Pour ce nouveau volet de notre série, conçue en partenariat avec la DILCRAH, sur l’antisémitisme en Europe, Liam Hoare s’est intéressé à la stratégie autrichienne de lutte contre la haine et les préjugés envers les juifs. Après avoir exploré la manière dont l’Autriche entendait assumer la responsabilité de son passé nazi et promouvoir la vie juive, Liam Hoare développe cette semaine les défis et paradoxes de cette entreprise. Comme la plupart des pays occidentaux, on a assisté en Autriche ces dernières années à un regain de l’antisémitisme, alors qu’elle est de plus dirigée par un parti associé à l’extrême-droite. Comment dans ces conditions, et alors que la guerre à Gaza enflamme les esprits en Europe, assurer à long terme la stabilité de la vie juive autrichienne ?
>>> Première partie de l’enquête : « Confronter le passé et garantir l’avenir »
Moins de six mois après l’adoption de la Déclaration du Conseil de l’UE sur la lutte contre l’antisémitisme, l’Autriche connaît une crise politique. En mai 2019, le vice-chancelier de l’époque, Heinz-Christian Strache (FPÖ), démissionne ce qui entraîne l’effondrement de la coalition formée par son parti et l’ÖVP (centre droit). Lors des élections qui suivent, l’ÖVP et le Parti vert voient tous deux leur nombre de députés augmenter et concluent des négociations en vue d’une coalition en décembre 2019.
Un contexte politique propice à l’antisémitisme
Sous la précédente coalition ÖVP-FPÖ, dirigée par le chancelier Sebastian Kurz, en dépit du fait (ou peut-être parce que) l’intéressé s’était allié à l’extrême droite, les questions chères à la communauté juive autrichienne et liées à la confrontation du pays avec son passé nazi avaient gagné en importance sur le plan politique. C’est ainsi que fut érigé le « Mur des Noms » en hommage aux victimes de la Shoah et que, lors d’une visite en Israël en 2018, Kurz avait déclaré que la sécurité de ce pays constituait une raison d’État aux yeux de l’Autriche, amorçant ainsi une évolution vers des relations de plus en plus étroites entre les deux pays.
Karoline Edtstadler — qui a été secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur pendant la coalition ÖVP-FPÖ — rejette l’idée que seule la disparition de la coalition a permis l’adoption de la Stratégie. Elle note que la déclaration du Conseil de l’UE sur la question a été adoptée en décembre 2018 pendant la phase de partenariat entre l’ÖVP et le FPÖ. Et la ministre de faire remarquer que « sur ce point, l’Autriche a assumé un rôle de premier plan dans la lutte contre l’antisémitisme comme l’ont reconnu la plupart des pays depuis Israël jusqu’aux États-Unis et au Canada ».
Il est vrai, cependant, que de hauts responsables de l’ÖVP avaient manifesté leur mécontentement face au nombre d’incidents antisémites survenus au sein du FPÖ alors que l’extrême droite était au gouvernement. En outre, la place du FPÖ dans la coalition a indubitablement créé des problèmes pratiques pour le gouvernement et ses relations de travail avec la communauté juive. L’IKG Wien mène depuis longtemps une politique de non-coopération avec ce parti, y compris avec les ministres d’extrême droite, ce qui signifie que, dans les ministères contrôlés par cette dernière, il a fallu trouver des solutions de rechange. L’État d’Israël, lui aussi, a maintenu cette politique de boycott.
Entièrement dévoués aux droits de l’homme et à l’État de droit, les Verts ont certainement insufflé au gouvernement un ton différent de celui de l’extrême droite. Le programme de gouvernement de la coalition actuelle stipule que l’Autriche « prône le respect des droits de l’homme dans le monde entier… et adopte une position ferme contre la persécution des minorités et le racisme, ainsi que contre l’antisémitisme et l’antisionisme ». Cet engagement se manifeste par la reconnaissance de la sécurité et du statut d’Israël en tant qu’État juif et démocratique, par l’engagement à soutenir Israël dans les forums internationaux tels que l’ONU, par le travail en faveur de la solution à deux États et par le soutien aux organisations œuvrant pour la paix et la coopération entre Israéliens et Palestiniens.
Les conditions de la vie juive en Autriche se sont détériorées. Entre 2019 et 2020, le nombre d’agressions physiques contre des membres de la communauté juive a presque doublé.
Au niveau national, le programme de l’actuel gouvernement prévoit la création, au sein du Centre de documentation de la Résistance autrichienne, d’un pôle de recherche chargé de produire un rapport annuel sur l’extrémisme de droite, ainsi que sur la révision et la modernisation de la Loi d’interdiction des activités nationales-socialistes et de la négation de la Shoah. La Stratégie comprend également un engagement à mettre en œuvre la Déclaration du Conseil de l’UE de décembre 2018 et à élaborer « une approche holistique pour prévenir et combattre toutes les formes d’antisémitisme », deux initiatives qui se manifesteront sous la forme d’une Stratégie nationale de lutte contre l’antisémitisme.
Au-delà d’une évolution politique, ladite Stratégie reflète également le fait qu’entre 2018 et 2021, les conditions de la vie juive en Autriche se sont détériorées. En 2019, l’IKG a enregistré 550 incidents antisémites : un nouveau record et une augmentation de 9,5 % par rapport à 2017. En 2020, le nombre d’incidents est reparti à la hausse pour atteindre 585, soit une augmentation de 6,4 %. Entre 2019 et 2020, le nombre d’agressions physiques contre des membres de la communauté juive a presque doublé. Le nombre d’insultes, de remarques et de messages antisémites — formulés soit en face à face, soit au téléphone, soit dans des lettres, des courriels, des commentaires d’articles ou des interventions sur les réseaux sociaux — a également augmenté de manière perceptible.
En 2020, plus précisément, cette augmentation a été associée à la pandémie de COVID-19. Les incidents antisémites enregistrés ont connu un pic en novembre et décembre 2020 à la suite de l’annonce d’un nouveau confinement. Cette proposition a relancé le mouvement de protestation des opposants aux mesures de lutte contre le coronavirus en Autriche, mouvement dans lequel l’extrême droite sous ses diverses formes — y compris le FPÖ — jouait un rôle central. Lors des manifestations, en particulier après l’annonce de l’obligation vaccinale fin 2021, les pancartes et les badges portés par certains manifestants relativisaient ou minimisaient la Shoah en comparant les personnes non vaccinées à des victimes de l’Holocauste et de la persécution nazie.
Ces augmentations d’une année sur l’autre en 2019 et 2020 correspondent à des tendances analogues observées en Allemagne et au Royaume-Uni à la même époque. Les communautés juives d’Europe, y compris d’Autriche, sont de plus en plus conscientes de l’importance du signalement des incidents antisémites, lesquels ne devraient plus être considérés comme faisant partie intégrante de l’appartenance à une minorité. Mais ces chiffres reflètent évidemment la montée de l’antisémitisme, en particulier de la part des opposants aux mesures de lutte contre le coronavirus se réclamant de l’extrême droite, ainsi que des pourfendeurs d’Israël qu’ils relèvent de l’extrême gauche ou des milieux islamistes.
Après le 7 octobre, le gouvernement autrichien affirme son soutien à Israël
J’ai passé l’été à faire des recherches et à conduire des interviews pour cet article. Pourtant, à l’automne, le monde a changé pour toujours. Le 7 octobre 2023, le Hamas a procédé à une invasion d’Israël qui s’est soldée par 1 139 Israéliens et ressortissants étrangers massacrés, 3 400 autres blessés et au moins 240 otages, dont certains ont été secourus depuis, tandis que d’autres sont morts en captivité. « Je ne peux pas regarder les images des massacres, c’est au-dessus de mes forces », a déclaré Ruth Beckermann, réalisatrice autrichienne de documentaires juifs, au magazine Profil dans les jours qui ont suivi l’invasion. « Ce n’est pas une guerre, mais un pogrom ».
La réaction politique de l’Autriche à l’attaque du 7 octobre et à l’opération militaire israélienne qui a suivi à Gaza est elle-même le reflet non seulement du fait que Vienne a accepté d’affronter son passé nazi et de renforcer la vie juive locale, mais aussi de l’évolution de sa politique étrangère à l’égard d’Israël au cours des 40 dernières années. Dans les années 1970, lorsque Bruno Kreisky était chancelier, l’Autriche ambitionnait de devenir une puissance neutre au Moyen-Orient. Kreisky, qui n’était pas sioniste et considérait le judaïsme comme une religion et non comme un peuple, nourrissait des sentiments contradictoires et ambivalents à l’égard de l’État hébreu et entretenait des relations antagonistes avec les dirigeants israéliens de l’époque (Golda Meïr, Yitzhak Rabin et Shimon Peres). Dans le même temps, il était devenu l’intermédiaire de confiance entre le président de l’Organisation de libération de la Palestine, Yasser Arafat, et les dirigeants occidentaux.
Si la politique étrangère autrichienne reste attachée à « une solution à deux États avec Israël et la Palestine vivant en bon voisinage à l’intérieur de frontières sûres et mutuellement reconnues », pour reprendre la formule consacrée du ministère des Affaires étrangères, la position de l’Autriche — à l’image de celle de l’Allemagne — est aujourd’hui résolument plus pro-israélienne. Deux jours après l’attaque du Hamas, le chancelier Karl Nehammer a déclaré : « Israël peut être sûr que nous serons toujours à ses côtés. En raison de notre histoire, nous assumons une responsabilité particulière à cet égard ». Les cinq partis parlementaires, de la gauche à l’extrême droite, ont signé une déclaration commune de solidarité avec Israël, selon laquelle « l’attaque brutale de l’organisation terroriste Hamas contre Israël doit être condamnée avec la plus grande fermeté ».
Des dirigeants de tous horizons politiques, dont le chancelier Nehammer, le vice-chancelier Werner Kogler, le président du Parlement autrichien Wolfgang Sobotka et le maire de Vienne Michael Ludwig, ont pris la parole lors d’un événement organisé par l’IKG Wien le 11 octobre à la mémoire des victimes de l’invasion du Hamas. On estime à 3 000 le nombre de participants. Le même soir, une manifestation propalestinienne a eu lieu près de la cathédrale Saint-Étienne, bien qu’elle ait été interdite par la police. Les journalistes présents ont rapporté avoir entendu des appels à la violence et l’expression de « fantasmes antisémites d’extermination ». Depuis le 7 octobre, des manifestations anti-israéliennes et/ou propalestiniennes ont régulièrement lieu à Vienne, même si, contrairement à ce qui se passe dans d’autres capitales européennes, elles n’attirent pas les foules.
Fin octobre, M. Nehammer s’est rendu en Israël où il a rencontré le Premier ministre Benjamin Netanyahu, le président Ytzhak Herzog et le chef de l’opposition Yaïr Lapid. L’Autriche s’est jointe à la Hongrie, à la République tchèque et à la Croatie pour voter contre une résolution des Nations Unies appelant à un cessez-le-feu immédiat entre Israël et le Hamas. Le ministère autrichien des Affaires étrangères a déploré que ladite résolution ne condamne pas « sans équivoque les atrocités commises contre des civils innocents le 7 octobre » et ne désigne pas nommément le Hamas. En outre, la résolution « aurait dû inclure une demande de libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages » et « admettre le droit internationalement reconnu d’Israël à l’autodéfense ». L’Autriche a également voté le 12 décembre contre une nouvelle résolution appelant à un cessez-le-feu.
Israël peut être sûr que nous serons toujours à ses côtés. En raison de notre histoire, nous assumons une responsabilité particulière à cet égard.
Le Bureau de signalement de l’antisémitisme, une branche de l’IKG Wien, n’a pas encore publié de statistiques sur les incidents antisémites survenus en 2023. Toutefois, après une baisse de 25 % du nombre d’incidents antisémites enregistrés en 2022 par rapport à l’année précédente, on peut s’attendre à ce que ces chiffres aient de nouveau augmenté en 2023 dans le contexte de la guerre entre Israël et le Hamas. L’invasion d’Israël par le Hamas a engendré en Europe une vague d’antisémitisme à laquelle l’Autriche n’a pas échappé. Au cours des 13 premiers jours de la guerre Israël-Hamas, les incidents antisémites à Vienne ont augmenté de 300 % par rapport à la moyenne de 2022, a déclaré le Bureau de signalement de l’antisémitisme. Fin octobre, le cimetière juif de Vienne a fait l’objet d’un incendie criminel et d’un acte de vandalisme, un incident qui fait toujours l’objet d’une enquête.
Lutter contre l’antisémitisme « s’apparente davantage à un marathon qu’à un sprint »
La dernière des 38 mesures contenues dans la Stratégie prévoit la production en 2024 d’un rapport d’évaluation des résultats de cette initiative. Cette année, la coalition ÖVP-Verts actuelle arrivera également à son terme puisque des élections législatives sont prévues au plus tard à l’automne.
Le climat politique autrichien est en pleine mutation depuis 30 ans maintenant, car le soutien aux partis traditionnels de centre droit et de centre gauche ayant diminué et le passage de nombreux électeurs d’un parti à l’autre compliquant la prévision des résultats des élections nationales. Actuellement, l’extrême droite a le vent en poupe en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, de la double crise de l’inflation et de l’énergie en Europe, et des conséquences de la pandémie de COVID-19. Le FPÖ reste en tête des sondages, ce qui le place en position privilégiée pour faire partie du prochain gouvernement.
En réponse à mes questions, le FPÖ n’a pas directement indiqué si, au sein du gouvernement, il continuerait à mettre en œuvre la Stratégie sous sa forme actuelle ou s’il chercherait à l’amender. En outre, il n’a pas précisé s’il soutenait la récente décision du gouvernement autrichien d’augmenter son soutien financier annuel à la communauté juive du pays pour le porter à 7 millions d’euros. Un porte-parole du parti a déclaré que sa formation « rejette toutes les formes d’antisémitisme et soutient clairement à cette fin la lutte » contre ce fléau, lutte qui se poursuivrait si le FPÖ accédait au pouvoir.
Le FPÖ note que son leader Herbert Kickl était ministre de l’Intérieur au moment où la Déclaration du Conseil de l’UE sur la lutte contre l’antisémitisme en Europe a été adoptée en 2018. En 2021, le FPÖ a pourtant voté au Parlement contre ladite Stratégie et le rapport d’avancement connexe au prétexte que « la critique pacifique des mesures coercitives liées au COVID-19 a été largement et injustement confondue avec une marque d’antisémitisme ». En définitive, toute association de ce type ayant été omise dans le rapport d’avancement de 2022, le FPÖ a fini par approuver ce document.
Selon la ministre de l’Europe, Karoline Edtstadler, un service administratif pour l’héritage culturel juif autrichien, créé au sein de la chancellerie fédérale en 2021, sera chargé de l’évaluation et du renforcement de la Stratégie. Pour ce qui est de l’avenir, Mme Edtstadler affirme que la lutte contre l’antisémitisme « […] exige un effort continu de la part de l’ensemble de la société. Le FPÖ en particulier est appelé à y participer et à faire tout ce qui est en son pouvoir pour combattre résolument ce fléau et promouvoir la vie juive ». À ses yeux, cette lutte « s’apparente davantage à un marathon qu’à un sprint ».
En effet, les incidents antisémites enregistrés en Autriche ont atteint un niveau record en 2021 (965) dans le contexte de la pandémie de COVID-19 et d’une recrudescence des hostilités entre Israël et le Hamas, avant de diminuer en 2022 (719). À court terme, la Stratégie ne peut être jugée qu’à l’aune de ses propres résultats en se demandant si le gouvernement a réussi ou non à mettre en œuvre les mesures qu’il s’était fixées. Pour Mme Edtstadler, le fait que 26 mesures de la Stratégie aient déjà été intégralement appliquées constitue un succès.
À long terme, les avantages non seulement de la Stratégie autrichienne, mais aussi de toutes les stratégies de ce type en Europe, devraient se refléter non seulement dans le nombre d’incidents antisémites enregistrés, mais aussi dans les enquêtes — telles que celles commandées par le Parlement autrichien — portant sur le sentiment populaire à l’égard des Juifs. « Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que l’antisémitisme est un phénomène millénaire et qu’il ne saurait être aboli du jour au lendemain », déclare Mme Edtstadler. L’objet de la Stratégie, conclut la ministre, est de créer le meilleur cadre et les meilleures conditions possibles pour combattre les préjugés et la haine à l’échelon fédéral.
La Stratégie et la bataille contre l’antisémitisme resteront, selon le secrétaire général de l’IKG Wien, Benjamin Nägele, une priorité pour le prochain gouvernement autrichien, qu’il soit de gauche, de droite ou du centre. Lorsque je l’interroge sur la montée de l’extrême droite, Nägele répond : « Cela m’inquiète pour l’Autriche en général. Je crois fermement que nous devons regarder le FPÖ et les partis populistes de droite qui se développent aux États-Unis et en Europe en dépassant largement le prisme de l’antisémitisme ou de ce que cette évolution signifie pour les Juifs. Je pense qu’il s’agit d’un énorme problème pour l’Autriche dans son ensemble ».