En 1943 a paru un Baedeker sur le Gouvernement général de Pologne. Le fameux guide touristique proposait aux Allemands de visiter l’avant-poste polonais de l’espace vital à l’Est — aussi désigné par les nazis comme « Wilder Osten », soit l’Est sauvage. Carole Fily s’est plongée pour K. dans l’ouvrage conçu alors sous le patronage de Hans Frank, le Gouverneur général de Pologne pendant la guerre.
En 1943 a paru un Baedeker sur le Gouvernement général de Pologne. En quelques clics sur un site de vente très connu, je passe ma commande, pour une centaine d’euros. Jamais je ne me serais crue capable un jour de débourser une somme pareille pour une chose pareille, et sur un site pareil. La chose en question m’arrive deux jours plus tard. Elle est comme sur les photos que j’ai vues sur Internet : couverture rouge et or, format poche. La phrase que j’avais lue – et relue – dans Terres de sang de Timothy Snyder n’était donc pas une hallucination : « Le ghetto de Varsovie devint une attraction touristique pour les Allemands de passage. L’historien du ghetto Emmanuel Ringelblum observa que « la morgue dans laquelle on dépose les cadavres qui seront enterrés au cours de la nuit » avait beaucoup de succès. Le guide Baedeker du Gouvernement général devait paraître en 1943[1]. »
Petit rappel historique
Les Baedeker sont sans doute les guides de voyage les plus populaires au monde. Nés en Allemagne dans les années 1830, époque où l’essor du bateau à vapeur et du chemin de fer donne naissance au voyage moderne, que l’on commence à appeler « tourisme », les ouvrages de l’éditeur Karl Baedeker (1801-1859) s’imposent rapidement face à leurs concurrents étrangers (notamment les Guides Joanne, ancêtres des Guides bleus). Il faut dire qu’en termes de précision et de conseils pratiques, ils sont insurpassables, Karl Baedeker, puis ses descendants, ayant pour habitude de se rendre dans les pays concernés pour y visiter les monuments, évaluer restaurants et hôtels, et de veiller à la mise à jour régulière des informations, grâce à une organisation remarquable : pour chaque titre de la collection, un coordinateur est nommé, assisté de spécialistes dans différents domaines. Les Baedeker deviennent ainsi la bible du voyageur bourgeois et les milieux érudits les reconnaissent comme une source scientifique de grande qualité.
En 1900, la maison compte déjà soixante-dix titres dans son catalogue – dont plusieurs éditions en anglais et en français –, et d’aucuns estiment qu’elle aurait pu, à plus ou moins long terme, y faire entrer le monde entier si la guerre n’avait éclaté. Celle-ci porte non seulement un coup d’arrêt à l’activité touristique en plein essor, mais représente aussi le début d’une période sombre pour l’entreprise, marquée par la crise de 1929, l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 et le second conflit mondial.
Et pourtant, même en ces temps tourmentés, on continue de publier des Baedeker. Mon guide sur le Gouvernement général de Pologne en est la preuve. « Gouvernement général ». Ce nom fait référence au « Gouvernement général de Varsovie », territoire passé sous domination russe en 1867, puis allemande pendant la Première Guerre mondiale. Disparue lors de la création de la Pologne en 1918, cette appellation resurgit en octobre 1939, après la conquête de cette dernière par les nazis – première victime de leur politique d’expansion à l’Est. Au moment de son partage, ceux-ci annexent les régions occidentales, les régions orientales revenant, quant à elles, à l’Union soviétique, et les territoires restants, quelque 97 000 km2 peuplés de moins de 1 % d’Allemands (142 000 km2 avec la Galicie, annexée en août 1941), deviennent le Gouvernement généra[2], que Hitler confie à son ancien avocat, Hans Frank, nommé pour l’occasion Gouverneur général de Pologne. Celui-ci prend alors ses quartiers dans le vieux château royal de Cracovie, choisie comme capitale.
Administré par le Reich sans faire partie de celui-ci, le Gouvernement général est une entité semi-coloniale conçue comme un réservoir de main d’œuvre servile et de matières premières qu’il s’agit d’exploiter au maximum pour les besoins du Reich. Il est également destiné à servir de « dépotoir » pour les Juifs et autres indésirables expulsés des territoires polonais annexés, ceux-ci devant être colonisés par quelques millions d’Allemands ethniques (Volksdeutsche) jusqu’ici dispersés partout en Europe orientale. Clairement défini sur le papier, ce programme va pourtant se heurter à des difficultés dans son application, en raison de politiques confuses et contradictoires. Le Gouvernement général plonge alors dans un chaos dont la seule issue, après l’échec de divers plans de déportation des Juifs, le changement de son statut en 1941 (il doit dès lors devenir purement allemand en quinze à vingt ans) et le tournant de la guerre, sera l’extermination systématique des Juifs sur place, à partir de 1942 – année de rédaction du Baedeker.
Mais comment faire un guide touristique sur un territoire devenu en quelques mois le théâtre d’un des événements les plus atroces de l’Histoire ? Un territoire où les seules choses susceptibles d’évoquer une quelconque idée de voyage sont ces convois faisant route vers ses quatre centres de mise à mort qui tournent à plein régime ? Un territoire dont les premières images qui nous viennent sont celles de rafles, ghettos surpeuplés et insalubres (le Gouvernement général en compte plus de 400 !), camps de travaux forcés, crématoires, charniers ?
Au-delà de l’effroi que suscite une telle aberration, il convient de s’interroger sur les raisons qui ont pu motiver une institution telle que la maison Baedeker à composer un guide de 264 pages sur une région qui avait plus l’allure de l’enfer que du paradis touristique promis, dans un contexte général nullement favorable au voyage d’agrément[3].
Un tourisme d’occupation
Produit à l’initiative du Gouverneur général lui-même, le Baedeker – fidèle à sa vocation – vise à faire découvrir aux voyageurs « la région et ses habitants » ainsi que son « contexte historique », mais surtout à leur « donner une idée de l’ampleur des travaux d’organisation et de construction qui ont été accomplis (ou sont toujours en cours) » depuis le début de l’occupation. Pour mener à bien cette mission, accueillie avec « joie », Hans Baedeker – petit-fils de Karl – a pu compter sur l’aide de son associé de longue date, Oskar Steinheil. Invité par Hans Frank, celui-ci a sillonné le territoire à l’automne 1942, collectant informations et documents auprès de diverses administrations telle que la Division principale de la Propagande.
Cela ne fait aucun doute que ce Baedeker doit être un ouvrage de propagande, ce qui ne surprend guère quand on pense aux guides publiés par la maison depuis la prise du pouvoir par les nazis. Ces derniers considéraient les Baedeker comme des « œuvres remarquables de la culture allemande » et, partant, comme l’un de leurs plus « nobles moyens de propagande à l’étranger »[4]. Cependant, contrairement au guide sur le Berlin olympique de 1936, ouvertement destiné à un public international, celui de 1943 ne cherche nullement à diffuser l’image du Gouvernement général au-delà des frontières du Reich.
Cette image est le fruit des efforts déployés par Hans Frank pour faire du « pays voisin du Reich » une vitrine des politiques de conquête et d’occupation nazie, ce que, sur le papier, il n’est pourtant pas censé devenir. Mais le Gouverneur général, ou le « roi Stanislas », comme l’ont surnommé les bonzes du Parti, aime tellement la culture et le faste qu’il lui est inconcevable de se cantonner à son rôle de tyran chargé d’administrer un réservoir d’esclaves et de Juifs.
Il va ainsi engager des dépenses considérables pour mettre en valeur son fief (et se faire valoir lui-même) et y développer une vie culturelle allemande. Bien qu’affaibli par les attaques de ses rivaux et le discrédit de ses collaborateurs, il réalise de nombreux projets, allant de la création d’un journal officiel à celle d’un prix de littérature en passant par la fondation d’un orchestre philharmonique et d’institutions scientifiques comme l’« Institut pour le travail allemand à l’Est » (Institut für Deutsche Ostarbeit) – centre de recherches interdisciplinaire – dont il se nomme président et dont sont issus deux des quatre « éminents experts » chargés de rédiger les articles liminaires du Baedeker.
Hans Frank propose que celui-ci soit tiré à 20 000 exemplaires, ce qui, dans un contexte économique tendu en raison de la guerre, représente une quantité énorme de papier. Il est néanmoins difficile d’évaluer combien d’ouvrages ont été effectivement produits, distribués et vendus, tout comme le nombre de lecteurs et de voyageurs réels dont les profils sont présentés dans les « Informations pratiques » : le guide s’adresse aux fonctionnaires et hommes d’affaires du Reich ainsi qu’aux personnes souhaitant rendre visite à un membre de leur famille stationné dans le Gouvernement général ou encore se recueillir dans « un cimetière militaire ». À cela s’ajoutent militaires et civils allemands occupant la région.
La guerre n’a donc pas mis un terme au tourisme. Elle en a simplement changé les modalités, donnant naissance à ce que l’on pourrait appeler un « tourisme d’occupation ». Et sélectif : n’entre pas qui veut sur le territoire. Preuve en est le nombre de justificatifs à présenter pour franchir la frontière. Contrairement à l’Alsace, dont il existe aussi un Baedeker paru en 1942, voyager dans le Gouvernement général, c’est en effet entrer dans un pays « étranger ». Mais pas tant que cela…
Une destination pour tous les goûts
Comment résister à l’alléchant voyage auquel l’épigraphe, écrite par Hans Frank lui-même, convie le lecteur ? « Pour ceux qui rejoignent le Reich par l’Est, le Gouvernement général est une entité aux accents très familiers, pour ceux qui voyagent vers l’Est depuis le Reich, c’est le premier salut d’un monde oriental. » Le Gouvernement général, une destination où le familier côtoie l’exotisme. Le combo idéal, non ?
Le contenu du guide est à l’avenant de la formule d’Hans Frank, digne d’un slogan publicitaire. Le Gouvernement général a en effet tout pour plaire, le Baedeker le décrivant comme un espace aux paysages variés où les occasions de faire du sport, se cultiver, se divertir et se détendre ne manquent pas.
Dans les villes, même moyennes, on trouve des théâtres donnant des représentations en allemand (il existe même des théâtres réservés aux soldats et aux SS), des cinémas diffusant des films allemands, des cabarets, des bibliothèques et librairies allemandes ainsi que des salles de concert. Il faudrait être bien difficile pour ne pas y trouver son bonheur, d’autant que le guide donne de bons conseils : si l’on désire aller au cinéma le soir, on achètera ses billets à l’avance en raison de la forte affluence ; dans les bars, on regardera les prix affichés avant de passer commande, tout comme on se renseignera sur les tarifs avant de monter dans un fiacre à Cracovie. Sous-entendu : gare aux arnaques ! Un maître doit toujours se méfier de ses esclaves. Aussi, rien ne vaut l’entre-soi, que l’on cultivera dans les nombreuses « auberges allemandes », aménagées de manière « exemplaire », ainsi que dans les « maisons allemandes », lieux de convivialité servant de chez-soi de substitution aux Allemands de passage ou installés à demeure. On évitera les restaurants non allemands exceptés, à la rigueur, ceux qui portent l’inscription « Autorisé à la Wehrmacht et aux Allemands ».
Les amateurs d’art et d’architecture pourront, quant à eux, découvrir les joyaux de différentes périodes allant du roman à l’époque moderne en passant par le néo-classique et la Renaissance italienne. Toutes ces œuvres – créations d’artistes allemands – contribuent au charme des villes, elles-mêmes allemandes, le guide répétant systématiquement qu’elles ont été fondées au Moyen-Âge selon le « droit urbain de Magdebourg » qui a joué un rôle décisif dans leur configuration, encore visible en 1942, notamment à travers leurs grandes places carrées, la plus belle étant celle de Cracovie, symbole de la germanité par excellence.
Au-delà de leur intérêt esthétique, ces éléments peuvent ainsi être perçus comme des « témoins » de « l’extraordinaire œuvre civilisatrice » accomplie à l’Est par les Allemands pendant près de mille ans dans le cadre du « peuplement allemand à l’Est ». Fait marquant de l’histoire allemande, celui-ci, rappelons-le, constitue un des arguments sur lesquels Hitler s’est appuyé pour légitimer sa politique d’expansion. En conquérant la Pologne en 1939, l’Allemagne n’a donc fait que reprendre son dû : un espace allemand depuis des siècles, des millénaires même, si l’on en croit le guide, qui, relayant le discours scientifique de l’époque, rappelle que la présence de populations germaniques dans le « pays de la Vistule » remonte à la préhistoire – présence attestée par l’archéologie, dont les nazis ont fait un puissant instrument idéologique.
Il est également possible de pratiquer toutes sortes de disciplines sportives (dans des associations allemandes, bien sûr), y compris le ski. Par exemple, pour se rendre sur les pistes de Zakopane, station très prisée des Hautes Tatras, on peut prendre un train express au départ de Cracovie. Le guide précise à ce titre que le Gouvernement général dispose d’un réseau ferroviaire de qualité, la Ostbahn, né de la reconstruction, effectuée dans de « brefs délais », des infrastructures de l’ancienne Pologne, en grande partie détruites en 1939 et en 1941. En revanche, si l’on est motorisé, on empruntera une des nombreuses routes qui sillonnent le territoire, elles aussi rénovées grâce à un travail de qualité et, comme dans le Reich, toutes jalonnées de panneaux marqués de la signalisation internationale.
Pour qui recherche plutôt repos et détente, le Gouvernement général propose une large gamme de stations climatiques dont la plupart, implantées elles aussi dans les Carpates, abritent des établissements thermaux où l’on soigne diverses affections grâce à des eaux en tous genres ou des bains de boue et de tourbe. Rien de tel pour remettre d’aplomb un brave soldat ou officier SS tout courbaturé après une semaine difficile. Après l’effort, le réconfort. Et, là-dessus, une bonne nuit dans un hôtel première classe tenu, bien évidemment, par des Allemands…
Pour tout souci de santé, on pourra aussi compter sur la présence de pharmacies, médecins et hôpitaux – allemands. Et pour tout renseignement : se rendre à l’Office de tourisme du Gouvernement général, aux offices de tourisme locaux, à la Division de la Propagande ou dans les sections locales du NSDAP.
Familier à maints égards, le Gouvernement général l’est beaucoup moins à d’autres. Plus on pénètre dans ses confins, plus on se dirige vers le fameux « Est » cité par Frank, plus l’espace se pare de notes exotiques, sauvages même.
Un avant-poste du « Nouvel ordre »
Le climat de la région, « doux », voire « chaud » et « méditerranéen », est propice au développement d’une « végétation abondante » et à la culture d’abricots, pêches, amandes, et même de melons, et les paysages font déjà penser aux Balkans.
Ces contrées reculées sont en outre la terre d’élection de tribus aux noms chatoyants, Lemkos, Boïkos, Houtsoules. Le Baedeker qualifie d’ailleurs ces derniers d’« intéressants d’un point de vue ethnologique » et, dérogeant à sa sobriété habituelle, il leur dédie un long paragraphe où il présente leurs « costumes pittoresques » et leurs traditions qu’ils ont su garder « intactes » en raison de leur « isolement géographique », puis il fait état d’une « vie folklorique » haute en couleur qui se déploie dans certains villages les jours de fêtes et de marché.
Cette description, touristique à souhait, appelle toutefois une autre lecture. Comment, en effet, ne pas voir dans ce peuple vaillant, proche de la nature et vierge de toute altération venue de l’extérieur une réminiscence du peuple germain originel, modèle qui est au fondement du programme nazi de régénération raciale ? Et comment ne pas voir le Gouvernement général comme le prélude de ce paradis perdu que Hitler aspire à redonner à son peuple ?
Ainsi dépeint, le Gouvernement général a toute l’apparence du « jardin d’Eden germanique » dont Hitler souhaite donner la configuration aux territoires orientaux conquis. Il se présente en effet comme un espace entièrement allemand, structuré par les Allemands pour les Allemands, tel un prolongement de leur Heimat. Un espace totalement contrôlé et maîtrisé, comme en témoigne la germanisation des toponymes ou la précision des informations sur les liaisons ferroviaires, les possibilités d’hébergement et l’organisation administrative. Un bel exemple de colonisation réussie – chapeau bas, Dr Frank.
Cette omniprésence de l’élément germanique se traduit aussi par le foisonnement de vestiges de la culture allemande que le guide révèle au fil des itinéraires et des villes qu’il fait parcourir au visiteur. En inscrivant ainsi le développement touristique du Gouvernement général dans la continuité naturelle de la mission civilisatrice des Allemands à l’Est, l’ouvrage établit un lien entre le passé, le présent, et le futur : « le tourisme a un grand avenir devant lui », souligne-t-il. Ce « grand avenir » semble sans limites, tout comme l’espace dans lequel il doit se réaliser, celui du « nouvel ordre » européen désiré par les nazis et dont le fief de Hans Frank – « trait d’union entre le front et la patrie » –, se présente comme l’avant-poste. Passé, présent et futur semblent d’ailleurs ne faire plus qu’un, l’univers décrit page après page paraît hors de l’Histoire, comme entré dans une nouvelle ère, celle de l’utopie nazie, dont le guide se fait la surface de projection à la fois concrète et symbolique, et en résume ainsi la teneur : « redonner à ce pays de la Vistule des individus allemands et une identité germanique, dans tous les sens du terme ! »
Il y toutefois quelques ombres à ce tableau idyllique. Si le territoire n’est plus une zone de guerre au sens strict, celle-ci y demeure une réalité toujours présente en 1942, notamment en Galicie, où nombre de dégâts n’ont pas encore été réparés. Par ailleurs, le guide rappelle qu’en « temps de guerre », il est lui impossible de garantir « l’exactitude absolue de chaque donnée ». Que ce soit les prix des denrées ou les horaires des transports, tout peut changer à tout moment, dans ce territoire qui dévoile, çà et là, des signes de précarité décelables dans les conseils donnés aux visiteurs motorisés, tels que prévoir des bidons de réserve en raison de la pénurie de stations-essence, ou encore se munir d’une arme si l’on circule de nuit. Il s’agit là plutôt d’une mise en garde. Partout, le danger rôde. Nulle part, l’Allemand n’est en odeur de sainteté.
Étant relativement peu nombreux et généralement cités entre parenthèses, ces éléments « négatifs » apparaissent toutefois comme insignifiants, voire inexistants, au regard non seulement de l’impression de maîtrise parfaite qui se dégage de l’espace décrit, mais aussi de toutes ses richesses, allemandes, et beautés naturelles – souvent gratifiées d’une ou deux étoiles. Ici, tout semble « beau », « charmant », « magnifique » ou tout simplement « à voir ». Surtout, tout semble normal.
« Construire », « rénover », « développer », « aménager », « peupler ». Tels sont les maîtres-mots qui ont guidé les actions des Allemands depuis octobre 1939. Toutefois, s’il n’est pas une page où le Baedeker ne fasse mention des résultats de cette œuvre créatrice, il ne dévoile rien des moyens de sa réalisation. Sage initiative : cela nuirait à l’impression d’harmonie qui émane de l’ensemble. Et pour cause : pour imprimer leur identité au territoire, créer du neuf à leur image, les Allemands ont dû détruire ce qui existait – germaniser « dans tous les sens du terme ». Sélectionner, classer, ordonner. N’est-ce pas, finalement, ce que font tous les guides de voyage ? Pour montrer ce qui est « important », ne leur faut-il pas éliminer ce qui n’est pas digne d’être vu ? Subtil mélange entre visible et invisible, ils incitent ainsi le voyageur à voir la réalité agencée selon un ordre particulier. Que font-ils alors, sinon afficher « une vision du monde », comme l’a d’ailleurs écrit Freud en 1926 à propos, justement, des Baedeker[5] ?
On comprend pourquoi les nazis considéraient ceux-ci comme un instrument idéal pour diffuser leur Weltanschauung. Ce que dit le guide en est, nous l’avons vu, une belle illustration. Mais ce qu’il ne dit pas – ses silences, constitutifs de son essence – mérite également attention. Aussi, en pénétrant dans l’envers de son décor, on lui découvre d’autres desseins, encore plus troublants.
L’enfer du décor
Faisant état des « performances » allemandes, le guide exalte de fait le triomphe de la germanité à l’Est – même s’il reste encore beaucoup à faire. Chaque ligne peut ainsi se lire comme une preuve de la supériorité de la race germanique. Là où, cependant, on ne peut déceler de points de repère relatifs à l’histoire et la culture allemandes, il fait la part belle aux institutions nazies – sans doute dans le but d’affirmer par cette stratégie d’accumulation la puissance de l’appareil administratif du régime.
Or, qui dit supériorité des uns dit infériorité des autres : les Polonais, en l’occurrence, gratifiés, çà et là, d’une remarque dévalorisante, écho de stéréotypes bien ancrés. Le guide pointe tout particulièrement leur « retard culturel » et la manière dont ils ont « défiguré » les paysages, fruit de leur « caractère » et de leur « race » ainsi que d’« une façon d’appréhender l’existence totalement étrangère aux Allemands ». Trop étrangère, trop rustre, la population autochtone se présente donc comme une engeance qu’il vaut mieux ne pas trop côtoyer. On devine ainsi pourquoi le guide déconseille les restaurants « non allemands » et indique l’existence de wagons de trains ou de tramways réservés aux Allemands.
Victimes des préjugés, les Polonais le sont tout autant du silence. Le chapitre « Histoire de l’art » en fournit un bel exemple : bien que l’auteur, Dagobert Frey, n’omette pas de mentionner les monuments historiques polonais, ses descriptions, regorgeant de noms allemands, donnent l’impression que l’« ancienne Pologne » doit très peu aux Polonais, les rares artistes qu’il cite n’ayant, à quelques exceptions près, qu’un statut de « disciples ». Difficile, toutefois, d’appliquer un terme pareil à un scientifique de renom tel que Nicolas Copernic. Aussi celui-ci est-t-il devenu un « grand astronome allemand ». Comment ne pas voir dans cette rhétorique de l’effacement et de l’usurpation une allusion aux politiques mises en place par Hans Frank afin de supprimer le « principe polonais » sous toutes ses formes ?
Entre le massacre et la déportation des élites, la fermeture des universités (le guide évoque en effet « l’ancienne » Université de Cracovie) et le pillage d’œuvres d’art (raison, donc, pour laquelle, « la plupart des musées et collections ont été fermés pendant la guerre » ?), le roi Stanislas n’a pas lésiné sur les moyens pour faire du Gouvernement général un désert culturel, visible jusque dans les noms de ses rues et de ses places. Pour créer des places Adolf Hitler, des rues Göring ou Heydrich et il a bien fallu gommer Sobieski, Sienkiewicz ou Pilsudski. Et, bien sûr, Ludwig Zamenhof qui, avant d’être l’inventeur de l’espéranto, était surtout juif.
Et les Juifs dans tout ça ? Les Juifs – ceux à qui on pense spontanément quand on voit le guide pour la première fois, et le premier mot qu’on est tenté d’y chercher. Celui-ci s’y trouve à 34 reprises – c’est peu comparé aux innombrables « beau » et « charmant », mais assez pour comprendre sa fonction dans l’économie du texte[6].
Les « Juifs » apparaissent exclusivement dans le résumé historique précédant les descriptions d’une vingtaine de villes. En termes plus ou moins voilés, ils sont dépeints comme une population invasive, avide de pouvoir et d’argent (« ils […] se sont emparés du marché des capitaux et du commerce »), qui a non seulement usurpé la place des Allemands lors de la reprise en main du territoire par les Polonais (aux XVIe et XVIIe siècles), mais aussi entraîné le déclin de ces villes. Or, depuis leur « retour sous administration allemande », celles-ci sont redevenues « propres » et connaissent un « nouvel essor ». Que conclure de ces propos, sinon que les Juifs se sont révélés une bonne occasion, un prétexte même, pour restaurer le territoire dans son âge d’or ? Mais que sont-ils devenus ? Cracovie et Lublin sont « (désormais judenfrei) » – entre parenthèses, sic – et les Juifs de Kazimierz ont été « déplacés » avant la mise en œuvre, en 1940, d’un programme d’aménagement visant à transformer la ville en un « lieu de villégiature agréable pour les Allemands ». Sinon, c’est le silence. Les Juifs présents dans le texte sont en fait des figures absentes, gommées de la carte et rayées de l’Histoire. Pour preuve, les chiffres de la population du Gouvernement général en 1942 dont le Baedeker propose la répartition suivante : « 72 % de Polonais, 17 % d’Ukrainiens (Ruthènes), 0,7 % d’Allemands ».
Il manque donc 10,3 % des habitants (1,8 million du chiffre total officiel[7]).
Ce fait est aussi troublant que révélateur du cynisme qui transparaît tout au long du texte, à sa surface comme dans ses soubassements, dans un jeu subtil entre dévoilement et dissimulation. Le guide, en effet, ne mentionne pas le moindre monument rappelant l’histoire séculaire des Juifs sur le territoire : pas une seule synagogue, pas un seul cimetière n’apparaît dans les descriptions ou sur les plans des villes, celui de Cracovie étant matérialisé par une tache blanche, un vide. Les seuls témoignages de cette vie juive révolue sont « l’école talmudique de Lublin » ainsi que les nombres ou pourcentages de Juifs ayant vécu dans les villes (57 % de Juifs à Lublin en 1852). Tout élément attestant la présence de Juifs – car il y en a encore – au moment de la rédaction en 1942 est également passée sous silence. Aucun mot, par exemple, sur le ghetto de Varsovie qui, à cette époque, compte encore 350 000 personnes, tandis que ses proches environs font l’objet de descriptions attrayantes, tels les Palais Brühl et Krasinski (décorés d’une étoile) ou le Jardin de Saxe, un « beau parc public » qui « attire un grand nombre de visiteurs », avec ses « vieux arbres » et son « château d’eau en forme de temple antique. »
La phrase de Snyder cité au début de l’article – celle-là même qui a éveillé ma curiosité et provoqué mon désir de me procurer le guide – prend, à la lecture de celui-ci, une tournure étrange voire fallacieuse. « Le ghetto de Varsovie devint une attraction touristique pour les Allemands de passage » écrit l’historien, citant immédiatement la parution du Baedeker et laissant entendre que la persécution des Juifs pouvait devenir, « pour les Allemands de passage », une attraction à visiter. On peut se demander sur quelle source s’est appuyé l’historien pour laisser infuser une telle idée. La lecture des travaux sur le ghetto de Varsovie laisse plutôt accroire que si des administrateurs nazis ou soldats allemands ont pu y pénétrer, ce ne fut en aucun cas un lieu pour « touristes ».
Entre non-dit, laconisme suggestif et accumulation d’éléments esthétiques aux accents germaniques (« l’humanité du pays disparaît au profit exclusif de ses monuments[8] »), le Baedeker mobilise ainsi tout un éventail de procédés rhétoriques pour masquer et effacer toute présence juive dans le Gouvernement général, tout en dévoilant en creux le processus de son effacement, qui bat alors son plein. Toutefois, celui-ci n’est pas décrit en tant que tel : rien n’est dit sur rouages de la Shoah.
Auschwitz est tout simplement une « ville industrielle de 12 000 habitants, ancienne capitale des duchés d’Auschwitz et Zator », reliée à Cracovie par « une ligne ferroviaire secondaire ». De Bełżec il n’est mentionné que la « gare », où l’on peut prendre un bus pour se rendre à Tomaszów Lubelski, charmante ville « environnée de lacs et de hauteurs boisées » où se trouve « une belle église baroque en bois datant du XVIIIe siècle ».
Sous ses airs classiques rappelant ses prédécesseurs d’avant-guerre, le Baedeker paru en 1943 se révèle une anomalie parmi les « siens ». Rempli d’informations aux trois quarts inutiles – la plupart des hôtels ayant été alors réquisitionnés pour héberger soldats, invalides de guerre ou travailleurs forcés – ce guide s’adresse avant tout à un voyageur fictif à qui il s’agit d’offrir une représentation éclairante du programme de conquête et de colonisation mené par les nazis tout en dissimulant ses aspects criminels : l’effacement des lieux de mémoire et des populations « indésirables » au profit du récit magistral de l’œuvre civilisatrice allemande et de son « grand avenir », préfiguré par le développement touristique du Gouvernement général décrit page après page.
Cet avenir ne verra toutefois pas le jour. Conquis par l’Armée rouge au cours de l’année 1944, le Gouvernement général est dissous en janvier 1945 ; Hans Frank, le « boucher de Pologne », est jugé et pendu à Nuremberg en octobre 1946. Le Baedeker perd ainsi toute raison d’être et tombe dans les oubliettes de la maison qui, quelque temps après la guerre, reprend ses publications comme si de rien n’était. Cette attitude de déni, partagée par la plupart des éditeurs allemands, est symptomatique du processus de refoulement collectif du passé qui s’est mis en place en RFA dans les années 1950.
Parmi les rédacteurs de notre Baedeker de 1943, Oskar Steinheil, nazi pur et dur, surtout connu pour son guide automobile paru en 1938, poursuit son activité dans ce domaine jusqu’à sa mort en 1971. En 1948, un neveu de Hans Baedeker fonde une nouvelle maison qui publie des guides sur des régions et villes allemandes. Quant à l’historien de l’art Dagobert Frey, pour ne citer que lui, il obtient une chaire de professeur à l’université de Stuttgart en 1951. Ses étudiants de l’époque savaient-ils qu’il avait aussi participé activement au pillage des œuvres d’art des territoires occupés de Pologne dont il avait participé au guide ?
Carole Fily
Carole Fily est germaniste et traductrice de l’allemand.
Notes
1 | Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 2012, p.235/236. |
2 | Son nom complet est « Gouvernement général des territoires polonais occupés ». |
3 | Sur le tourisme sous le nazisme, voir notamment : Götz Aly et Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Pläne für eine neue europäische Ordnung (Frankfurt/M., 1993), pp. 188-91; Rudy Koshar, German Travel Cultures (Oxford, 2000), pp.153-59; Nicholas Lane, ‘Tourism in Nazi-Occupied Poland: Baedeker’s General-gouvernement’, East European Jewish Affairs, vol. 27, no. 1 (1997), pp. 45-56; Peter R. Brenner, ‘Schwierige Reisen. ‘Wandlungen des Reiseberichts in Deutschland 1918-1945’, in id. (ed.), Kristin Semmens, Seeing Hitler’s Germany. Tourism in the Third Reich (Houndmills, 2005), pp. 172-73; Susanne Müller, Die Welt des Baedeker. Eine Medienkulturgeschichte des Reiseführers 1830-1945 (Frankfurt/M. and New York, 2012); Jane Caplan, ‘Jetzt judenfrei’. Writing tourism in Nazi-Occupied Poland, German Historical Institute (London, 2013); Martin Winstone, A forthcoming history of the General Government by, The Dark Heart of Hitler’s Europe: Nazi Rule in Poland under the General Government (London, 2014). |
4 | Peter Baumgarten, Baedeker, Ein Name wird zur Weltmarke. Die Geschichte des Verlages. Ostfildern : Karl Baedeker, 1998, p.54. |
5 | « Je ne suis absolument pas pour la fabrication de visions du monde. Qu’on les laisse aux philosophes qui de leur propre aveu trouvent que le voyage de la vie ne peut s’effectuer sans un tel Baedeker, qui donne des renseignements sur tout […] même les plus modernes de ces Baedeker sont des tentatives pour remplacer le vieux catéchisme, si commode et si complet. » In Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse (traduction de Joël et Roland Doron), PUF, 1993, p.12. |
6 | Voir Jane Caplan, ‘Jetzt judenfrei’. Writing tourism in Nazi-Occupied Poland, German Historical Institute, London, 2013, 62 pages. Dans son étude sur le guide, l’historienne britannique s’intéressent tout particulièrement aux références faites aux Juifs apparaissant dans le texte. |
7 | Les chiffres ne sont pas représentatifs de la réalité mais illustrent clairement le processus génocidaire à l’œuvre. |
8 | Roland Barthes à propos du Guide bleu dans Mythologies. |