Brexit : les cent Juifs de Belfast en panne de casher

Victime collatérale du Brexit, la communauté juive d’Irlande du Nord, fondée en 1870, pourrait ne pas passer le siècle et demi d’âge. En effet, l’accord du Brexit et son protocole nord-irlandais, combinés aux accords de paix de 1998 conclus à la fin des “Troubles” (connus sous le nom de Good Friday Agreement), ont créé une nouvelle frontière douanière, sur la mer. Une frontière qui menace l’approvisionnement en nourriture casher de la centaine de Juifs vivant encore dans la région de Belfast. Pour K., Élie Petit raconte comment une petite communauté vieillissante s’est évertuée, dans une situation rocambolesque, à trouver une solution. 

Le Révérend David Kale dans sa maison à Belfast. Crédit : Shai Afsai

 

Le Révérend[1] David Kale, qui officie dans la seule synagogue de toute l’Irlande du Nord plante le décor : « Avant l’arrivée du Brexit, nous nous procurions tous nos aliments casher à Manchester, car sur toute l’île d’Irlande, il n’y a pas du tout de magasin, pas de boucherie casher, pas d’épicerie casher. Nous avions alors deux fournisseurs, un boucher et un épicier. Une fois par mois, nous faisions une annonce le jour du Shabbat et envoyions des emails disant que le boucher et l’épicier étaient prêts à prendre les commandes. Chacun téléphonait pour passer sa commande individuelle. Le boucher emballait les commandes séparément dans un ou plusieurs colis et l’épicier faisait de même. L’épicier envoyait ensuite tous ses colis au boucher qui appelait alors le transporteur qui venait dans un camion. La cargaison allait de Manchester à Liverpool, puis prenait un ferry pour Belfast, pour un voyage de huit heures. Arrivées aux docks de Belfast, les livraisons étaient livrées à la synagogue. Nous téléphonions alors à tout le monde et chacun venait chercher sa commande. Tout le monde était satisfait de ce système ».

Celui-ci a fonctionné jusqu’à la fin du mois de décembre 2020. Mais en janvier 2021, quand le Royaume-Uni a quitté l’UE, la communauté, inquiète, a contacté le boucher pour savoir s’il allait pouvoir continuer honorer les commandes, lequel a répondu qu’il n’y aurait aucun problème. Pourtant, deux semaines avant la fête de Pessah, lorsque chaque foyer a voulu lui passer commande, le boucher a déclaré ne plus être en règle concernant les autorisations d’export. Il ne pourrait plus livrer la communauté.

Prise par surprise, la petite communauté de cent membres se met immédiatement en branle, contactant fonctionnaires et membres du Parlement. Mais comment contrarier ce cataclysme ? Trouver une route alternative pour les livraisons ? Espérer une renégociation de l’accord ou un abandon des protocoles ? Une exception ?

Une petite communauté en lutte pour sa survie

Steven Jaffe est originaire de Belfast. Comme de nombreux Juifs qui ont grandi pendant les “Troubles” – nom donné à la période d’agitation politique en Irlande du Nord -, il a quitté la capitale nord-irlandaise pour l’Angleterre à l’âge de 18 ans. Le Révérend Kale la décrit comme une période charnière : « Les Juifs n’étaient pas visés, mais personne n’aime vivre dans les bombardements ». Jaffe est allé dans une université anglaise et ne s’est jamais réinstallé en Irlande du Nord, même s’il y est régulièrement retourné régulièrement retourné pour rendre visite à sa mère, ou pour organiser des visites du vieux Belfast juif.

Sur Victoria Square, dans le centre-ville de Belfast, cette fontaine rend hommage au fondateur de la communauté juive, Daniel Joseph Jaffe

C’est cet exode qui a conduit à la situation démographique actuelle. À son apogée dans les années 60, la communauté comptait 1 500 membres. Jaffe se souvient : « Quand j’étais enfant, il y avait peut-être 350 Juifs en Irlande du Nord. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une soixantaine de membres qui fréquentent la synagogue. » Une autre soixantaine n’y est pas affiliée. Ils ont en général 70, 80 ou 90 ans et ont presque tous encouragé leurs enfants à s’installer en Angleterre, principalement à Manchester et à Londres. Souvent, ils se sont inquiétés de la faiblesse croissante de leur nombre[2]. Mais désormais, c’est le manque de nourriture qui obsède les Juifs d’Irlande du Nord.

Un accord controversé

Kale témoigne : « Les gens sont très soucieux à ce sujet. Chaque fois que vous allez à la synagogue, chaque fois que vous parlez aux gens au téléphone, tout le monde est inquiet à ce sujet parce qu’en gros, tout le monde est à court de nourriture casher en ce moment et nous devons rationner ce que nous mangeons. »

Au centre de la controverse, on trouve le protocole d’Irlande du Nord, annexe à celui du Brexit. Lorsque l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne faisaient toutes deux partie du marché commun de l’UE, les échanges commerciaux étaient évidemment fluides. Mais l’accord commercial du Brexit stipule désormais qu’avec le retrait du Royaume-Uni de l’UE, l’Irlande du Nord doit pouvoir poursuivre sa participation au marché unique des biens et services. En résulte la création de facto d’une frontière, sur la mer, entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, avec son cortège de douanes, de licences et de délais de livraison supplémentaires. La période d’ajustement, appelée période de grâce, a été mise en place entre le 1er janvier et le 30 juin, puis étendue au 30 septembre. Le 30 septembre, l’accord sur le Brexit, combiné aux protocoles nord-irlandais, devait être mis en place, mettant fin à la période de grâce.

Les tensions entourant ces barrières douanières concernent notamment la viande réfrigérée et préparée et donc la viande casher. La presse britannique a surnommé ce conflit “Sausage war”[3], la « guerre de la saucisse ». Au carrefour des conflits, la communauté juive se retrouve privée du cœur de son alimentation.

Alerte sur Pessah

Cherchant des solutions face à cette situation, Michael Black, le Président de la communauté juive de Belfast, a dit au Révérend Kale : « Eh bien, ce que nous devrions faire, c’est aller chercher notre nourriture à Dublin ! ». Dublin recevait aussi toute sa nourriture de Manchester. « Il y avait un magasin qui stockait de la nourriture casher. Mais depuis le Brexit, plus de stock ! », regrette Kale.

C’est par des épiceries en ligne que la communauté juive de Dublin a pu trouver et commander viande et poulet. Mais pour que les Juifs de Belfast puissent se fournir à Dublin, il leur fallait voyager. Plus exactement, parcourir plus de 100 miles aller et retour, payer les péages… ce qui constituait un obstacle de taille pour des membres de la communauté, pour la plupart âgés.

Le Révérend Kale a mis toute l’administration en alerte. De contact en contact, de fonctionnaire en fonctionnaire, il a obtenu un rendez-vous sur Zoom avec Brandon Lewis, le Secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord. Celui-ci s’est montré très compréhensif à l’égard de la situation. Mais les différentes tentatives ont échoué les unes après les autres : parfois les échéances administratives étaient dépassées, parfois elles étaient écrasantes pour les fournisseurs.

Intérieur de la synagogue de Belfast. Crédit : Lone Yid

La solution est venue d’une idée plus compliquée encore que les précédentes : proposer au boucher casher de vendre la cargaison de viande à un négociant agréé en Angleterre. Le commerçant anglais pourrait alors la vendre à un commerçant d’Irlande du Nord lui aussi agréé, qui pourrait ainsi la vendre à la communauté.

Le système semblait fonctionner, tout était prêt. Mais c’était sans compter sur un refus inattendu du transporteur habituel qui a refusé de prendre en charge les marchandises. Il a fallu le remplacer. Deux jours avant Pessah, avec l’aide de fonctionnaires, ce fut chose faite. Le Révérend Kale se souvient de ce moment difficile : « Le nouveau transporteur était censé me téléphoner pour confirmer les conditions de livraison. Mais il ne m’a jamais téléphoné. Je l’ai appelé, je lui ai envoyé de nombreux e-mails : pas de réponse. À 23 heures, j’ai fini par contacter l’un des fonctionnaires qui avait mis tout cela en place et je lui ai dit que si la commande n’arrivait pas cette nuit-là, tout son travail aura été inutile, que nous n’aurions rien à temps pour Pessah. À minuit moins le quart, le transporteur m’a téléphoné pour confirmer la livraison. Et un jour et demi avant Pessah, notre commande de viande et de volaille est arrivée. Cependant, nous n’avons pas pu obtenir de produits d’épicerie. Il nous avait fallu bien trop de temps pour expliquer à notre boucher les formalités administratives qu’il devait remplir pour que nous puissions mener un deuxième front. »

« Il est déjà assez difficile de préserver une petite communauté juive isolée pour ne pas avoir à subir un problème comme celui-ci ! » Le Révérend Kale, contacté par téléphone, doute qu’il soit facile de trouver un autre rabbin s’il n’y avait plus de viande casher disponible.

Une seule commande depuis Pessah

Que faire pour les produits d’épicerie ? Il y avait bien un supermarché en Irlande du Nord qui commercialisait quelques produits cashers. L’an passé, Kale avait déjà passé toute une après-midi avec son directeur pour lui expliquer les règles de la cacherout, lui montrer les étiquettes des produits. Le directeur a fait preuve d’une certaine compréhension et a accepté d’étendre sa petite gamme spécialement pour Pessah. Du fait du COVID, il avait déjà beaucoup de mal à se fournir en nourriture non cachère, mais ne ménageant pas ses efforts, il a réussi à obtenir quelques produits. D’autres manquaient encore.

Et aux difficultés d’approvisionnement, s’ajoutaient des hausses de prix. Quand les représentants de la communauté appelaient Dublin, les prix des produits d’épicerie étaient absolument astronomiques: tout coûtait cinq fois ce qu’ils auraient coûté en Angleterre, sans compter le coût du transport. Un poulet généralement au prix de 7,50 £ en Angleterre revenait là à 20 £ sans compter le coût du transport. Un jour que Kale, décidé à commander, s’est enquis de possibles achats, on lui a répondu : “Le bateau est bloqué dans le port ».

Tout se mêle ici : l’histoire, les symboles et l’avenir de la communauté juive. Steven Jaffe analyse : « Ce ne sont pas les aspects politiques qui préoccupent principalement la communauté juive. L’éventualité de restrictions et de coûts supplémentaires pour faire entrer une toute petite quantité de viande casher est un problème pratique qui a un impact sur la vie quotidienne des membres les plus observants de la communauté et, bien sûr, du chef spirituel de la congrégation. » Il ajoute : « Il est déjà assez difficile de préserver une petite communauté juive isolée pour ne pas avoir à subir un problème comme celui-ci ! » Le Révérend Kale, contacté par téléphone, doute qu’il soit facile de trouver un autre rabbin s’il n’y avait plus de viande casher disponible.

« Toute cette question est très sensible ici, car l’appartenance de l’Irlande du Nord au Royaume-Uni ou la question de savoir si elle doit être unie au reste de l’Irlande a été la cause de beaucoup de violence et de troubles politiques pendant de nombreuses années », déclare Jaffe. Le gouvernement de Johnson, qui essaye de trouver une issue à cette situation, risque de remettre en cause des accords plus anciens, le Good Friday Agreement, issus de la fin des Troubles. Face à ce mouvement, la peur est vive et la résistance s’organise. En septembre, Joe Biden a appelé Boris Johnson à ne pas fragiliser cet accord, qui garantit la stabilité[4].

Depuis Pessah, la communauté n’a réussi à passer qu’une seule commande de viande et de volaille, pour la fête de Rosh Hashana et ont eu des difficultés à commander des produits d’épicerie. Pour la fête de Souccot, ce fut encore une autre paire de manches. Kale a contacté le bureau du Grand Rabbin d’Angleterre pour savoir qui, en Europe, pouvait fournir à la congrégation des Lulav et des Etrog (une branche de palmier qui est jointe à des branches de myrte et de saule et à un fruit de cédrat, deux des quatre espèces de plantes qui sont tenues ensemble et agitées pendant la fête de Souccot). Le bureau du Grand Rabbin du Royaume-Uni leur a recommandé deux fournisseurs. L’un d’eux était basé en Angleterre, impossible donc, l’autre en Israël. Après de longues conversations, une négociation et une commande auprès de l’israélien, celui-ci a fait silence pendant des semaines, avant de renoncer, incertain de pouvoir livrer. Environ une semaine avant Rosh Hashana, ils n’avaient rien. « À ce moment-là, j’ai téléphoné au rabbin de Dublin pour savoir ce qu’il faisait de son côté. Il avait un contact en France et on lui envoyait des Lulav et des Etrog. J’ai donc passé une commande auprès de ce fournisseur qui s’est exécuté. Malheureusement, certains sont arrivés endommagés et n’ont pas pu être utilisés. Nous n’en avons donc pas eu autant que nécessaire, mais nous en avons eu quelques-uns », explique Kale.

À plusieurs reprises, la communauté a pu échanger avec Brandon Lewis. Elle a également pu discuter avec l’UE : « Ils n’ont pas été très aidants », se souvient Kale. Il se souvient d’avoir entendu : « Vous avez signé pour ça, Boris Johnson a signé pour ça : voilà les conséquences du Brexit ».

Brandon Lewis, secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord. Crédit : Creative Commons

La communauté, dont les foyers connaissent différents niveaux de religiosité, reste très attachée au casher. « Si ce problème n’est pas résolu, ce sera la fin de cette communauté », déclare Kale, qui ajoute : « Ils ont mangé casher toute leur vie, ils ne vont pas s’arrêter maintenant ! Vous ne pouvez pas acheter quoi que ce soit de casher dans quelque magasin que ce soit ! Vous ne pouvez pas vous procurer de viande ou de volaille casher, rien du tout. De quoi allez-vous vivre ? Et combien de temps allez-vous vivre ? De pommes, de haricots et de pois ? Combien de temps pouvez-vous vivre juste avec cela ? »

À quoi s’attendre maintenant ?

Aucun accommodement ou solution n’ayant pu être été trouvés au 30 septembre, le gouvernement de Johnson a unilatéralement décidé de prolonger indéfiniment la période de grâce[5]. Dans cette situation, Jaffe, lui aussi, espère et désespère : « Avant le COVID, je me rendais à Belfast environ 10 fois par an. C’est à environ une heure de vol de Londres. J’organise également des visites guidées du patrimoine juif dans le centre-ville de Belfast. J’espère que quelque chose de concret pourra être réalisé afin que la communauté que j’aime tant puisse continuer à vivre. »

Steven Jaffe fait visiter le Belfast juif. Crédit : Belfast Jewish Heritage

Brandon Lewis, secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord, n’a pas mâché ses mots pour qualifier la situation : « Le fait que l’UE dise à la communauté juive qu’elle ne peut pas s’approvisionner en produits dans son propre pays est une position assez méprisable », a-t-il déclaré. Il a ajouté : « Et ne pas comprendre qu’une communauté âgée et vulnérable comme celle-là ne peut pas faire 160 km aller-retour une fois par semaine pour faire ses courses, je pense que c’est mal comprendre les choses. Je pense que c’est honteux, pour être honnête.[6] »

Mais ce mois-ci, des signes d’assouplissement semblaient se dessiner, des sources ayant rapporté que l’UE travaillait à un allègement du protocole qui permettrait d’autoriser l’exportation de saucisses et de viandes réfrigérées[7]. La terminologie utilisée pour définir les marchandises à exempter est « marchandises d’identité nationale ». Les discussions sur ce que cette catégorie contient sont toujours en cours.

Kale conclut : « La situation est en train de se régler. Avec le délai supplémentaire de la période de grâce, nous devrions pouvoir faire passer quelques articles de viande et de volaille, et j’espère que nous pourrons nous fournir aussi en produits d’épicerie. »

En juillet dernier, Boris Johnson, dénonçant les contrôles douaniers entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, s’est inquiété d’un possible « Exodus[8] » des Juifs d’Irlande du Nord. En attendant un nouvel accord ou des arrangements, les vendredis soirs continueront pour un temps d’être maigres pour les Juifs d’Irlande du Nord.


Elie Petit

Notes

1 Dans cet article du journaliste Shai Afsai, le Révérend Kale décrit son rôle : « Un Révérend est une personne expérimentée et qualifiée qui est autorisée par le grand rabbin du Royaume-Uni et du Commonwealth à exercer toutes les fonctions d’un rabbin, ou à agir en tant que hazzan [cantor] d’une shul [synagogue], sans avoir la semicha [ordination rabbinique]. Dans une petite communauté comme Belfast, un révérend dirige habituellement tous les services en tant que hazzan […], prononce un sermon le matin du Shabbat et du Yom Tov, donne des shiurim [cours de religion], visite les malades, dirige les funérailles et les dévoilements de pierres tombales, est responsable de la cacherout et agit en tant que mashgiach [superviseur des aliments cachers]”.
2 Voir le documentaire the The Last Minyan – A Belfast Jewish Story de Aaron Black https://www.timesofisrael.com/belfasts-last-minyan/
3 https://www.theguardian.com/politics/2021/jun/30/sausage-war-truce-leaves-eu-and-uk-with-much-to-chew-on
4 https://www.bbc.com/news/uk-northern-ireland-58648729
5 https://www.theguardian.com/politics/2021/sep/06/uk-and-eu-extend-post-brexit-grace-period-over-northern-ireland-protocol
6 https://uk.news.yahoo.com/threat-northern-ireland-kosher-imports-102506223.html
7 https://www.euronews.com/2021/10/08/eu-uk-sausage-wars-brussels-prepares-dramatic-changes-to-the-northern-ireland-protocol
8 https://www.haaretz.com/jewish/.premium-boris-johnson-warns-of-jewish-exodus-out-of-northern-ireland-1.9982345

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