Arendt, une énigme

Hannah Arendt est une des figures intellectuelles majeures du XXe siècle. Vient de paraître un volume des prestigieux Cahiers de l’Herne consacré à Arendt, riche de nombreux textes inédits et qui nous invite à découvrir de nouvelles facettes de Hannah Arendt théoricienne de la politique, penseur engagé de son temps, et intellectuelle juive. Avishag Zafrani, pour K et Akadem, s’est entretenue avec les philosophes Martine Leibovici et Aurore Mréjen qui ont dirigé cette publication. Il y est notamment question des liens d’Arendt avec Heidegger, des réflexions d’Arendt sur l’antisémitisme politique, de son rapport au sionisme, et de la responsabilité devant la Shoah.

 

Hannah Arendt. Crédits : Courtesy of the Hannah Arendt Bluecher Literary Trust

 

« Hannah était une juive consciente, mais ignorant tout du judaïsme, ce qu’on appelle donc une am-ha-arez. Mais elle était aussi une Trotzjüdin, une juive combative[1]. »

Née en 1906 à Hanovre dans une famille juive, Hannah Arendt fait partie des figures intellectuelles les plus célèbres du XXe siècle. Et dans une certaine mesure, l’importance de sa parole publique contraste avec le retrait dans la solitude propre à la vie contemplative philosophique, telle qu’elle-même la définissait. La figure d’Arendt oscille ainsi entre le public et le privé, entre l’engagement politique par la parole qui s’insère dans un récit commun et la suspension de la vie collective, nécessaire pour s’adonner à l’introspection et pour y trouver des certitudes isolées et souvent « impuissantes ». Dans les termes d’Arendt : vérité pure (philosophique) et politique s’excluent. De sorte qu’elle disait d’elle-même qu’elle n’était pas une philosophe mais une théoricienne du pouvoir.

L’entrée en politique d’Arendt est le fruit d’une contrainte spécifique, qui la fit passer de citoyenne à un potentiel « ennemi objectif ». C’est là une des spécificités du totalitarisme que de définir des ennemis objectifs, dont l’existence même est incompatible avec le régime. Son ami Hans Jonas écrit ainsi qu’ « elle fut amenée – par l’influence de son mari Gunther Stern également – à redécouvrir le politique sous la contrainte du phénomène hitlérien. C’est seulement lorsque la réalité fit brutalement irruption dans cette existence située à l’écart, au sein d’une atmosphère philosophique bien propre, que s’ouvrit à elle la sphère politique »[2]. Mais notons également, que la conscience de l’antisémitisme ambiant dans l’Allemagne de sa jeunesse et une interrogation sur le processus d’émancipation des juifs depuis le siècle des Lumières l’auront préalablement conduite à interroger le processus d’assimilation avant de chercher les raisons de l’impuissance des juifs devant le désastre qui s’annonce. Ainsi, dans un premier temps, elle participera au mouvement de l’Alyah des jeunes qui s’occupait de sauver des enfants et adolescents juifs en les transférant en Palestine. Elle formulera cependant quelques années plus tard une critique radicale du sionisme pour lequel elle s’était initialement enthousiasmée.

 Une juive certes « consciente » pour reprendre la formule de Jonas, mais par ailleurs avec le sens aigu d’une nécessité de suspendre cet état de fait pour atteindre une impartialité, comme si la part juive devait empêcher une objective considération des rapports de force, des intérêts. C’est à propos de Kafka qu’Arendt formule la position qu’elle désire prendre elle-même : « Il a trouvé le lieu dans le temps qui est suffisamment éloigné du passé et du futur pour offrir à ‘l’arbitre’ une position à partir de laquelle juger les forces en lutte d’un œil impartial »[3]. De sorte que la trajectoire d’Arendt sera aussi celle d’une juive solitaire qui voudra penser la situation des juifs avec distance, impartialité, parfois avec une froideur qui confine à un détachement que beaucoup de voix juives, y compris parmi ses amis, estimaient coupable, mais qu’elle considérait comme le prix à payer pour parvenir à un jugement lucide. Cependant, la liberté ainsi acquise et la parole publique « désindividualisée »[4] qui en procède ne sont pas sans risque. Le mot juste proféré au moment opportun est de l’action, dit Arendt dans une célèbre formule à la tonalité aristotélicienne. Au sujet du procès Eichmann, de la responsabilité des conseils juifs, au sujet du jeune État juif aussi, il n’est pas certain qu’Arendt parvint au bon tempo. Dans une lettre à Arthur Hertzberg[5], elle admit finalement, au sujet des Judenräte, qu’elle manquait de matériau, que les questions demeuraient ouvertes. De même, sa rupture avec le sionisme scellée dans son article de 1944 Zionism reconsidered semble à plusieurs reprises atténuée par la suite comme on le lit dans sa correspondance avec Yehuda Magnes[6]. À la faveur de correspondances d’Arendt, inédites, on lit une vie personnelle, d’échanges dialogiques, qui viennent répondre en partie à nos interrogations, compléter une dimension privée et intime qui éclaire autrement la parole publique.

Arendt, « juive combative », pensait-elle sa judéité comme étant sa singularité, hors donc d’une appartenance collective ? Si tel était le cas, nous devrions alors admettre avec Scholem un manque d’amour du peuple (ahavat Israël). Or, Un jour d’échange avec Hans Jonas, inquiète de la survie de l’État d’Israël, elle affirme qu’en dépit des pires choses qui pouvaient arriver à ce jeune État, même son anéantissement, le peuple juif ne disparaitra pas, car « tout de même, un peuple avec une telle mémoire »[7]. La dimension politique, combative, dont se coloriait la condition juive selon Arendt a peut-être recouvert la part intime de ses liens de parenté ou de communauté qu’elle semblait éprouver et confessait rarement. Mais n’est-ce pas le propre de la condition juive moderne ?


Avishag Zafrani

 

Ci-dessous l’entretien avec les philosophes Martine Leibovici et  Aurore Mrejen par Avishag Zafrani :

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Notes

1 In Souvenirs, Hans Jonas, Ed. Payot et Rivages, 2005, p. 80 [Erinnerungen, Insel Verlag, Frankfurt-am-Main, 2003]
2 In Souvenirs, op.cit., p. 90
3 In La Crise de la Culture, Gallimard, Paris, 1972, p.23. [In Between Past and Future, 1954]
4 In Condition de l’homme moderne, op.cit., p. 91.
5 In Les Cahiers de l’Herne, Arendt, dir. Martine Leibovici et Aurore Mréjen, p. 207, 2021.
6 Ibid. p. 127, correspondance avec Judah Leon Magnes.
7 In Souvenirs, op.cit., p.259

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