Antisémitisme en Pologne : l’ombre du passé, les défis du présent

Dans un pays où la mémoire reste un champ de bataille, l’antisémitisme se nourrit d’oubli et de silence. La Pologne d’aujourd’hui oscille entre déni et sursaut, entre héritage religieux, dérives populistes et lente reconquête démocratique. La lutte contre l’antisémitisme ne se joue pas seulement dans les lois : elle engage la conscience nationale. Paula Sawicka, de République ouverte [en polonais Otwarta Rzeczpospolita], importante association polonaise contre l’antisémitisme et la xénophobie, analyse ici les blocages, les fractures et les signes d’espoir d’une société hantée par son passé. Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec la DILCRAH. 

Antisémitisme en Pologne
Campagne organisée par Grzegorz Braun, député polonais au Parlement européen, sous le slogan « Hanoucca ou Noël ? Europe, à toi de choisir »

Les relations entre Polonais et Juifs  — dans la Pologne d’aujourd’hui — portent la trace d’un passé partagé soudain brisé par l’horreur de la Shoah, conférant à ce lien une profondeur et une singularité que l’on ne rencontre nulle part ailleurs en Europe[1]. Cet héritage se manifeste malheureusement par une histoire marquée de discriminations antisémites et de haine envers les Juifs. En conséquence, la Pologne attire fréquemment l’attention internationale, qui surveille de près la persistance et les formes de l’antisémitisme au sein de la société polonaise contemporaine. Aussi compréhensible soit-il, cet intérêt rencontre une résistance du côté des Polonais qui craignent qu’un jugement inique ne soit porté sur leur nation tout entière à cet égard. En effet, les circonstances historiques occultent parfois le fait que l’antisémitisme dans la Pologne d’aujourd’hui n’est pas entaché par la rhétorique génocidaire que l’on observe dans de nombreux autres pays européens. Cela ne signifie pas, bien sûr, que la Pologne soit un pays exempt d’antisémitisme, et des recherches récentes confirment la gravité du problème. 

Huit ans de populisme : l’histoire déformée

Avant d’aborder l’attitude de l’État polonais face à ce problème, deux observations préliminaires s’imposent.

Tout d’abord, la Pologne se trouve aujourd’hui, en 2025, au lendemain de huit années de gouvernement populiste du parti « Droit et Justice » (PiS), au cours desquelles la question de l’antisémitisme et de la mémoire historique liée à la Shoah a donné lieu à des distorsions et des dérapages politiques. Ces dérives ont notamment conduit à l’adoption de lois permettant la falsification de l’histoire de la Shoah. Cette période a également été marquée par la tolérance de l’État à l’égard de nombreux incidents antisémites, comme en témoigne le rapport de l’association indépendante de procureurs polonais Lex Super Omnia. Ledit rapport révèle des exemples choquants de cas d’antisémitisme indûment classés sans suite par le parquet.[2] ll convient de souligner que, ces dernières années, le parquet, à l’instar de la plupart des autres organes judiciaires, est resté soumis au contrôle hiérarchique du gouvernement, en violation flagrante du principe d’indépendance judiciaire.

Le président polonais Andrzej Duda, en dépit de ses discours officiels de condamnation, a été vu à la tête de défilés où certains participants arboraient des slogans antisémites et racistes.

Ces huit années de gouvernement populiste ont montré que les actions du gouvernement peuvent effectivement amplifier et encourager certaines manifestations d’antisémitisme. Une image très symbolique illustre cette réalité : le président polonais Andrzej Duda, en dépit de ses discours officiels de condamnation, a été vu à la tête de défilés où certains participants arboraient des slogans antisémites et racistes. La Pologne s’est également empêtrée dans les « guerres de mémoire » telles que définies par l’historien Nikolay Koposov, spécialiste de la question[3]. Bien que des guerres de ce type fassent rage partout dans le monde, l’une des plus symptomatiques reste la « guerre » polono-israélienne, qui concerne plus particulièrement la période de la Seconde Guerre mondiale et l’attitude des Polonais envers leurs voisins juifs pendant la Shoah. Le gouvernement populiste issu du parti « Droit et Justice » (PiS) a promu de diverses manières l’idée que les Polonais ont collectivement et massivement aidé les Juifs condamnés à l’extermination, tout en passant sous silence ou en minimisant le fait que certains membres de la société polonaise ont commis des actes horribles à l’encontre des Juifs persécutés. Au fil de plus de deux décennies de travaux historiques rigoureux et douloureux, il a été établi que ces assertions sont infondées. Le tristement célèbre amendement controversé de janvier 2018 à la loi relative à l’Institut de la Mémoire nationale — lequel criminalisait certains propos relatifs à ce passé et a fini par être modifié sous la pression de la communauté internationale — est un exemple frappant des initiatives irrationnelles du gouvernement polonais visant à imposer une version erronée de l’histoire[4]. La réaction largement émotionnelle des autorités israéliennes n’a fait qu’exacerber la situation, qui n’est toujours pas entièrement résolue à ce jour. 

La tentative législative visant à imposer une seule version officielle et souhaitée de l’histoire s’est accompagnée de poursuites judiciaires ciblées

Il convient de souligner que la tentative législative visant à imposer une seule version officielle et souhaitée de l’histoire s’est accompagnée de poursuites judiciaires ciblées. Parmi elles, le procès intenté contre deux éminents spécialistes de la Shoah, les professeurs Jan Grabowski et Barbara Engelking, à propos de leur ouvrage scientifique coédité et coécrit, intitulé There is Still Night [La nuit est toujours là], illustre bien cette volonté de museler la recherche. Précisons qu’il fut instruit à l’initiative d’un simple citoyen proche du PiS[5]. Les deux auteurs furent poursuivis pour avoir violé les droits personnels de la nièce d’une personne décrite dans un paragraphe du livre en deux volumes comme coresponsable de la mort de Juifs cachés dans les forêts. La procédure judiciaire, qui aboutit à un arrêt de la Cour d’appel de Varsovie rejetant l’ensemble de la plainte (précédé en première instance d’un arrêt du tribunal de district de Varsovie ordonnant aux chercheurs de présenter des excuses à la plaignante), constituait une tentative de déformer la mémoire historique et de faire taire les voix critiques à l’égard des récits officiels sur le passé. Il est important de noter qu’elle bénéficia du soutien des dirigeants en place : après le verdict favorable à Engelking et Grabowski, le ministre de la Justice de l’époque, Zbigniew Ziobro, alla même jusqu’à publiquement qualifier ce verdict de « honte pour la Cour » et d’« attaque judiciaire contre la justice »[6]

Un antisémitisme ordinaire : une culture sociale et religieuse

La deuxième observation préliminaire concerne les spécificités de l’antisémitisme en Pologne. Ma longue expérience de plus de vingt ans au sein de l’ONG République ouverte [en polonais Otwarta Rzeczpospolita] vouée à la lutte contre l’antisémitisme et la xénophobie me permet d’affirmer que les clichés antisémites sont courants en Pologne et se transmettent malheureusement de génération en génération. Ils sont responsables de l’attitude des Polonais envers leurs concitoyens juifs, que ces derniers aient conservé leur identité juive ou qu’ils se soient profondément enracinés dans la langue et la culture polonaises.

Les préjugés à l’égard des Juifs (et des Roms) diffèrent de ceux visant d’autres nations, dans la mesure où, même lorsqu’ils sont assimilés, ces deux groupes continuent d’être perçus comme « différents ».

Mes observations ont été confirmées par le rapport POLIN publié en décembre 2023, selon lequel « […] malgré la petite taille de la communauté juive, l’antisémitisme est malheureusement omniprésent en Pologne, de nombreuses personnes utilisant des stéréotypes ou une rhétorique antisémites pour insulter et discriminer non seulement les Juifs, mais souvent aussi tous ceux qui, pour une raison ou une autre, sont perçus comme étrangers ou différents. Les clichés antisémites sont presque gravés dans la langue polonaise et très souvent utilisés de manière semi-consciente ou inconsciente. Ce phénomène touche presque tous les segments et toutes les tranches d’âge de la société. Il est donc extrêmement dangereux, car il favorise la polarisation, la discrimination et l’exclusion d’individus ou de groupes entiers (tels que les réfugiés, les migrants, les minorités ethniques et religieuses ou les membres de minorités sexuelles) »[7]. Les épithètes antisémites s’avèrent particulièrement efficaces pour déprécier et dénigrer les adversaires politiques. 

La perpétuation des préjugés et stéréotypes antisémites parmi les Polonais est notamment liée aux enseignements de l’Église catholique. Ceux-ci sont restés inchangés pendant des siècles et ont résisté aux courants de renouveau émanant du Vatican

Le rapport préparé par République ouverte indique qu’en Pologne, les préjugés antisémites incluent notamment la croyance selon laquelle les Juifs sont hypocrites et cupides, collaborent avec les ennemis de la Pologne, sont collectivement responsables de la mort de Jésus, de crimes contre les Polonais ou du régime communiste, exploitent l’histoire de la Shoah à leurs propres fins, menacent la moralité publique et utilisent ou ont utilisé dans le passé le sang des chrétiens pour accomplir des rituels secrets[8]. Il est clair que l’antisémitisme n’est pas un lointain souvenir en Pologne.

Stanisław Obirek, théologien et historien, ancien jésuite, évoque dans son ouvrage récemment publié le « canon catholique d’antipathie envers les Juifs » et attribue la propagation et la perpétuation des préjugés et stéréotypes antisémites parmi les Polonais aux enseignements de l’Église catholique. Ceux-ci sont restés inchangés pendant des siècles et ont résisté aux courants de renouveau émanant du Vatican. Concernant la déclaration Nostra Aetate de 1965[9], notamment, Obirek relève qu’elle « a eu en Pologne une réception limitée, se réduisant à sa traduction et à quelques références sporadiques, sans jamais être incorporé à l’enseignement des séminaires ni des paroisses catholiques du pays »[10]

Un État défaillant face à la haine

Le cadre juridique existant en Pologne permet de lutter efficacement contre l’antisémitisme, mais comme toujours dans ce genre de cas, c’est sa mise en œuvre adéquate qui pose le plus de problèmes. La Pologne est signataire de tous les principaux traités et autres instruments des systèmes internationaux de protection des droits de l’homme, lesquels lui imposent d’introduire et d’appliquer certaines solutions juridiques et politiques pour lutter contre l’antisémitisme. Elle respecte pour l’essentiel ces obligations formelles. Elle a notamment mis en œuvre des lois conformes aux normes internationales qui criminalisent les crimes et discours antisémites, et dispose de lois adéquates interdisant la discrimination fondée sur l’origine ethnique, la race, la nationalité ou la religion. La professeure Aleksandra Gliszczyńska-Grabias, experte juridique, confirme que le document formellement contraignant, adopté par le gouvernement sous le nom de Programme d’action national pour l’égalité de traitement 2022-2030[11], non seulement n’a pas été mis en œuvre de manière visible et effective à ce jour, mais ne traite pas non plus du phénomène de l’antisémitisme tel qu’un programme national dédié à ce problème devrait le faire. Il s’appuie notamment sur les directives anti-discrimination de l’Union européenne, lesquelles se concentrent sur l’interdiction de la discrimination dans des domaines tels que l’emploi, la santé et la protection sociale. Or, en Pologne, l’antisémitisme de ce type est à peine perceptible. L’un des rares éléments du programme qui mentionne explicitement l’antisémitisme est « l’acquisition de connaissances sur les activités et les expériences d’autres pays et l’échange de bonnes pratiques dans le domaine de la lutte contre les comportements discriminatoires liés au racisme, à l’antisémitisme, à la xénophobie et à l’homophobie parmi les supporters lors d’événements sportifs ». L’absence de réponse forte, immédiate et décisive de la part des autorités et des forces de l’ordre face aux multiples actes d’antisémitisme dans les espaces publics, tels que ceux recensés et signalés par exemple par l’ONG République ouverte, est scandaleuse.

Les clichés antisémites sont presque gravés dans la langue polonaise et très souvent utilisés de manière semi-consciente ou inconsciente. Ce phénomène touche presque tous les segments et toutes les tranches d’âge de la société. Il est clair que l’antisémitisme n’est pas un lointain souvenir en Pologne.

Qu’il soit exprimé consciemment ou inconsciemment, un contenu antisémite est toujours capable d’imprégner, de façon récurrente, les déclarations et les comportements en Pologne, sans pour autant susciter une large désapprobation sociale. En réalité, c’est une atmosphère générale d’acceptation de l’antisémitisme qui semble prévaloir dans la société polonaise.
Les expériences de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas fondamentalement modifié ces attitudes, bien que la Pologne — autrefois habitée par de nombreuses minorités nationales, dont une communauté juive représentant près de 10 % de la population — soit devenue une société presque totalement homogène, ne comptant pratiquement plus de Juifs.

La plupart des incidents antisémites en Pologne prennent la forme de discours de haine, dont les effets sont multiples et préoccupants. Ces propos, au-delà de leur violence verbale, portent atteinte à la dignité humaine et menacent la cohésion sociale. Tolérés dans l’espace public, ils fragilisent les fondements de la démocratie et peuvent, à terme, encourager le passage à des actes violents. La situation s’illustre de manière flagrante à travers le comportement de Grzegorz Braun, député européen polonais depuis 2024, qui outrepasse régulièrement, sans hésiter, cette limite ténue. Sous le couvert de son immunité parlementaire, il multiplie des attaques antisémites brutales et soigneusement mises en scène, visant des personnes, des objets ou des lieux. Ainsi, il a détruit le système de sonorisation lors d’une conférence sur la Shoah, et il a aspergé d’un extincteur une hanoukkia installée au Parlement polonais, envoyant même un spectateur à l’hôpital[12]. Dans un État de droit pleinement opérationnel, de tels actes antisémites l’auraient depuis longtemps écarté de la vie publique. Pourtant, lors de l’élection présidentielle de juin 2025, Braun a recueilli 6,34 % des suffrages, témoignant d’un réel soutien populaire. Le 10 juillet 2025, il a encore mené des manifestants qui ont perturbé la cérémonie commémorative du massacre de Jedwabne, scandant des slogans antisémites et entachant la dignité de l’événement.

Bien que la Pologne ait officiellement adopté la définition de travail de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) par une déclaration du ministère de la Culture et du Patrimoine national en 2021[13], le gouvernement précédent n’a pris aucune mesure significative pour la diffuser ou la promouvoir. La déclaration est donc restée lettre morte et la tâche de la promouvoir et d’encourager diverses entités à l’adopter est revenue à des organisations non gouvernementales. En conséquence, plusieurs villes polonaises ont passé des résolutions formelles adoptant la définition[14]. Cependant, aucune campagne globale de promotion et d’information sur la signification et la mise en œuvre de cette définition n’a encore été menée. Il en va de même pour les formations destinées aux fonctionnaires ayant pour objectif de les sensibiliser à l’antisémitisme dans la vie publique. Toutes ces tâches sont assumées par des organisations non gouvernementales qui, sans le soutien de l’État, doivent lever elles-mêmes des fonds pour financer leurs activités. Bien que, jusqu’à récemment, il existait en Pologne un bureau officiel du plénipotentiaire du gouvernement pour l’égalité de traitement[15], ainsi qu’une commission interparlementaire dédiée à la prévention des crimes de haine, le bilan de leurs actions demeure limité. Malgré la mise en place de ces organes et l’adoption de certains programmes, les résultats obtenus restent modestes et insuffisants au regard des enjeux.

Mentionnons toutefois les initiatives qui ont vu le jour ces dernières années avec la participation d’institutions publiques et d’autres entités impliquées dans l’éducation au sens large concernant la Shoah. Citons par exemple le séminaire de formation sur l’enseignement de la Shoah et de l’histoire et de la culture juives, organisé conjointement en 2018 par le Centre pour le développement de l’éducation du gouvernement polonais et l’École internationale pour l’étude de la Shoah de Yad Vashem à Jérusalem. Ce séminaire s’inscrivait dans le cadre du projet Préserver la mémoire — Histoire et culture des deux nations. Le programme s’adressait aux enseignants du primaire et du secondaire avec pour objectif d’ancrer la mémoire de la Shoah dans l’éducation civique afin de lutter contre le racisme et l’antisémitisme[16]. La série de réunions intitulée Prévenir les crimes de haine. Principes relatifs à l’établissement de partenariats avec la communauté et organisée en 2022 dans le cadre d’une coopération entre l’association juive Czulent et la police provinciale de Cracovie constitue une autre initiative locale visant à prévenir efficacement les incidents antisémites[17].

Toutes les tâches de lutte effective contre l’antisémitisme sont assumées par des organisations non gouvernementales qui, sans le soutien de l’État, doivent lever elles-mêmes des fonds pour financer leurs activités.

Ces premières mesures demeuraient loin de constituer un engagement réellement satisfaisant de la part des autorités polonaises dans la lutte contre l’antisémitisme. Aujourd’hui, avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement, la situation pourrait connaître une évolution plus favorable. Un signe encourageant réside notamment dans l’implication personnelle de hauts responsables, élément toujours déterminant. Le professeur Adam Bodnar, ministre de la Justice de décembre 2023 à juillet 2025 et ancien Médiateur de la République (2015-2021), s’est ainsi impliqué dans plusieurs initiatives visant à combattre l’antisémitisme, illustrant par-là l’importance accordée à ces efforts[18]. C’est lui qui a permis de faire la lumière sur l’affaire des propos antisémites publiés sur Internet et attribués au juge Jarosław Dudzicz, nommé à la Cour suprême après avoir qualifié les Juifs de « peuple vil, misérable et cupide ». Cette affaire était restée en effet dans l’impasse pendant des années[19], ce qui en dit long sur l’attitude des dirigeants polonais envers l’antisémitisme jusqu’à la fin du règne du parti « Droit et Justice » en décembre 2023. Tout aussi révélatrice fut la décision du ministre Bodnar d’inviter des représentants de la communauté juive et d’ONG de défense des droits humains au ministère de la Justice immédiatement après l’acte antisémite honteux de Grzegorz Braun, qui avait cru bon d’éteindre une hanoukkia en plein Parlement polonais[20]. Le ministre Bodnar a franchi une autre étape importante en juillet 2024. En sa qualité de procureur général, il a nommé un Conseil consultatif sur la lutte contre les crimes et les discours haineux chargé d’élaborer de nouvelles lignes directrices à l’intention des procureurs polonais et de préparer du matériel de formation approprié à destination du personnel du système judiciaire et des services de police[21]. Nommé en juillet 2025, le juge Waldemar Żurek, nouveau ministre de la Justice, poursuit la mission de son prédécesseur dans ce domaine.

Vers une stratégie nationale de lutte contre l’antisémitisme ?

Les autorités polonaises ne pourront pas lutter efficacement contre l’antisémitisme tant qu’elles ne disposeront pas de procédures clairement établies sur la manière de traiter ces violations de la législation en vigueur en Pologne. Comme l’a fait remarquer Sylwia Kędzierska-Jasik, présidente de la communauté juive de Varsovie : « Il est également urgent d’élargir l’éventail des entités habilitées à signaler les actes antisémites, car actuellement, le parquet refuse souvent d’engager des poursuites en raison du prétendu défaut de légitimité de la partie plaignante ou lésée. Ce changement concernerait principalement la sensibilisation des forces de l’ordre aux dommages que l’antisémitisme cause à la société dans son ensemble, et pas seulement aux Juifs ». Ce qui doit évoluer en priorité, c’est la propension des procureurs à classer ce type d’affaires sans suite. L’attitude du parquet révèle une ignorance de — ou un refus d’admettre — la limite qui distingue la liberté d’expression des discours de haine constitutifs d’infractions pénales. Dans les procédures civiles, un problème supplémentaire persiste et doit être résolu : une pratique judiciaire courante, quasi coutumière (usus), consiste à considérer qu’un non-juif ne saurait être offensé par un acte ou un discours antisémite.

En 2022, l’association de procureurs Lex Super Omnia a publié une étude majeure (déjà citée plus haut), mettant en lumière l’ampleur du recours au classement sans suite ainsi que la gestion défaillante des affaires liées à l’antisémitisme. L’étude formule un certain nombre de recommandations détaillées qui devraient entraîner des changements dans la manière dont les crimes de haine sont traités et poursuivis en Pologne, y compris les infractions à motivation antisémite. Selon Gliszczyńska-Grabias, « [l]’efficacité judiciaire devrait également se mesurer à l’aune de la mise en œuvre des lois en vigueur par les institutions compétentes — police, parquet et tribunaux. Or, ces instances interprètent fréquemment de manière divergente des actes de nature comparable, ce qui conduit à des évaluations inégales de leur caractère préjudiciable et à des sanctions très variables. Les motivations invoquées pour justifier le refus d’engager des poursuites dans des affaires impliquant l’humiliation ou la haine à l’égard de groupes minoritaires apparaissent, quant à elles, remarquablement vagues et sommaires ».

La plupart des incidents antisémites en Pologne prennent la forme de discours de haine, dont les effets sont multiples et préoccupants. Tolérés dans l’espace public, ils fragilisent les fondements de la démocratie et peuvent, à terme, encourager le passage à des actes violents.

II conviendrait de conférer une véritable portée et un sens concret à la définition opérationnelle de l’antisémitisme de l’IHRA. Son adoption, qui demeure pour l’instant formelle et dépourvue d’effets juridiques significatifs, est passée quasiment inaperçue.

L’un des éléments de cette « nouvelle ouverture » pourrait être la nomination par le gouvernement d’un plénipotentiaire chargé de la lutte contre l’antisémitisme, une fonction déjà établie dans de nombreux pays, notamment parmi les États membres de l’Union européenne, ainsi qu’aux États-Unis et au Canada[22]. Le bureau actuel du plénipotentiaire chargé des relations avec la diaspora juive, qui relève du ministère des Affaires étrangères polonais, n’est pas directement impliqué dans la lutte contre l’antisémitisme.

II conviendrait de conférer une véritable portée et un sens concret à la définition opérationnelle de l’antisémitisme de l’IHRA. Son adoption, qui demeure pour l’instant formelle et dépourvue d’effets juridiques significatifs, est passée quasiment inaperçue. Cette définition doit bénéficier d’une reconnaissance officielle claire et sans ambiguïté de la part des autorités polonaises. Elle ne pourra être pleinement introduite et appliquée dans le pays que si elle fait l’objet d’un débat gouvernemental préalable. Une telle signature « en bonne et due forme » indiquerait une réelle volonté de mettre en œuvre le contenu du document. Les autorités polonaises devraient également promouvoir activement l’adoption de la définition par leurs institutions, les collectivités locales et d’autres entités. Pour les représentants de la communauté juive, dont Kędzierska-Jasik, « [i]l serait crucial d’inscrire de manière effective la définition opérationnelle de l’antisémitisme de l’IHRA dans le corpus législatif, afin de lui conférer une valeur contraignante, dépassant ainsi son statut actuel de simple “ligne directrice” ». 

La préparation, l’adoption et la mise en œuvre d’une stratégie nationale gouvernementale de lutte contre l’antisémitisme restent une priorité absolue, comme l’a confirmé Joanna Grabarczyk-Anders, représentante de l’association juive Czulent : « Il est essentiel d’adopter une stratégie nationale de lutte contre l’antisémitisme et de nommer un représentant chargé de sa mise en œuvre. Nous exprimons notre préoccupation face à l’absence d’actions concrètes dans les domaines de la sensibilisation, de la lutte contre les crimes motivés par les préjugés et de l’inefficacité des poursuites envers les auteurs, ce qui compromet gravement le sentiment de sécurité de la communauté juive en Pologne ».

Rappelons que l’adoption d’un tel plan d’action est un élément obligatoire de la stratégie de l’UE visant à lutter contre l’antisémitisme et à soutenir la vie juive (2021-2030). À supposer que Varsovie prenne au sérieux ses engagements envers l’Union européenne, leur mise en œuvre devrait inclure une participation active à ces initiatives. Récemment, plusieurs ONG polonaises ont contribué à l’élaboration des fondements d’une stratégie globale de lutte contre l’antisémitisme. Des lignes directrices détaillées ont été élaborées et pourraient être mises en œuvre rapidement, après de larges consultations avec des experts et des organisations non gouvernementales. De plus, l’ONG République ouverte a adapté la définition de l’antisémitisme de l’IHRA au contexte spécifique de la Pologne, en publiant en 2023 un guide pratique détaillant des situations concrètes devant être reconnues comme antisémites.

Enfin, on ne peut ignorer qu’à l’heure actuelle, dans la plupart des États membres de l’UE — et même au-delà —, on observe des manifestations d’antisémitisme fondées sur des attitudes anti-israéliennes. Il est souvent difficile de tracer une ligne claire entre la critique légitime de la politique israélienne et les actes antisémites. Les crimes commis par le Hamas le 7 octobre 2023 constituent un événement sans précédent dans l’histoire de l’État hébreu. La vague d’antisémitisme qui a déferlé dans le monde entier presque simultanément avec l’attaque du Hamas est tout aussi inédite. Les incidents antisémites ont connu une augmentation spectaculaire, atteignant plusieurs centaines de pour cent. Des cimetières et des synagogues juifs ont été vandalisés, des agressions antisémites, incluant des passages à tabac, ont été perpétrées, tandis que des manifestations rassemblant des milliers de personnes ont publiquement appelé à l’extermination des Juifs. Ces manifestations de haine ne peuvent en aucun cas trouver leur justification dans la lutte légitime pour les droits des Palestiniens. La Pologne n’a jusqu’à présent pas connu d’incidents antisémites violents liés au 7 octobre, même si des cas isolés et non violents ont été signalés. Parmi les nombreux faits médiatisés, celui de Marie Andersen, étudiante norvégienne à Varsovie, se distingue : lors d’une manifestation propalestinienne, elle a porté une banderole violemment antisémite avec l’assentiment des autres manifestants. Une procédure pénale la visant est ouverte depuis deux ans. 

L’histoire partagée entre Polonais et Juifs devrait enfin servir de socle pour une compréhension mutuelle approfondie. L’État polonais et ses institutions jouent un rôle crucial dans ce processus. Comme pour la plupart des enjeux sensibles et complexes, une approche globale de la lutte contre l’antisémitisme doit reposer sur une coopération étroite entre le gouvernement et les organisations non gouvernementales afin d’atteindre des résultats durables. Par ailleurs, il est important de rappeler que les relations entre la Pologne et Israël sont largement conditionnées par des perceptions historiques et contemporaines, parfois empreintes de tensions émotionnelles. Au cours des dernières années, cette évolution a pénalisé les relations diplomatiques entre la Pologne et Israël, affaiblissant du même coup les mesures contre l’antisémitisme sur le territoire polonais. Ceci dit, nous vivons aujourd’hui un moment crucial qui pourrait permettre de redresser la situation.


Paula Sawicka

Paula Sawicka, Présidente du Program Council de Open Republic association against Anti-semitism and Xenophobia, psychologue de formation. Dans les années 1970 et 1980, elle a été associée à l’opposition démocratique ; dans les années 1990, elle a milité pour la reconstruction de la société civile en Pologne. Elle est la coautrice des mémoires de Marek Edelman et elle a publié un recueil des écrits de ce dernier.

Notes

1 Konstanty Gebert, Living in the Land of Ashes, Austeria, 2008.
2 La version anglaise du rapport est disponible à l’adresse suivante :
https://lexso.org.pl/2022/12/manifestations-of-the-erosion-of-the-law-enforcement-system-lso-report-on-the-prosecution-of-hate-crimes-of-the-polish-prosecutors-office-in-the-years-2016-2022/.
3 Nikolay Koposov, Memory Laws, Memory Wars: The Politics of the Past in Europe and Russia, Cambridge University Press, 2017.
4 Déclaration publiée (en anglais) par l’Institut Yad Vashem, telle qu’elle peut être consultée à l’adresse :
https://www.yadvashem.org/press-release/27-january-2018-18-43.html
5 Voir Andrew Higgins, A Massacre in a Forest Becomes a Test of Poland’s Pushback on Wartime Blame, article paru dans le numéro du New York Times daté du 8 février 2021.
6 Voir l’article d’Adam Leszczyński intitulé Atak furii prawicy po sądowej wygranej autorów „Dalej jest noc”. Ziobro : ‘amach na sprawiedliwość’ [La colère de la droite éclate après la victoire judiciaire des auteurs de There is still Night. Ziobro : « Une attaque contre la justice »] paru dans OKO.Press le 18 août 2021 et disponible en polonais à l’adresse :
https://oko.press/atak-furii-prawicy-po-sadowej-wygranej-autorow-dalej-jest-noc.
7 Le rapport avait pour objectif de répondre à la question suivante : « Quelle est l’image du Juif dans la culture populaire polonaise ? ». Il a été rédigé en 2022 pour le Musée de l’histoire des Juifs polonais Polin, sous la direction de Marcin Napiórkowski de l’Institut de culture polonaise de l’Université de Varsovie. Le rapport repose sur l’analyse de plus de deux millions d’occurrences extraites d’articles de presse et de publications en ligne couvrant la période de 2019 à 2022, à l’aide de mots et expressions clés. Par ailleurs, environ 550 items culturels, comprenant des livres, films, séries télévisées, couvertures et graphiques produits entre 1950 et 2022, ont également été dépouillés.
8 Rapport de l’ONG République ouverte disponible en polonais à l’adresse :
https://www.otwarta.org/wp-content/uploads/2023/10/Antysemityzm-w-Polsce.-Praktyczne-wytyczne.pdf
9 La déclaration Nostra Aetate [à notre époque], adoptée en 1965 lors du Concile Vatican II, constitue une avancée majeure dans l’histoire de l’Église catholique. Il s’agit du premier texte officiel à aborder de manière approfondie les relations entre l’Église et les religions non chrétiennes, en particulier le judaïsme.
10 Artur Nowak, Stanisław Obirek, Antysemickie chrześcijaństwo [christianisme antisémite], ouvrage publié en 2025 par l’éditeur Prószyński i S-ka.
11 Le Plan national d’action peut être consulté (en polonais) à l’adresse :
https://www.gov.pl/web/rownetraktowanie/krajowy-program-dzialan-na-rzecz-rownego-traktowania-2022-030.
12 Article de Nicolas Camut intitulé Polish right-wing MP douses Jewish menorah with fire extinguisher’ paru dans le numéro de Politico daté du 12 décembre 2023, tel qu’il peut être consulté à l’adresse :
https://www.politico.eu/article/grzegorz-braun-poland-parliament-jewish-hanukkah-menorah/
13 Le texte de la déclaration est disponible (en polonais) à l’adresse :
https://www.gov.pl/web/kultura/oswiadczenie-w-sprawie-definicji-ihra
14 Dont Varsovie et Płock.
15 Voir la page pertinente (en polonais) sur le site officiel de gouvernement polonais à l’adresse :
https://www.gov.pl/web/rownetraktowanie.
16 Pour plus de détails (en polonais) sur ce projet, voir :
https://www.ore.edu.pl/2018/06/seminarium-na-temat-nauczania-o-holokauscie-oraz-zydowskiej-historii-i-kulturze/
17 Pour plus de détails (en polonais) sur ce projet, voir :
https://czulent.pl/zakonczylismy-cykl-spotkan-zapobieganie-zjawisku-przestepczosci-z-nienawisci/
18 Voir l’une des nombreuses déclarations du Médiateur sur le phénomène de l’antisémitisme en Pologne à l’adresse :
https://bip.brpo.gov.pl/pl/content/z-przejawami-nienawisci-nalezy-stanowczo-walczyc-adam-bodnar-na-konferencji.
19 Pour une analyse (en anglais) de l’affaire du juge Dudzicz, voir :
https://tvn24.pl/tvn24-news-in-english/polands-judiciary-council-to-investigate-alleged-anti-semitic-posts-by-judge-dudzicz-ra969955-ls2305903.
20 Voir l’article précité de Nicolas Camut précité dans la note de bas de page 12.
21 L’auteure du présent article a été nommée à la tête du Conseil et exerce cette fonction à titre bénévole.
22 Voir l’un des commentaires des envoyés spéciaux à l’adresse :
https://ec.europa.eu/newsroom/just/newsletter-archives/48763.

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