal correctionnel de Gand. Toutefois, rien ne prouve que l’auteur de ce genre de menaces envers des membres du parquet s’en tirerait aussi bien que Brusselmans… Reste à comprendre, en sus de l’argument juridique, le contexte culturel qui rend compte de la tolérance particulière à l’égard des menaces antisémites.

Qu’espérer, après ces revers, du reste de la procédure judiciaire ? Me Uyttendaele, espère obtenir le renvoi devant le tribunal correctionnel de Gand : « C’est la première étape de ce long parcours. Devant ce juge, il conviendra de s’interroger sur son éventuelle récusation vue qu’il a déjà jugé l’affaire. L’objectif final est de pouvoir réunir toutes ces causes devant la Cour d’appel. Nous serons alors face à de nouveaux interlocuteurs, j’espère plus éclairés, tant au niveau du Parquet qu’au niveau de la Cour». L’affaire Brusselmans n’est pas encore terminée.

Brusselmans, produit local d’un climat flamand spécifique

Comme Joël Kotek le soulignait, Brusselmans est révélateur d’un contexte local : l’antisémitisme secondaire flamand, et la culpabilité liée à Shoah que le chroniquer est venu exorciser. Mais ce n’est pas qu’en matière d’antisémitisme que le facteur flamand importe : c’est aussi l’histoire d’une provocation, d’un journal, d’un espace linguistique et culturel singulier, et surtout hermétique. 

Dorian de Meeûs, rédacteur en chef de La Libre Belgique, nous introduit aux spécificités de l’espace public et médiatique flamand. Il nous reçoit dans ses locaux, un grand bâtiment, à l’intérieur d’un blanc immaculé. En arrivant, nous l’apercevons à travers un bureau vitré, accompagné d’une vingtaine de personnes autour d’une table, l’air de conclure une conférence de rédaction. Le décor est sobre : une banderole “La Libre” accrochée à une rambarde située à l’étage du dessus, surplombant la pièce, et, curieusement, la sculpture d’un veau – pas en or, que le lecteur se rassure ! La réunion terminée, nous nous isolons dans un espace de travail.

D’emblée, le ton est donné : « Je n’aurais jamais laissé passer ça dans La Libre Belgique. Je pense que la presse francophone plus largement n’aurait jamais laissé passer ça ». Une des clés de compréhension de l’affaire réside, selon l’intervenant, dans les différences profondes entre la Belgique francophone et flamande — non seulement linguistiques, mais aussi culturelles et politiques. « Il y a une différence entre la communauté flamande et la communauté francophone. Du côté francophone, la tolérance est beaucoup plus faible par rapport à ce type de dérives, même dans le cadre de l’humour ». Cette différence porte entre autres sur le rapport à l’extrême-droite, « invitée tout le temps sur les plateaux télé, et qui participe à des jeux télé. Ce n’est pas du tout le cas côté francophone ». Une extrême-droite qui est, ajoute-t-il, en ascension constante depuis les années 80. Dorain de Meeûs nous rappelle que le parti d’extrême-droite Vlaams Belang descend de fondateurs qui avaient collaboré avec l’Allemagne nazie.

Sur toute une série de points, le clivage entre les mondes wallons et flamands s’apparente en fait à une véritable segmentation. Il ne s’agit pas simplement de différenciations culturelles, mais d’espaces médiatiques hermétiques. C’est ce que nous a confirmé Jérémie Tojerow, responsable au sein de Golem Belgique, que nous avons également contacté. Il souligne que le silence médiatique qui a entouré les propos de Brusselmans en Belgique doit être compris à partir de cette disjonction des espaces médiatiques. « Les Wallons sont très peu concernés, voire informés, de la médiatique flamande, et vice versa ; et côté flamand, on est immunisé contre des propos outranciers comme ceux de Brusselmans », résume Dorian de Meeûs.

Carnaval d’Alost, capture d’écran YouTube.

L’entretien révèle encore l’écart culturel entre la Flandre et la Wallonie en matière de tolérance à l’outrance verbale, à l’humour radical, et plus largement à une forme de liberté d’expression décomplexée. Ce clivage ne se réduit ni à des postures politiques ni à des orientations médiatiques : il relève, selon le journaliste, d’un « habitus culturel » distinct, profondément enraciné dans l’histoire et les sensibilités collectives des deux communautés linguistiques belges.

Les caricatures antisémites du carnaval d’Alost, précédemment évoquées, sont un exemple éloquent de la portée de cette « décomplexion ». « Jamais du côté francophone vous n’auriez un carnaval qui fait ce genre de choses. C’est culturel. » Mais cela dépasse très largement le cadre de cet événement. « Quand je dis que les Flamands sont plus radicaux, c’est qu’ils ont de manière générale moins de filtres. Leur logique est la suivante : c’est de l’humour, le public est assez intelligent pour faire sa propre autocritique. » Cette posture se traduit dans les pratiques rédactionnelles : si, côté francophone, l’autocontrôle est la norme (« Je vérifie tous les soirs trois choses : le dessin de notre caricaturiste, l’édito et la une » insiste Dorian de Meeûs), les rédactions flamandes semblent laisser davantage de marge aux expressions polémiques ou transgressives. Jérémie Torejow nous le confirme : il ne faut pas voir dans la publication des propos de Brusselmans une revendication de marginalité assumée, car Humo est un journal tout ce qu’il y a de plus mainstream.

En somme, l’affaire Brusselmans catalyse de nombreuses dynamiques singulièrement accentuées en Belgique, voire lui étant propres : le mélange pernicieux entre antisémitisme secondaire et antisionisme, l’interprétation contestable d’un dol en soi très spécial, ainsi que les licences extravagantes d’un esprit de provocation spécifiquement flamand.

Post Scriptum :  

Après la rédaction de cette enquête, une décision rendue le 19 juin 2025 par le Conseil de déontologie journalistique belge a relancé le débat sur les limites de la liberté d’expression, en particulier lorsqu’elle prend une forme littéraire ou satirique. L’instance a jugé infondée une plainte de Groep Herinnering — une association active dans la transmission de la mémoire de la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme — contre le chroniqueur Herman Brusselmans et le magazine Humo. Le Conseil a estimé que ce passage devait être lu dans le cadre d’un genre littéraire volontairement provocateur, marqué par l’hyperbole, l’humour noir et les changements d’humeur simulés. Il a souligné l’absence d’intention d’inciter à la haine, notant que l’auteur précisait aussitôt « qu’il faut toujours garder à l’esprit que tous les Juifs ne sont pas des salauds meurtriers ». On comprend donc qu’il est désormais possible d’appeler au meurtre d’une minorité, pourvu qu’on le fasse sur le ton de la mauvaise humeur et en précisant qu’il existe peut-être des exceptions…

La Partie II de l’enquête la semaine prochaine…


Rafaël Amselem 

Notes

1 Traduit du néerlandais ​​« Het Midden-Oosten zal exploderen, er is een Derde Wereldoorlog op komst ». La chronique, depuis retirée du site de Humo, est consultable au lien suivant : https://www.netkwesties.nl/documenten/20240804%20Humo%20Column%20Herman%20Brusselmans.pdf?
2 « Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue, je croise un enfant portant une kippa. Cet instant furtif où je m‘arrête pour le regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis-à-vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure », dans Les Blancs, les juifs et nous, La Fabrique, 2016.
3 Le Joods Informatie- en Documentatiecentrum (JID) est une association belge fondée en 2024 à Anvers, dédiée à la lutte contre l’antisémitisme en Flandre. Elle mène des actions juridiques, médiatiques et éducatives pour défendre les droits des Juifs de Belgique.
4 Institut Jonathas, L’antisémitisme en Belgique : a perfect storm, avril 2025
5 Ibid., p. 24
6 « Belgique : classement sans suite d’une plainte pour antisémitisme visant un député », Times of Israel, 8 mai 2025.
7 Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l’antisémitisme, détaille dans une tribune pour Le Point du 20 avril 2024 une liste de faits antisémites qui se sont déroulés dans la continuité du 7 octobre.
8 « Plainte contre le mouvement étudiant anti-Israël ‘Université Populaire de Bruxelles’ », Times of Israel, 15 novembre 2024.
9 « Authorities launch probe after at least 85 Jewish graves damaged in Belgian cemetery », Times of Israel, 24 novembre 2023.
10 B’nai B’rith, « Belgian Jewish cemetery vandalized with swastikas », 19 décembre 2023.
11 Le CCOJB est la fédération et la voix des organisations juives de Belgique, équivalent du CRIF français. Le FJO est une organisation de représentation et de défense de la communauté juive de Flandre. L’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme qui rassemble des universitaires, des juristes, des experts en communication et des militants engagés dans la lutte contre l’antisémitisme. Le CCLJ se définit comme une institution juive laïque et humaniste, enracinée dans les principes du libre examen, de la tolérance et du refus de tout dogme. Ses missions principales incluent la promotion d’un judaïsme laïque, la lutte contre l’antisémitisme, le racisme et le fascisme, ainsi que le renforcement de la solidarité avec Israël et les communautés juives à travers le monde.
12 L’European Jewish Association (EJA) agit en tant que fédération regroupant des centaines de communautés et d’organisations juives, œuvrant pour renforcer l’identité juive, lutter contre l’antisémitisme et promouvoir les droits religieux, notamment en matière de pratiques comme la cacherout ou la circoncision. L’EJA entretient des relations étroites avec les institutions européennes et les gouvernements nationaux pour faire entendre la voix des juifs d’Europe sur des questions politiques, sociales et culturelles. Elle est dirigée par le rabbin Menachem Margolin.
13 Le Comité de Coordination des Organisations Juives de Belgique (CCOJB), le Forum der Joodse Organisaties (FJO), l’Institut Jonathas et le Centre Communautaire Laïc Juif (CCLJ)
14 LBCA, « La législation contre l’antisémitisme est-elle suffisante ? », 5 novembre 2018.

Écrire à l’auteur

    Article associé

    Soutenez-nous !

    Le site fonctionne grâce à vos dons, vous pouvez nous aider
    Faire un don

    Avec le soutien de :

    Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.

    La revue a reçu le soutien de la bourse d’émergence du ministère de la culture.