Alors que les bombardements s’arrêtent à Gaza et que des otages israéliens commencent à être libérés, Bruno Karsenti et Danny Trom interrogent les implications de cet accord de cessez-le-feu qui, s’il rend Israël au sens de sa mission historique, laisse latente la menace du Hamas et met en cause la forme prise par les opérations militaires menées depuis plus d’un an.
Il s’est avéré, depuis d’interminables mois, que les deux buts de guerre d’Israël en riposte au 7 octobre, détruire le Hamas et sauver les otages, étaient incompatibles. En tant qu’État né de l’urgente nécessité de mettre les juifs sous protection, libérer les otages, tout tenter pour sauver des vies juives, renferme le sens même de sa mission. L’État d’Israël hérite ici de l’obligation traditionnelle de rachat des captifs à laquelle les communautés juives ont toujours donné la priorité à travers l’histoire. Il tire aussi avec rigueur les leçons de l’histoire moderne du peuple, où chaque vie juive, une par une, a finalement été ciblée, et où l’extermination a été, selon ce principe, pratiquement accomplie dans nombre de centres juifs d’Europe.
Comme tout État, l’État d’Israël combat des ennemis qu’il a pour devoir de neutraliser, dès lors que ceux-ci se déclarent et agissent comme un ennemi existentiel, ce dont le 7 octobre a attesté. Il le fait alors en tant qu’État juif, ou plus précisément en tant qu’État pour les juifs. Sauver les juifs et se défendre comme peuple à travers l’État qu’on s’est donné, les deux missions sont pour lui indissociables. Il arrive qu’elles coïncident exactement, mais il arrive aussi qu’elles se distendent, voire qu’il y ait entre elles contradiction. Jamais néanmoins le pluriel qui s’exprime à l’un des pôles ne s’abolit dans l’unité du second. Le peuple compte à travers chacun de ses membres. Chaque vie compte pour tout le peuple, et le tout du peuple jamais n’efface la présence de tous ses membres en lui, un à un perçu comme valant pour le tout.
Que la volonté de destruction de l’ennemi ait primé sur le sauvetage, cela a été payé d’un prix très lourd, pour les otages, comme abandonnés par l’État, malgré ses dénégations, et pour la population civile de Gaza, atteinte dans des proportions qu’aucun des buts de guerre ne justifie.
Reconnaissons-le, jamais, au cours des guerres précédentes et de toute l’histoire d’Israël, la contradiction entre les deux objectifs n’avait atteint cette intensité. Et il faut bien constater que, tout au long de ces mois de guerre, elle n’a pas trouvé son articulation. Ce fut là l’échec de la politique gouvernementale israélienne. Que la volonté de destruction de l’ennemi ait primé sur le sauvetage, cela a été payé d’un prix très lourd, pour les otages, comme abandonnés par l’État, malgré ses dénégations, et pour la population civile de Gaza, atteinte dans des proportions qu’aucun des buts de guerre ne justifie. Quant à l’objectif qui a primé, l’aboutissement de la guerre montre qu’il n’a pas été pour autant atteint. Car ce qu’on voit, c’est qu’aucune pression militaire, aussi brutale ait-elle été, n’a été en mesure de neutraliser complètement le Hamas et ses alliés.
À présent que la logique guerrière cède le pas, ceux pour qui la contradiction n’en était pas une, ceux qui avaient par avance fait leur choix, puisque pour eux l’État d’Israël n’est pas d’abord l’État qui protège les juifs mais celui qui affirme sans scrupules sa domination – la puissance juive, pour user du nom du parti de Ben Gvir – doivent faire sécession et quitter le pouvoir. Du moins en va-t-il ainsi de Ben Gvir lui-même, tandis que l’autre parti d’extrême droite, celui sioniste religieux de Smotrich, se résigne temporairement, prêt semble-t-il à se laisser persuader que la guerre contre le Hamas rependra aussitôt les otages libérés.
Pourtant, il est clair que l’on vit maintenant une inflexion. Avec cet accord, l’axe de la politique israélienne s’est sensiblement recentré. La coalition Netanyahou, dont le Likoud est le pivot, alliant les deux partis orthodoxes, – désormais aussi le petit parti de Gideon Saar, l’actuel ministre des Affaires étrangères, qui n’en était qu’une dissidence – a été soutenue par l’ensemble des partis sionistes de l’opposition, afin que cet accord aboutisse. L’axe de la politique israélienne s’est donc bel et bien déplacé, sous la pression interne certes, mais aussi sous celle des États-Unis, dont il est difficile en l’occurrence d’évaluer le degré. Ce qui en découle n’en est pas moins une forte raison d’espérer : dans l’état actuel des choses, les plus inquiétantes dérives de l’intérieur même du sionisme sont battues en brèche. À l’heure actuelle, elles sont marginalisées. Parallèlement, il faut bien aussi soupçonner ceci, non sans amertume : un accord sur le statut de la Bande de Gaza procédera d’une négociation régionale, sans que l’on sache si le Hamas en fera discrètement partie, sous une forme ou une autre. À moins qu’un large consensus ne se fasse pour l’écarter de force, il continuera de peser, en dépit ou grâce au souvenir du 7 octobre, et évidemment au détriment de la paix.
Dans l’état actuel des choses, les plus inquiétantes dérives de l’intérieur même du sionisme sont battues en brèche. À l’heure actuelle, elles sont marginalisées.
Entretemps, on ne peut que se réjouir qu’Israël ait trouvé le moyen de surmonter in fine le sentiment d’échec dans cette guerre-là, c’est-à-dire de ne pas se sentir humilié, mais au contraire grandi, par le choix qui le fait rejoindre le sens de sa mission essentielle – aussi difficile ce choix puisse-t-il être. Bref, d’avoir cédé, mais de l’avoir fait précisément en étant lui-même, dans l’acte par lequel il libère enfin ses otages et met fin au calvaire de la population civile de Gaza, elle qui a subi sans discontinuer les bombardements israéliens tout en étant l’otage de ses propres gouvernants.
Car il faut le souligner : si la prise d’otage a été le levier stratégique des djihadistes, si, dès le 7 octobre, aux côtés des massacres et des exécutions, l’acte de l’enlèvement donnait à voir la visée des initiateurs de ce très long conflit, à savoir atteindre Israël par la mise à l’épreuve de sa propre signification, c’est que le Hamas n’a d’autre motif que le mépris de la vie, y compris celle de la population palestinienne qu’il prétend représenter. Reconnaissant dans leur ennemi ceux pour qui le sauvetage des leurs est une valeur cardinale au point que les abandonner signifie une perte d’identité, ils expriment ce qu’eux-mêmes ne sont précisément pas : les représentants d’un peuple et les défenseurs de sa cause. Se pourrait-il que ce fait soit lui aussi enfin acté, au cours de la période qui s’ouvre maintenant ? Il le faut, et pour les Palestiniens, et pour Israël. En hébreu, la libération des otages se dit : « le retour à la maison ». Entendons, le retour dans un abri désormais consolidé, efficace contre toute menace. Ce qui, tout le monde le sait, fait resurgir l’ombre de l’objectif de neutralisation de l’ennemi qu’on a laissé derrière soi.
La fragilité de cet accord tient en vérité à ce qu’aucune des deux parties ne s’y range en ayant la paix pour horizon. D’un côté, la volonté d’anéantissement s’est exprimée, inaltérée, dans la célébration même de l’accord. De l’autre côté, la conscience de la réalité du danger demeure entière. On le voit, pour qu’une négociation élargie aboutisse à une solution de compromis territorial avec les Palestiniens, malgré le 7 octobre qui aura fait reculer la cause palestinienne plus qu’aucun autre événement, voilà qui exigera beaucoup de patience. Aussi irréaliste puisse-t-elle paraître aujourd’hui, il n’y a pourtant pas d’autre issue.