Bonnes feuilles : ‘Parler sans détours. Lettres sur Israël et la Palestine’

Les deux lettres que nous publions sont extraites de Parler sans détours. Lettres sur Israël et la Palestine (Cerf, 2025), correspondance entre Anoush Ganjipour et Jean-Claude Milner engagée au lendemain du 7 octobre et sur fond de guerre à Gaza. Dans cet échange, les deux intellectuels confrontent leurs diagnostics sur la nature et l’histoire de la haine antijuive en Orient : passion occidentale importée par la modernité conquérante pour l’un, judéophobie inscrite dans les affects collectifs et revitalisée aujourd’hui par l’antisionisme pour l’autre. Au cœur du désaccord, une divergence fondamentale s’exprime à travers deux regards portés sur un même phénomène, mais ancrés dans deux expériences politiques distinctes. 

 

Jean-Claude Milner & Anoush Ganjipour

 

Anoush Ganjipour, lettre du 28 avril 2024 :

[Pour les raisons que je viens d’évoquer[1]], le discours antisémite peut être importé en Orient – comme cela s’est effectivement produit à partir des années 1930 et plus massivement après le déclenchement du conflit israélo-palestinien – mais l’antisémitisme comme un fait social, avec sa fonction spécifique, ses racines historiques et ses conséquences politiques que je viens de décrire, ne peut exister qu’ici en Europe et, plus généralement, en Occident. 

Suis-je en train de suggérer que la haine du juif n’existe pas et n’a jamais existé en Orient ? Nullement. Je crois suffisamment connaître l’histoire moderne et prémoderne du monde musulman pour récuser le mythe de la symbiose heureuse entre musulmans et juifs avant l’arrivée des « méchants colonisateurs ». Sur l’histoire prémoderne, je vous renvoie à l’ouvrage classique de Bernard Lewis, Juifs en terre d’islam[2]. Quoi qu’on dise de son peu de sympathie pour les musulmans ou de ses partis pris, il me parait assez objectif sur ce sujet et fidèle aux faits. Or, son livre confirme un point essentiel : la communauté juive n’a été ni plus ni moins qu’une communauté religieuse parmi d’autres dans un Orient majoritairement musulman. Elle connaît des périodes de paix et de fortune relative, vit de terribles séquences de pauvreté́, de pillages ou de cruels massacres, mais comme les vivent les autres minorités religieuses reconnues comme telles. Comme elles, son état général dépend tout d’abord de la stabilité́ ou du chaos, de la prospérité́ ou de la détresse des contrées musulmanes qui l’englobent. 

Là où les conditions des juifs sont particulièrement mauvaises, c’est lorsqu’ils deviennent la seule minorité́ religieuse ou numériquement très petite par rapport aux autres. Le premier cas est celui des juifs marocains et le second se produit dans le monde iranien. Ni dans l’un, ni dans l’autre, ni nulle part ailleurs à ma connaissance, la haine du juif n’intervient pour faire le lien social. Alors que cette haine structurante est clairement présente en Orient prémoderne, elle est portée sur les minorités shi’ites dans les parties sunnites et vice-versa, sur la minorité́ chrétienne dans certains cas ou sur les majus (les zoroastriens). 

Dans le cas de l’Iran moderne, une comparaison dit tout : depuis le xixe siècle, cette haine est massivement portée sur la communauté des bahaïs qui sont systématiquement persécutés, spoliés, attaqués par les mouvements de foules et, sous l’État islamique, privés de tous leurs droits civils. Ce sont eux et non pas les juifs qui ont subi régulièrement des pogroms. D’où mon incompréhension lorsque vous suggérez que la haine du juif est finalement la même chose en Orient qu’en Occident. 

Comme nous avons déjà eu l’occasion d’en discuter il y a quelques années, mon incompréhension porte plus globalement sur la tendance à ontologiser la haine du juif : faire comme si elle constituait une condition humaine qui est à l’œuvre partout sur la planète et depuis toujours. Sur votre conseil, j’ai lu le livre de Schäfer[3]. Qu’il y ait un antijudaïsme à l’époque antique et tardo-antique est un fait indéniable. Il s’inscrit dans les luttes politico-religieuses que les populations de culture païenne menaient contre l’avancée du paradigme théologico-politique rival et nouveau dans la région, paradigme que les historiens appellent le paradigme abrahamique et qui était représenté à l’époque surtout par les juifs. Qu’il y ait aussi de l’antijudaïsme ou de la judéophobie dans le Moyen Âge chrétien et parallèlement dans le monde musulman, ou encore davantage à l’époque moderne, c’est une évidence historique. 

Cela étant, c’est seulement d’un point de vue subjectif et à partir d’un regard rétrospectif qu’il serait possible de faire des malheurs multiples du peuple juif un récit continu, global et monolithique en tant qu’histoire mondiale de la judéophobie. Une telle histoire colmaterait naturellement les discontinuités et les écarts, elle serait forcément amenée à chercher un fond commun derrière l’antijudaïsme, la judéophobie et l’antisémitisme. Lorsqu’on la mobilise pour expliquer les phénomènes concernant la vie des juifs à des époques et dans des lieux différents, on procède paradoxalement à les déshistoriciser. On serait alors obligé de conclure que la haine du juif traverse l’histoire de l’humanité comme sa condition de possibilité même. 

Cette tendance, qui est déjà manifeste dans le dernier chapitre de Schäfer, je la retrouve de plus en plus courante. Le dernier exemple que j’en connaisse est L’antijudaïsme de David Nirenberg[4]. Je laisse de côté́ la valeur scientifique d’un tel ouvrage, alors qu’il est écrit par une grande autorité de Princeton ! Visiblement, la véritable motivation de son auteur a été la nouvelle montée de la haine contre les juifs. S’obstiner, comme le fait Nirenberg, à présenter les juifs comme victimes éternelles de l’humanité n’aide à régler le problème de la judéophobie ni en Occident ni en Orient. Il suffit de la lire aujourd’hui au miroir de ce qui se passe à Gaza pour deviner à quel point une telle entreprise peut produire l’effet inverse, et contribuer à la haine du juif ! Comment expliquer cette trajectoire : la réflexion sur les raisons de l’antisémitisme contemporain, qui avait débuté après la Shoah avec la lucidité méthodique de Hannah Arendt dénonçant l’idée de l’antisémitisme éternel, aboutit aujourd’hui à celle de Nirenberg qui assume « ironiquement » le titre de « l’antisémitisme éternel » pour son livre (voir son Épilogue) ? 

Malgré la puissance inégalée de votre analyse, lorsque dans vos livres vous mettez en rapport l’antisémitisme européen avec la fonction discursive du nom juif, je reste profondément dubitatif sur la possibilité d’en déduire une thèse transhistorique, voire ontologique. Et maintenant, lorsque vous partez de la prémisse « si la rose est sans pourquoi, la haine est sans parce que » pour expliquer la haine du juif, j’avoue que votre argument me reste impénétrable. 

Vous me faites remarquer que, dans ma réponse précédente, je me suis senti contraint d’aborder l’antisémitisme alors que je voulais qu’on en discute plus tard. Il y a à cela une raison : je ne crois pas que la question de la haine du juif dans l’Orient contemporain soit dissociable de l’histoire moderne de cette région, une histoire qui est quasiment concomitante avec celle de la naissance du sionisme en Europe et de son installation en Orient. Si je vous ai bien compris, cette histoire ne fait selon vous qu’ajouter simplement une couche événementielle – couche finalement superficielle et interchangeable avec toute autre de ce genre – à la judéophobie existentielle des habitants de cette région. Pour moi, il ne s’agit pas de deux couches, mais d’une histoire complexe. C’est pourquoi je préfère dès maintenant préciser que je n’accepte pas non plus l’idée naïve d’après laquelle il suffirait d’abandonner le sionisme comme idéologie ou de se débarrasser d’Israël pour que le phénomène de la haine du juif en Orient disparaisse. Il n’empêche que l’examen de cette histoire est la condition nécessaire pour cerner le phénomène et pour trouver éventuellement des solutions. 

Mon argument se résume donc ainsi : qu’il y ait aujourd’hui une haine profonde du juif chez une partie des populations musulmanes (notamment dans le monde arabe) est une évidence. Que le discours de l’antisémitisme occidental vienne s’y greffer est un fait et facilement démontrable. Que cette haine du juif ait un lien avec la haine du blanc occidental, je ne le nie pas non plus. Mais tout cela devrait, à mon sens, être compris et analysé à partir de l’histoire complexe de l’Orient moderne dont Israël lui-même et sa préhistoire font partie. 

L’explication ontologisante de la haine du juif s’appuie sur les prémisses que j’ai du mal à accepter. Elle implique une solution qui n’en est pas non plus une pour moi. Car, si la judéophobie est inscrite dans l’origine et le destin du monde, cela signifie que rien ne s’est passé et ne se passera dans l’histoire qui puisse toucher à ce fond ontologique. Vous semblez faire une exception : l’événement historique de la création d’Israël comme seul lieu où le juif sera sûr de ne pas être entouré de judéophobes. En effet, la convocation de l’existence d’Israël s’adresse au non-juif que je suis exactement dans les termes de la question que vous posez : « Êtes-vous indifférent à la possibilité qu’en plusieurs lieux du monde, de plus en plus nombreux, les judéophobes vivent comme des poissons dans l’eau ? » Ma réponse : non, bien au contraire. Or, c’est précisément parce que je ne peux pas être indifférent à cette possibilité que deux choses m’importent : d’une part, l’histoire de l’Orient moderne et, de l’autre, la politique du gouvernement israélien. La judéophobie en Orient a directement dépendu des deux, et désormais la judéophobie en Occident en dépendra aussi. 

En récusant l’importance de ces deux facteurs, c’est-à-dire en supposant que la judéophobie est de toute façon le lot de l’humanité et que le gouvernement israélien en est le seul rempart quoi qu’il fasse, votre raisonnement me paraît plutôt confirmer mon hypothèse : la convocation que l’État d’Israël adresse aujourd’hui aux juifs eux-mêmes est celle-ci : « Tout juif, pour être protégé et vivre en paix, doit venir s’installer sur mon territoire et sous mon Dôme de fer. » Il faudrait donc considérer cet État comme étant de facto la fin définitive de l’exil. Si je vous lis correctement, vous pensez que c’est un fait inévitable ; je pense qu’il dépend directement de la politique du gouvernement israélien et de la manière dont Israël interagit avec ses voisins régionaux, tout d’abord avec les Palestiniens. Que les juifs vivent dans un ghetto national quoique couvert d’un Dôme de fer, c’est ce que je ne souhaite ni pour eux, ni pour l’Orient, ni pour le monde entier. Au-delà de mon souhait, c’est quelque chose d’intenable, et le 7 octobre et sa suite en sont les meilleures preuves. 

Il me semble que, pour le moins, une partie du problème est cette conception de la condition juive. Hannah Arendt la faisait déjà remarquer : la déshistoricisation de la haine des juifs finirait forcément par produire comme son revers une conception ontologique de l’exceptionnalité juive : un peuple élu et en même temps (ou par conséquent) la victime absolue de l’humanité. Autant je comprends la portée d’une telle conception pour la foi juive et pour son idée messianique de salut, autant je reste sceptique sur ses conséquences quand elle est présentée comme émanant de l’histoire séculière du monde et comme immanente à celle-ci. En d’autres termes, elle sous-tendait dans le premier cas la Geschichte pour le sujet juif alors qu’elle devient, dans le second, la grille de lecture de la Historie, passage qui finit par écraser l’écart entre les deux registres et les identifier. Peut-être aurons-nous l’occasion d’y revenir : nous sommes là au cœur du problème que la sécularisation pose aux messianismes juif et islamique, sous deux modalités différentes, mais comparables à mon sens. 

Jean-Claude Milner, lettre du 17 juin 2024 :

Vous ne faites aucune place au dessein de disparition totale de l’état-nation israélien. Ce dessein ne s’exprime pas (ou plus ou pas encore) dans les propos des gouvernements arabes, je le sais et je l’ai cent fois répété. Mais il s’exprime ouvertement dans les propos des structures non gouvernementales (Hamas, Hezbollah, organisations pseudo-humanitaires, etc.) ; il a été repris en Occident, en écho aux opinions qui s’expriment parmi les populations issues du Proche et Moyen-Orient et des anciennes colonies. Vous observez les campus et suivez les élections françaises ; vous savez donc de quoi je parle. 

Ce qui vous permet d’éviter l’évidence, c’est une historisation que je récuse. Je la récuse d’autant plus qu’elle contient des éléments exacts. 

Vous opposez antisémitisme et haine du juif. Le premier, selon vous, est européen et a été importé au Proche et Moyen-Orient ; la seconde, toujours selon vous, est autochtone au Proche et Moyen-Orient, mais, tout en n’instaurant pas une « symbiose heureuse » entre musulmans et juifs, elle est suffisamment mesurée pour établir les communautés juives comme des communautés religieuses non musulmanes parmi d’autres : « Là où les conditions des juifs sont particulièrement mauvaises, c’est lorsqu’ils deviennent la seule minorité religieuse ou numériquement très petite par rapport aux autres. » 

Pour ma part, je pourrais reprendre votre dichotomie entre antisémitisme et haine du juif. Je préfère user d’une autre terminologie. Je préciserai ainsi et rectifierai ce que j’avais exposé, sous forme trop ramassée, dans ma précédente réponse. 

La haine du juif a une longue histoire en Europe. En langue allemande, le mot Judenhass est ancien. Par contraste, le mot Antisemitismus date du dernier tiers du xixe siècle. On en connaît les conditions d’apparition et l’on sait à quoi elles répondent. Il vaut la peine de rappeler quelques informations : l’antisémitisme se présente comme le contraire d’un préjugé ; il prétend résulter d’un jugement, fondé sur des données. Ces données varient ; elles peuvent relever d’une « science des races », d’une psychologie sociale et/ou de simples observations. Mais la forme générale demeure : l’antisémitisme raisonne ; il conclut « je rejette les juifs parce qu’ils sont ceci ou cela » ou « je rejette les juifs, parce qu’ils font ceci ou cela ». L’antisémitisme dépend d’un parce que. Peu importe que ses raisons soient fausses, le point fondamental est qu’il lui faut des raisons. 

La haine du juif, que j’appellerai désormais judéophobie, n’a pas besoin de raisons ; en effet, elle ne se fonde pas sur le raisonnement. En vertu de cette caractéristique, j’affirme qu’elle est « sans parce que ». Au sens propre, elle relève du préjugé : elle précède tout jugement, toute mise en action de l’entendement. Elle peut certes dissimuler sa nature en introduisant des « parce que » qui n’en sont pas ; ainsi en allait-il de la judéophobie chrétienne : l’accusation de déicide constitue un passage à la limite, la figure divine étant au-delà de toute argumentation humaine. On peut ranger dans la même catégorie les pseudo-raisonnements tautologiques : « je rejette les juifs parce qu’ils ne sont pas comme nous », ce qui équivaut à « je rejette les juifs parce qu’ils sont juifs ». 

Si l’antisémitisme se réclame de l’entendement (je rejette les juifs parce qu’ils sont ceci ou cela, je rejette les juifs parce qu’ils font ceci ou cela), la judéophobie relève des passions de l’âme. Or, les passions n’ont pas besoin de motifs conscients. Le sujet rejette les juifs parce qu’ils sont et non parce qu’ils sont ceci ou cela ; il rejette les juifs parce qu’ils font, au lieu de se rendre aussi inertes qu’un cadavre – et non parce qu’ils font ceci ou cela. 

Historiquement, l’antisémitisme naît de l’intense mouvement de sécularisation qui anime le xixe siècle. Ce mouvement accompagne la prise de pouvoir par les bourgeoisies. Les passions et les préjugés sont réservés à la populace ; en particulier, les passions et préjugés religieux encourent le mépris des bourgeoisies éclairées. L’antisémitisme transige avec l’héritage de l’Aufklärung et inversement, l’héritage de l’Aufklärung transige avec le préjugé judéophobe. Hannah Arendt insiste à bon droit sur ce point dès les premières pages des Origines du totalitarisme[5]

Dans la réalité empirique, les intersections entre anti-sémitisme d’entendement et judéophobie passionnelle ne manquent pas. Il n’en reste pas moins qu’une différence de nature les sépare. En ce sens, j’admets que l’antisémitisme d’entendement ait été exporté depuis l’Europe vers le Proche et Moyen-Orient. Avec le capitalisme, l’embourgeoisement, la sécularisation, etc. 

Mais pas la judéophobie. Un des défauts du travail de Lewis tient en une phrase : il fait comme si les Arabes musulmans s’installaient sur des terres vierges. Pas du tout : ils s’installent sur des territoires qui ont un passé. Un passé lointain, marqué par l’Empire romain païen et occasionnellement judéophobe ; un passé récent, marqué par l’Empire romain devenu chrétien (je pense à l’Afrique du Nord) et par l’Empire byzantin, chrétien et structuralement judéophobe. Dans cette partie du monde, la judéophobie passionnelle existe donc depuis des siècles. Au-delà de tout raisonnement, hormis la raison qui annule tout raisonnement : la figure du Christ. Le malheur de l’islam arabe, qui est aussi un malheur pour l’humanité entière, tient au fait qu’il se soit développé dans cet espace. De la judéophobie chrétienne à la judéophobie musulmane, la transition s’opéra, bien qu’en 638, les premiers conquérants musulmans de Jérusalem aient, dit-on, souhaité le contraire. 

De plus, l’islam arabe n’a pas connu de sécularisation de type européen. Celle-ci souhaitait en finir avec la suprématie de l’idéologie chrétienne ; l’antisémitisme séculier souhaitait remplacer la judéophobie chrétienne ou tout au moins la contraindre à la discrétion. Quand, en revanche, l’antisémitisme d’entendement fut importé dans le Proche et Moyen-Orient, il dut coexister avec la judéophobie passionnelle, dans des lieux où il était impossible de s’en prendre à l’islam comme les Lumières s’en étaient prises au christianisme. La combinaison fit des ravages. L’antisémitisme européen a nourri de ses classiques la judéophobie passionnelle, devenue ancestrale en Orient. Ai-je besoin de rappeler les Protocoles des Sages de Sion et leur place dans l’enseignement, en plusieurs lieux de l’Orient (au sens où vous l’entendez) ? 

En Europe, le cas de la France mérite commentaire. L’antisémitisme d’entendement ne pouvait, après 1945, y survivre qu’en se réfugiant dans une forme de semi-clandestinité; quand il tentait de revenir au grand jour, un scandale s’ensuivait dans les médias. Mais, peu à peu, la judéophobie passionnelle, importée d’Orient (au sens où vous l’entendez) l’a revivifié. Qu’on ne croie pas pourtant que cela ait commencé dans les banlieues ; l’un des premiers témoignages de l’importation a pour auteur un intellectuel reconnu : le livre de Roger Garaudy, intitulé Les mythes fondateurs de la politique israélienne, date de 1995. On y retrouve la plupart des thèmes devenus courants aujourd’hui sur les campus ; cela prouve que le bombardement de Gaza n’est qu’un prétexte. 

En résumé, ma position n’équivaut nullement à une ontologisation. Elle s’appuie sur une historisation, même si j’admets que les historiens patentés ne soient pas à l’aise avec l’intervention des passions dans leur champ. Quant à l’usage du mot éternel, il n’a pas de place sous ma plume. Tout ce que je peux en retenir se ramène à un constat : aucune passion n’inclut en elle-même le principe de son extinction ; cela ne veut pas dire qu’elle ne s’éteindra jamais, mais l’événement ne viendra pas d’elle-même. La judéophobie passionnelle n’échappe pas à la règle. 

Dans ces conditions, qu’en est-il de l’état d’Israël ? Vous semblez considérer que sa continuation revient à appeler tous les juifs du monde à se blottir sous le Dôme de fer. Cette conception ne s’impose nullement. On peut lui opposer une tendance qui s’est fait jour dans la communauté juive états-unienne : Israël deviendra nécessairement oriental ; le seul refuge effectif des juifs occidentalisés se situera, dès à présent, aux États-Unis ou, à la rigueur, au Canada anglophone. Dans cette vue, rien ne dit que les juifs soient voués à s’unir autour d’Israël et encore moins à s’unir dans une alyah généralisée. Au contraire, juifs orientalisés et juifs occidentalisés iront chacun de leur côté. 

Pour ma part, je considère comme parfaitement possible la coexistence d’Israël et des communautés juives extérieures à Israël. Je considère comme parfaitement possible que les juifs occidentalisés aillent ailleurs qu’aux États-Unis. Je considère comme parfaitement possible qu’en Israël, les juifs occidentalisés vivent aux côtés des juifs orientalisés ; qu’ils entrent en conflit, certes, mais le conflit n’est pas la guerre civile. Votre question en recèle une autre : l’existence d’Israël est-elle utile aux communautés juives ? Je m’en tiendrai volontairement à une réponse étroitement limitée : toutes les communautés juives extérieures à Israël seront promises à la précarité, pour peu qu’Israël disparaisse ou soit affaibli. 

Cela m’amène à méditer sur la solution à deux états. Comme je l’ai déjà noté dans notre correspondance précédente, elle repose sur une équivoque. Pour l’Occident tel que je le définis (groupe d’états acceptant le leadership des États-Unis), elle marque une étape vers la coexistence pacifique entre Israël et ses voisins musulmans, dans l’espoir que cette étape se prolonge au point d’instaurer la paix définitive. Pour l’Orient tel que vous le définissez, elle marque une étape vers le triomphe matériel de son préjugé judéophobe, dans l’espoir qu’en résulte, aussi vite que possible, la disparition d’Israël. Les deux versions de l’équivoque diffèrent du tout au tout ; elles partagent néanmoins un point commun : si la solution est appliquée dans l’immédiat, elle entraîne l’affaiblissement d’Israël. 

Or, je le répète, l’affaiblissement d’Israël entraîne la précarisation de toutes les communautés juives du monde, puisque toutes seront confrontées soit à l’antisémitisme d’entendement ressortant de ses cachettes, soit à la judéophobie passionnelle incessamment revivifiée, soit à l’antisionisme justifié par une rhétorique moralisatrice, soit à l’alliance réciproque des trois. 


Anoush Ganjipour et Jean-Claude Milner
 Parler sans détours, Lettres sur Israël et la Palestine, Cerf, 2025
Anoush Ganjipour est philosophe, spécialiste de la pensée islamique. Chargé de recherches au CNRS, ses travaux portent sur la pensée politique et la pensée poétique dans la tradition islamique. De 2013 à 2019, il a dirigé un programme de recherche consacré à la philosophie comparée au Collège International de Philosophie. Avant ‘L’ambivalence politique de l’Islam’ (Seuil), il a publié de nombreux articles ainsi que deux ouvrages, ‘Le réel et la fiction. Essais de poétique comparée’ (Hermann, 2014) et ‘Politique de l’exil, Giorgio Agamben et l’usage de la métaphysique’ (Lignes, 2019). Dans K. , on peut lire un entretien à propos de son livre ‘L’ambivalence politique de l’islam. Pasteur ou Léviathan’ : « Islam et Politique : histoire d’une ambivalence »
Jean-Claude Milner est linguiste et philosophe. Théoricien du langage, il a progressivement orienté sa réflexion vers la politique et la « question juive ». Dans ses essais récents, il analyse la persistance de l’antisémitisme en Europe et développe une critique de l’antisionisme comme forme moderne de haine des Juifs. Il est notamment l’auteur de ‘Les penchants criminels de l’Europe démocratique’ (2003), ‘La politique des choses’ (2005), ‘Relire la Révolution’ (2009), ‘L’arrogance du présent’ (2009), et ‘Témoignage et vérité. Une affaire oubliée’ (2017). Dans K., il est l’auteur de « Israël et USA : des réserves au différend » et de « Israël et USA : ruptures et continuités ».

Notes

1 Voir, « Réponse d’Anoush Ganjipour » in Parler sans détours, Lettres sur Israël et la Palestine, Cerf, 2025, p.109.
2 Bernard Lewis, Juifs en terre d’islam, trad. fr., Paris, Flammarion, 1998
3 Peter Schäfer, Judéophobie : attitudes à l’égard des juifs dans le monde antique, Paris, Éd. du Cerf, 2003
4 David Nirenberg, Antijudaïsme, un pilier de la pensée occidentale, Genève, Labor et Fides, 2023
5 Sur ce point, je n’ai qu’une seule réserve à l’encontre de Hannah Arendt. Elle semble supposer que l’antisémitisme a remplacé la Judenhass, en faisant pratiquement disparaître cette dernière. Je n’en crois rien. La judéophobie a continué d’exister en Europe, plus ou moins dissimulée. Jeanne Favret-Saada a étudié cette question avec soin ; voir Jeanne Favert-Saada et Josée Conteras, Le christianisme et ses juifs, 1800-2000, Paris, Éd. du Seuil, 2004.

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