Mais que se passe-t-il en Belgique ? Dans le cadre de notre série conçue en partenariat avec la DILCRAH sur l’antisémitisme en Europe, Joël Kotek s’alarme dans ce texte de la diffusion d’une « passion anti-israélienne » dans l’ensemble du spectre politique belge, et s’interroge sur ce qui permet l’expression d’un antisémitisme décomplexé au sein de la capitale européenne.
Bruxelles est à 1h23’ de Paris… et pourtant tout un univers sépare ces deux pays. Pour preuve, près de 182.000 Français ont manifesté contre l’antisémitisme en France contre quelque 5.000 personnes en Belgique, qui plus est, en majorité juives. Autre indice, ce député flamand, Fouad Ahidar, président d’un des sept parlements que compte la Belgique. Le voilà qui, non content de minimiser la séquence génocidaire du 7 octobre, qualifiée de « petite réponse », compare l’action d’Israël à la Shoah. « Moi, qui suis parti à Auschwitz en Pologne, pour voir ce qu’est un génocide… je peux utiliser ce terme… on utilise pratiquement les mêmes méthodes ». Nous sommes le 8 novembre… De la dangerosité des visites d’un jour à Auschwitz. Nul besoin de s’appesantir sur la grossièreté des propos du président du Parlement flamand bruxellois si l’on songe que notre homme politique est un multirécidiviste. En 2012, le voilà qui déjà vociférait à Anvers « Hamas, Hamas, tous les Juifs au gaz », aux côtés de militants néo-nazis flamands. Ne croyez pas que notre homme politique soit membre d’un parti extrémiste. Il appartient au Voruit, le PS flamand. Le souci est que cet incident n’a rien d’un acte isolé. Il reflète ce climat si particulier d’hostilité obsidionale à l’égard d’Israël qui imprègne aujourd’hui la Belgique, des médias aux universités, du nord au sud, de la droite à la gauche.
À gauche, nul besoin de se référer au PTB, le Parti des Travailleurs de Belgique, un parti communiste d’inspiration maoïste, tout à la dénonciation haineuse d’Israël et à la défense amoureuse de la Chine et de la Russie poutinienne. Intéressons-nous plutôt aux déclarations de responsables de la gauche démocratique. Ainsi de ces deux anciens ministres socialistes francophones, André Flahaut, ex-ministre de la Défense, et Jean-Pascal Labille, aujourd’hui patron des Mutualités socialistes ; le premier comparant Gaza avec le ghetto de Varsovie, le second Israël à l’Allemagne nazie. Ainsi de la présidente PS de la Chambre des représentants, Éliane Tillieux, qui rechigne à faire la différence entre Israël et le Hamas « à partir du moment où les règles de droit international ne sont pas respectées de part et d’autre ». Ainsi encore l’actuelle ministre de la Coopération au développement, la socialiste flamande Caroline Gennez, qui, au lendemain des massacres du 7 octobre, se déclara « défavorable au déploiement du drapeau israélien sur nos édifices », avant d’admonester publiquement l’Allemagne pour qu’elle lâche enfin Israël au prétexte que les Allemands se retrouveraient « pour la deuxième fois du mauvais côté de l’histoire ». Parenthèse : l’Allemagne a été quatre fois du mauvais côté de l’histoire : lors des génocides des Herero (1904), des Arméniens (1915) et des Juifs, sans oublier que les colonisateurs allemands importèrent au Rwanda leurs visions raciales des rapports humains. À gauche toujours, on pourra encore évoquer l’actuelle ministre (Ecolo) du climat, Zakia Khattabi, qui avoua son embarras à utiliser le mot « terroriste » à l’égard du Hamas, ce terme ayant une signification juridique qu’elle ne connaissait pas. Propos étonnant si l’on songe qu’elle avait été pressentie (sans succès) par son parti pour siéger à la Cour constitutionnelle. Citons encore Bénédicte Linard du même parti, ministre pour sa part de la Culture francophone, qui plaide pour l’exclusion d’Israël de l’Eurovision, ou encore la sénatrice PS Nadia El Yousfi qui, le 18 décembre 2023, interpela l’Ambassadrice d’Israël en des termes bien peu amènes, stigmatisant les « rabbins qui (…) appellent au viol de femmes palestiniennes ». Remarque des plus déplacées au regard de la réalité des faits et des viols des femmes israéliennes le 7 octobre. On pourrait encore évoquer le cas de Pétra De Sutter, vice-première ministre écolo flamande (Groen), qui pour sa part appela dès novembre 2023 à la suppression du traité économique Europe-Israël, et se crut autorisée à désavouer la Présidente de la Commission européenne, Mme Von Der Leyen, coupable d’avoir dénoncée dans son discours de l’État de l’Union les dérives antisémites du Carnaval d’Alost[1]. En Flandre, c’est l’ensemble des partis démocratiques qui fustigent Israël, qu’ils soient de gauche, du centre ou de droite, laïcs ou catholiques. Il revient, en effet, à une députée du CD&V, l’ancien parti catholique autrefois hégémonique en Flandre, de déposer au parlement fédéral une motion visant au boycott des produits israéliens. Et à droite, c’est Egbert Lachaert, l’ancien président du parti libéral flamand (VLD), celui de l’actuel Premier ministre, qui en est venu à comparer lors d’un débat parlementaire Gaza à Molenbeek. À ses yeux, en effet, « les frappes sur Gaza, c’est comme si on avait balancé des bombes sur Molenbeek car des terroristes y avaient grandi ». Notre libéral a-t-il oublié les échanges de tirs nourris rue de Dries puis rue des Quatre-Vents, en 2016, à l’occasion de la traque de Salah Abdeslam, le dernier terroriste vivant des attentats de Paris ? À lire Francetvinfo, ces tirs avaient transformé « la paisible commune bruxelloise en « zone de guerre » ».
Pour nombre de chrétiens, le retour des Juifs dans leur antique patrie était et reste ontologiquement inacceptable. Le sionisme réduit en effet à néant la prétendue mission qu’avait assignée aux Juifs l’Église chrétienne depuis Saint-Augustin : celle de peuple témoin, maudit et dispersé aux quatre extrémités de la terre pour n’avoir pas accepté le message du Christ.
En Flandre, seule la NVA, mais pas dans sa totalité, s’oppose à la stigmatisation d’Israël, un paradoxe si l’on songe qu’il s’agit d’un des deux partis nationalistes, héritiers de la collaboration flamande. Du côté francophone aussi, l’hostilité à Israël est tout autant partagée, à l’exception notable du Parti libéral (MR) et ce en dépit des dérapages que l’on suppose contrôlés de la ministre (libérale) des Affaires étrangères. Mme Hadja Lahbib crut judicieux d’expliquer, en mars dernier, que Biden était prisonnier du soutien « sonnant et trébuchant » des Israéliens. Les temps changent, ce n’est plus l’or juif, mais désormais israélien qui corrompt la politique étrangère des États-Unis. Il n’en reste pas moins que n’était le Parti libéral francophone, la Belgique se serait pleinement associée à la plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour de Justice internationale (CJI).
Toutes ces positions seraient peut-être moins problématiques si ces hommes et femmes politiques belges témoignaient d’une égale passion pour les peuples arménien, kurde, ouïghour et sahraoui. Hélas, non. La Belgique ne s’intéresse qu’à Gaza. Manifestement, il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Belgique. Comment l’expliquer ?
La triple dimension de l’antisémitisme d’après Shoah
À tout bien penser, la passion anti-israélienne (il n’y a pas d’autre mot pour désigner l’actuelle hostilité à l’État juif) tient à trois facteurs qui se combinent. D’abord, un vieil habitus judéophobe hérité du christianisme et de l’islam (antisémitisme primaire), ensuite, une culpabilité liée à la Shoah, qualifiée par des chercheurs allemands d’antisémitisme secondaire et, enfin, une posture antisioniste clairement opportuniste, dictée par de purs calculs électoraux (antisémitisme tertiaire). Contrairement à la toute récente analyse que consacre la revue trimestrielle Wilfried au tropisme propalestinien de la Belgique, je ne pense pas que le souci du droit international ou de l’Homme en soit l’explication première. À l’instar du Spiegel qui s’interrogea, dès 2021, sur les causes de l’hostilité des hommes et des femmes politiques belges à l’État juif, il me semble évident que la piste antisémite n’est pas à écarter, piste que n’effleure à aucun moment l’excellente revue francophone.
Nul besoin de trop s’appesantir sur la prégnance d’un habitus antisémite à droite comme à gauche tant il est clair que d’aucuns profitent de « l’aubaine » que représente le conflit israélo-palestinien pour donner libre cours à leur vieille opposition au judaïsme. C’est notamment le cas dans certains milieux chrétiens. Comment oublier l’opposition traditionnelle des milieux catholiques à l’idée du retour des Juifs en Terre de Judée ? Il y eut jusqu’aux catholiques de gauche de s’inquiéter, en 1948, d’une victoire des Juifs en Palestine. On lit ainsi dans la très progressiste Revue nouvelle datée d’avril 1948 : « Dans l’hypothèse d’une victoire juive généralisée, que deviendront les Lieux saints ? (…) matérialisme, marxisme, nationalisme sont les seuls dogmes reconnus par les nouveaux arrivés [2]». Pour nombre de chrétiens, le retour des Juifs dans leur antique patrie était et reste ontologiquement inacceptable. Comment comprendre autrement que le Vatican ait été le dernier État européen à reconnaitre de jure Israël ? Le sionisme réduit en effet à néant la prétendue mission qu’avait assignée aux Juifs l’Église chrétienne depuis Saint-Augustin : celle de peuple témoin, maudit et dispersé aux quatre extrémités de la terre pour n’avoir pas accepté le message du Christ. Ainsi, les Juifs auraient perdu tout droit sur la Terre sainte, et ce contrairement aux Belges. Comment oublier, en effet, qu’en 1918, la Belgique tenta d’obtenir le mandat sur l’ex-Palestine ottomane, non pour protéger les droits de ses habitants musulmans, mais au prétexte des croisades. Comme le rappela le représentant belge à Londres : « tout Belge serait heureux et fier de voir son glorieux souverain succéder à Jérusalem, à huit siècles de distance, au chef des croisades à Jérusalem, Belge lui-aussi, qui le premier y monta sur le trône ». Certes, sauf à rappeler que Godefroid de Bouillon n’était pas exactement belge et que son armée de soudards en vint à exterminer, en 1099, tous les habitants juifs, mais aussi la majeure partie des musulmans de la ville sainte.
C’est dans ce contexte théologique, et non politique ou moral, qu’il faut ainsi interpréter la lettre mielleuse qu’adressa récemment Msg Bonny, l’Évêque d’Anvers, à « ses amis juifs anversois » où il opposa, dans des accents résolument préconciliaires, le Dieu d’amour des chrétiens au Dieu vengeur des Juifs ; caractérisant au passage Gaza, retour du refoulé oblige (crime rituel), de cimetière d’enfants. À l’évidence, cette diatribe apparait autant liée à l’antisémitisme primaire qu’à l’antisémitisme dit secondaire, cette haine caractéristique des Juifs, non pas malgré, mais à cause de la Shoah, que le psychanalyste israélo-viennois Zvi Rix résuma par cette boutade : les Allemands (et les Européens) ne pardonneront jamais Auschwitz aux Juifs. D’où la double tentation : minimiser, d’un côté, la Shoah et, de l’autre, faire des Israéliens des nazis[3]. Il parait clair que le bon Évêque Bonn, « qui ne peut plus se taire », ne pardonne pas aux Juifs le silence complice de l’Église catholique flamande dans la déportation de 65% des Juifs d’Anvers, à quoi s’ajoute un antisémitisme que je qualifierais de tertiaire.
Antisémitisme tertiaire ou électoraliste
De quoi s’agit-il ? D’un antisémitisme causé, non pas par la Shoah, mais par les ennemis supposés et, aussi faut-il l’avouer, parfois avérés des Juifs. En cause, donc, la réalité d’une « rue arabe » mobilisée, obnubilée par la seule cause palestinienne, et ce, à l’exclusion de toutes les autres causes, y compris musulmanes (kosovare, kurde, ouïghour, rohingya, etc.), et ce dans un contexte démographique bien particulier.
Il faudra rappeler ici que les Belges issus de l’immigration arabo-musulmane sont seize fois plus nombreux que ceux d’origine juive. À Bruxelles, la capitale européenne assurément la plus inclusive au monde, la pratique de l’islam dépasse désormais celle du catholicisme ; 48% des élèves de l’enseignement officiel à Bruxelles suivraient le cours de religion islamique ; quelque 25% des députés du Parlement francophone bruxellois sont d’origine arabo-musulmane ; ils constituent près de 60% du groupe socialiste francophone. De là, évidemment des stratégies partisanes qui posent Israël en épouvantail à abattre. Cette réalité démographique explique pourquoi l’écrasante majorité des partis politiques est poussée à faire des concessions aux sentiments des musulmans sur des questions qui ne sont pas perçues comme prioritaires, telles précisément que la question palestinienne, le port du voile ou plus globalement la laïcité. Elle permet de comprendre surtout l’étonnante surenchère anti-israélienne que se livrent le PS, Ecolo et le PTB, ce parti communiste tendance mao. L’opposition à la politique israélienne constitue l’un des moyens privilégiés pour l’ensemble des partis bruxellois de s’attirer, à moindres frais, la faveur des électeurs musulmans, bref de se constituer une clientèle. Faut-il dès lors s’étonner que le seul accord de coopération jamais dénoncé par les parlementaires régionaux bruxellois, voilà 22 ans, fût celui conclu avec Israël ? La diabolisation est ici d’ordre pragmatique, entièrement calculée pour obtenir le vote arabo-musulman. N’a-t-on pas entendu le chef du Parti socialiste francophone, le brillant universitaire Paul Magnette, soutenir que son parti était depuis toujours propalestinien ? Certes, Emile Vandervelde et Camille Huysmans, les deux figures historiques du Parti ouvrier belge (POB) de l’entre-deux-guerres, étaient des soutiens à la cause palestinienne, mais… juive. Ils s’étaient ralliés dès 1926 au sionisme à l’instar de Léon Blum.
Une surenchère anti-israélienne
Si l’intégration culturelle des musulmans dans la société belge va apaiser à terme les passions, il est évident que cette issue n’est pas prévisible dans un avenir proche. En attendant, c’est à qui, entre le PS, Ecolo et le PTB, fera montre de la plus grande hostilité à l’égard d’Israël. Et à ce jeu-là, le PS comme Ecolo ne feront jamais le poids face au PTB, un parti stalinien, donc antisémite à la manière soviétique. Avec 19,3 % des intentions de vote, ce parti qui se déclare maoïste se hissait en janvier 2024 en tête des intentions de vote à Bruxelles, une région où le vote musulman est décisif, ce qu’a souligné le journaliste David Coppi dans le premier quotidien francophone de Belgique Le Soir : « Explication ? … plusieurs observateurs pointent le parti pris palestinien du PTB à propos de la guerre au Proche-Orient et l’écrasement de Gaza. Qui aurait un impact en sa faveur. Notamment vu les populations de culture arabo-musulmane ».
Si les antisémites de droite ont toujours eu le courage d’affirmer leur haine des Juifs, la gauche, en revanche, plus habile ou cynique, n’a de cesse de clamer son amour des Juifs tout en les accablant de critiques assassines. C’est en effet au nom du Bien et de l’antiracisme qu’elle dénie au peuple juif (mais pas pakistanais, kosovar, bosniaque et bien sûr palestinien) le droit d’avoir un État à base ethno-confessionnelle. La cause est entendue : en se structurant autour d’un État national, commodément dénoncé comme particulariste, voire raciste, le peuple juif faillirait à sa vocation prophétique, bref tragique. Quand il n’est pas victime, le Juif de retour en Judée redevient, comme il se doit, le peuple qui assassina le Christ. En témoignent les propos d’une des icones de la gauche propalestinienne belge, Me Jean-Marie Dermagne, qui milita à la Ligue des droits de l’homme et enseigna les droits de l’homme à l’Université Catholique de Louvain. Cet ancien bâtonnier crut bon de souligner dans un post sur Facebook, lors des fêtes de Pâques 2023, que les Juifs choisirent de sacrifier l’étranger (?) galiléen (Jésus) plutôt que le Judéen Barabbas. Assurément, le catéchisme laisse des traces prégnantes mêmes chez les marxistes les plus endurcis. À toutes fins utiles, on rappellera que ce fervent défenseur de Poutine et Xi en vint à reproduire sur sa page Facebook un hoax de la fachosphère. Il est vrai que notre pourfendeur d’Israël et de l’Ukraine fut un temps conseiller de Dieudonné. Évidemment, les hommes de « gauche » repousseront toujours avec indignation la moindre accusation d’antisémitisme.
La piste antisémite plutôt que celle des Droits de l’homme
Contrairement à la thèse séduisante de Wilfried, l’habitus antisémite, les calculs électoralistes et la culpabilité liée à la Shoah expliquent bien davantage que le souci du droit international ou de l’Homme la mobilisation belge contre Israël. La question n’est pas que la Palestine soit aimée et défendue, mais qu’elle occupe tout l’espace politico-médiatique, qu’elle soit invoquée par tout homme politique en mal d’émotion forte ou de médiatisation. C’est à quel ministre fera la déclaration anti-israélienne la plus fracassante. Non, contrairement à ce que voudrait faire accroire Wilfried, la défense des droits humains n’est pas le souci premier de nos ministres, auquel cas leur mollesse vis-à-vis de la Chine, du Qatar, de l’Arabie Saoudite, sans même parler de l’Azerbaïdjan qui vient de vider de tous ses habitants chrétiens l’enclave arménienne du Haut-Karabagh, serait inexplicable. Prétendre que l’ADN de la politique de la Belgique est la défense des droits humains est un rien outré si l’on songe que le départ des Casques bleus belges au Rwanda, le 11 avril 1994, précipita le massacre d’un million de Tutsis. La question ici n’est pas que l’État d’Israël soit critiqué, mais qu’il le soit de manière aussi univoque, passionnée, et non dénuée de manipulations, y compris dans les médias mainstream comme Le Soir.
On citera également les analyses à charge contre Israël de la RTBF, la chaine publique francophone. Ainsi cet article relatif au témoignage de l’otage franco-israélienne Mia Schem[4]. Cet article est proprement hallucinant, tant il est à charge de la victime. Pas moins de cinq experts, trois professeurs d’université et deux psychologues spécialistes des traumas sont mobilisés pour discréditer son témoignage. Si le titre de l’article est neutre (« Que nous disent les témoignages des ex-otages du Hamas ? »), le sous-titre (« La propagande comme arme de guerre ») et le chapô d’article donnent le ton de la charge. Chapô : « L’interview en question est diffusée par une chaîne israélienne, laissant place au doute quant à son objectivité et sa neutralité (…) face à la communication très maîtrisée d’Israël, il y a aussi celle… du Hamas ». Et la journaliste de la RTBF de souligner que « Le 30 novembre, le mouvement islamiste a diffusé une vidéo de propagande de la libération de la jeune femme, où souriante … elle affirme que tous « ont été très gentils avec elle ». Des propos qui vont à l’encontre de ce qu’elle affirme aujourd’hui dans son interview . À l’évidence, la journaliste feint d’ignorer que la presse israélienne est libre et qu’un otage est prêt à tout, même à sourire à ses geôliers au moment de sa libération de l’enfer. Assurément, non. Mia Scheme exagérait-elle donc sur ordre ? C’est ce que laissent accroire les cinq « experts » consultés par notre journaliste. Mme Elena Aoun (Université Catholique de Louvain, UCL) : « En ne minimisant pas son témoignage et ce qu’elle a vécu, cette jeune femme est peut-être devenue une arme de propagande de la part d’Israël (…) L’efficacité d’Israël à communiquer est inégalable ». Michel Liégeois (UCL) : « certains mots {Holocauste et terroriste} employés par Mia Scheme sont inappropriés (…) Et ce qui est excessif est insignifiant ». Mme Anne Morelli (Université Libre de Bruxelles, ULB) : « il y a un solide socle de propagande. Tous les témoignages doivent être pris avec des pincettes (…) un témoignage fiable est un témoignage immédiat, qui aurait en l’occurrence été donné directement après la libération ». Mme Evelyne Josse, psychotraumatologue : « Quand on sort d’une situation comme une prise d’otage, la capacité de réflexion est brouillée par les émotions fortes », et de préciser qu’ « avant même l’agression, à savoir sa prise d’otage, cette personne a été soumise à une propagande qui déshumanise l’autre partie… nous sommes ici dans un contexte qui entraîne des concepts stéréotypés qui deviennent parfois radicaux ». Si l’on a bien compris, la franco-israélienne serait victime non du Hamas, mais du système d’éducation (raciste) israélien, ce que tente tout de même de tempérer la cinquième spécialiste interrogée, la psychologue Anne Delorme, qui, en bonne humaniste, accorde à l’otage israélienne des circonstances atténuantes à ses exagérations, soulignant qu’« il faut se garder à l’esprit que Mia Schem a été séquestrée dans une pièce sombre pendant 54 jours ». Bref, toutes les paroles de femmes suffisent, sauf lorsqu’elles émanent de femmes israéliennes. Le plus étonnant est que le témoignage de Mia Schem ne s’apparente en rien à de « la propagande de guerre ». Elle n’affirme à aucun moment avoir été battue ou violée. Elle ne fait qu’évoquer les mauvais traitements dont elle fut l’objet, les humiliations, sa faim et sa peur constante d’être violée. On est loin d’une partition dictée par le Mossad.
Après la conversion forcée au christianisme, l’expulsion et l’annihilation pure et simple, les Juifs sont sommés, antisémitisme pragmatique oblige, de se désolidariser d’Israël. Les Juifs belges n’auront d’autre choix que d’adhérer à la doxa antisioniste, nouvelle religion civile des Belges. Au risque de la marginalisation.
Conclusion
L’hostilité de plus en plus affichée à l’égard d’Israël et l’isolement croissant des Juifs de Belgique qui en découle doit autant à l’antisémitisme stricto sensu qu’à une série de circonstances aggravantes. À l’antisémitisme latent et au sentiment de culpabilité lié à la Shoah et à la colonisation (belge) s’ajoute un antisémitisme que je qualifie volontiers de tertiaire et/ou d’électoraliste. Dans la Belgique bienpensante du troisième millénaire, qui n’ose pas s’attaquer à la Chine, la Turquie, la Russie, l’Azerbaïdjan ou au Qatar, l’antisionisme agit comme une évidence fantasmatique pour servir d’expression à toutes sortes de rancœurs — à l’égard de l’impérialisme US, du capitalisme, de la mondialisation, des ratés de l’intégration. L’opposition obsidionale à Israël sert assurément tous types de fins et de publics. De là à faire de l’hostilité à l’égard d’Israël la clé de voûte d’une véritable religion civile, il n’y a qu’un pas que je m’autorise à franchir. En Belgique, s’est imposé un véritable antisionisme d’État fonctionnant comme un « code culturel », au sens de la définition de la chercheuse Shumalit Volkov. Comme hier les Juifs en monde chrétien, Israël figure en variable d’ajustement au nom d’une politique du moindre du mal, pour reprendre l’expression de l’historien belge de la Shoah Maxime Steinberg. Cette politique du moindre mal fut la politique des autorités communales belges durant la Seconde Guerre mondiale. Elle amena, par exemple, Joseph Bologne, le bourgmestre socialiste de Liège, à communiquer aux nazis, au nom de la sauvegarde du plus grand nombre, des listes de Juifs liégeois.
En juin 2021, le célèbre magazine allemand Der Spiegel dénonçait l’étrange emprise antisémite belge dans un article fouillé : « Si aujourd’hui les élites du pays sont gagnées par le virus de l’antisémitisme, c’est parce qu’en Belgique, l’antisémitisme a été trop longtemps un problème dont seuls les juifs se souciaient vraiment. Qu’il vienne de milieux extrémistes, de droite ou de gauche, ou de certaines parties des communautés musulmanes, il n’a jamais été pris à bras le corps. À Bruxelles, le Parlement européen et le Conseil européen ont adopté des textes forts visant à lutter contre l’antisémitisme, mais le pays hôte ne se sent pas concerné. Il est temps que cela change, et l’Europe a un rôle essentiel à jouer, dans l’action plutôt que le discours ». Et l’hebdomadaire allemand d’affirmer en conclusion qu’il revenait à l’Europe de « sauver la Belgique de l’antisémitisme ». À moins que ce ne soit la Belgique, laboratoire européen, qui annonce l’avenir du sort des Juifs d’Europe : choisir entre émigrer en Israël, un pays sans antisémitisme, mais en guerre, ou vivre en marrane dans un pays en paix, mais de plus en plus hostile aux Juifs.
La Belgique serait-elle un pays antisémite ? Pas plus qu’un autre, si ce n’est que la politique du moindre mal, ce pacte social antisioniste négocié à leurs dépens, a atteint un degré d’affermissement inégalé. Si, d’un côté, le gouvernement vient de créer un mécanisme de coordination interfédéral de la lutte contre l’antisémitisme, il se refuse toujours de nommer, contrairement à la plupart des pays membres de l’Union européenne, un coordinateur national de lutte contre l’antisémitisme au grand dam d’Yves Oschinsky, le président du Comité de Coordination des Organisations Juives de Belgique (CCOJB), comme s’il s’agissait d’organiser par avance son inefficacité. D’où aussi l’absence de réelle réaction aux menaces qui pèsent sur les Juifs de Belgique. Pour preuve, l’inaction d’UNIA, l’organisme fédéral de lutte contre le racisme qui fait profil bas dès qu’il s’agit de poursuivre un acte antisémite. UNIA n’a même pas poursuivi devant les tribunaux les organisateurs du carnaval antisémite d’Alost…
Depuis la deuxième Intifada, il y a près de 25 ans, semble s’esquisser une nouvelle phase tragique du face-à-face judéo-chrétien. Après la conversion forcée au christianisme, l’expulsion et l’annihilation pure et simple, les Juifs sont sommés, antisémitisme pragmatique oblige, de se désolidariser d’Israël. Les Juifs belges n’auront d’autre choix que d’adhérer à la doxa antisioniste, nouvelle religion civile des Belges. Au risque de la marginalisation. Une troisième voie serait-elle possible ? C’est le pari des fondateurs de l’Institut Jonathas, un tout nouveau centre d’étude et d’action contre l’antisémitisme, dont l’objectif premier est de permettre une continuité de la vie juive en Belgique. En toute dignité.
Joël Kotek
Joël Kotek est historien, professeur émérite à l’Université Libre de Bruxelles. Il est le Président de l’Institut Jonathas, centre d’étude et d’action contre l’antisémitisme. Il est notamment l’auteur de ‘Le siècle des camps, détention, concentration extermination, cent ans de mal radical’, avec Pierre Rigoulot, Lattès, Paris, 2000 ; ‘Au nom de l’antisionisme : l’image des Juifs et d’Israël dans la caricature depuis la seconde Intifada’, avec Dan Kotek, Bruxelles, Éd. Complexe, 2003 ; ‘La carte postale antisémite : de l’affaire Dreyfus à la Shoah’, avec Gérard Silvain, Paris, Berg, 2005 ; ‘Israël et les médias francophones au miroir du conflit gazaoui’, CCOJB, Bruxelles, 2015 ; et de ‘Shoah et Bande dessinée, l’image au service et la mémoire’, Denoël, Paris, 2017.
Notes
1 | Quelques mois plus tôt, le ministre de la Justice belge, le libéral Quickenborne, tweetait “le lobby juif fait des heures supplémentaires, après Alost, Washington”, confondant allégrement la dénonciation de l’antisémitisme en Belgique et les prises de position de ministres israéliens en visite aux États-Unis. |
2 | Voir Catherine Berny, La Terre trop promise: Belgique-Israël, 1947-1950, Ciaco, 1988, et l’ouvrage de Guy Jucquois & Pierre Sauvage, L’invention de l’antisémitisme racial. L’implication des catholiques français et belges (1850—2000), Academia Bruylant, Bruxelles, 2001. |
3 | En 1971, déjà, le philosophe Jankélévitch ironisait sur les belles-âmes « antisionistes » : « L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis? Ce serait merveilleux ». |
4 | »Guerre Israël-Gaza : que nous disent les témoignages des ex-otages du Hamas ? » RTBF, 29 déc. 2023 à 17:17, par Anne-Sophie Depauw |