L’abstention des États-Unis lors du dernier vote — ce 25 mars 2024 — du conseil de sécurité de l’ONU semble indiquer qu’un écart se creuse entre Israël et son protecteur historique. Assistons-nous au divorce entre Israël et les États-Unis ?  

Le texte de Jean-Claude Milner que nous publions cette semaine a été écrit avant ce vote, et pourtant il l’éclaire sous un jour singulier. En effet, Milner nous livre son analyse de cette idylle apparemment en voie de finir, rupture à ses yeux déjà consommée. Comme souvent dans les affaires de cœur, le divorce survient quand les illusions qui cimentaient la relation tombent. Ici, celles qu’identifie l’analyse de Milner sont tout entières américaines : elles tiennent à la projection sur Israël, seule démocratie du Proche et Moyen Orients, des valeurs de l’american way of life et, en premier lieu, du credo occidental de la paix. Si les États-Unis peuvent abandonner leur soutien inconditionnel à Israël, et chercher à le mettre sous tutelle, ce serait alors parce que les juifs américains sont, depuis longtemps déjà, davantage identifiés au monde WASP qu’au monde juif.   

L’analyse de Milner, ainsi énoncée dans ses implications radicales, est limpide ; mais est-elle vraiment le dernier mot de l’histoire ? Elle nous semble fournir matière à discussions, et nous lui ajoutons donc un commentaire signé par Danny Trom et Bruno Karsenti. Il suffit d’écouter le discours du sénateur démocrate juif Chuck Schumer pour retrouver une perspective européenne vivante au sein même du cœur du pouvoir américain. La critique de la forme prise aujourd’hui par la politique militaire israélienne peut en effet être une position authentiquement juive. C’était bien le sens du texte « Gaza : Comment (s’)en sortir », que nous avons publié dans K. il y a deux semaines. Et c’est encore de ce type de conscience politique, imprégnée d’histoire européenne, que nous a semblé témoigner le discours récent de Chuck Schumer

Comme en écho de ces problématiques, nous publions aussi cette semaine la dernière chronique de Macha Fogel. Sa plongée dans le monde yiddish la conduit cette fois-ci vers le courant de Satmar, dont la presse yiddishophone irrigue depuis Brooklyn le monde hassidique. Comment ces juifs, américains mais pas identifiés aux WASP, antisionistes et néanmoins inquiets de l’antisémitisme sur les campus, parlent-ils de la guerre à Gaza ?

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Depuis de nombreuses années, Jean-Claude Milner est attentif et lucide à ce que font les signifiants « Juif » et « Israël » dans la reconfiguration de l’Occident post-Shoah. Un livre décisif comme Les penchants criminels de l’Europe démocratique (2003) demeure un objet de méditation constante pour de nombreux lecteurs, soucieux de mesurer à nouveau frais l’ampleur de la « question juive » en Europe. Pour K., il analyse cette semaine, dans le contexte déterminé par le 7 octobre et la guerre à Gaza, la restructuration du rapport entre Israël et les États-Unis.

Dans le texte qu’il fait paraître dans K. cette semaine, Jean-Claude Milner nous offre son analyse acérée de l’évolution de l'alliance entre les États-Unis et Israël qu’il nous faut en effet constater. Et pour le philosophe, il s’agit bel et bien de circonscrire les ressorts d’un véritable divorce en cours. Bruno Karsenti et Danny Trom – avec en tête le très récent discours du chef de la majorité démocrate au sénat Chuck Schumer – reviennent sur le texte de Jean-Claude Milner et s’interrogent autrement sur la profondeur de la crise entre les États-Unis et Israël.

Depuis le 7 octobre, l’enrôlement de jeunes haredim, juifs ultra-orthodoxes, dans l’armée israélienne, n’est plus tabou. Plusieurs rabbins ou directeurs d’écoles religieuses l’ont même encouragé en Israël, dans un monde « noir » traditionnellement non sioniste, qui se différencie de l’univers sioniste religieux. Une partie importante du mouvement hassidique reste cependant imperméable au chant du canon. Le courant hassidique de Satmar, inconnu en France mais puissant aux Etats-Unis, critique même violemment les partis religieux qui soutiennent la guerre. Pour plonger dans leur univers, entièrement yiddishophone, K. présente de longs extraits de leurs journaux.

Comment penser le clivage entre ceux qui, en Israël, font passer la destruction du Hamas avant toute considération sur le sort des otages et ceux qui, au contraire, sont prêts à négocier leur rachat à n’importe quel prix ? Noémie Issan-Benchimol analyse dans ce texte les coordonnées du débat en termes d’ethos culturel et religieux. Alors que la tradition juive conçoit le rachat des otages comme une obligation communautaire, une partie significative du sionisme religieux est en train de renouer avec un ethos romain de l’honneur citoyen, qui méprise la faiblesse et territorialise la fraternité. La fraternité, propre à la diaspora, peut-elle continuer à informer la politique d’un État ?

Alors que des étudiants pro-palestiniens contrôlent qui peut accéder à l’amphi « Gaza », Clara Levy, ancienne étudiante de Sciences Po et fondatrice de l’association Paris-Tel Aviv, livre un témoignage touchant, et dépité, sur ses souvenirs rue Saint Guillaume. Si les altercations autour du conflit israélo-palestinien, et les suspicions antisionistes à l’égard des étudiants juifs, ne datent apparemment pas d’hier, Sciences Po semble avoir perdu de sa superbe : où organiser l’opposition des points de vue, si les amphis sont inaccessibles ?

Que se passe-t-il lorsque, l’insouciance des festivités rituelles prenant fin, le cours impitoyable de l’Histoire reprend ses droits sur les esprits ? Ruben Honigmann nous livre dans ce texte le récit intime de ce week-end du 7-8 octobre où la mesure de l’événement n’est prise qu’une fois les portables rallumés. De ce décalage temporel et existentiel, il fait un élément constitutif du trouble des juifs qui, en attendant l’aurore du 9, sont condamnés à claudiquer.

Comment parler de Gaza sans se détourner de la juste cause d’Israël ? Face aux attaques du 7 octobre, la guerre devait être menée, avec son double but : la libération des otages et le rétablissement durable de la sécurité d’Israël, c’est-à-dire l’éradication du Hamas. Cela dans les conditions inextricables d’un combat où l’adversaire souhaite le martyre de son peuple et où Israël en tant qu’État juif et démocratique doit veiller à ce qu’il n’arrive à aucune de ses fins, y compris celle-là. Or ce n’est pas ce qui est en train de se produire et il nous faut redécrire la situation en fonction de cet état de fait.

La célèbre philosophe Judith Butler, invitée par un collectif d’associations décoloniales et antisionistes, a déclaré – une fois de plus – au cours d’une table ronde à Pantin dimanche 3 mars que l’attaque du 7 octobre était « un acte de résistance » et non pas « terroriste », et qu’il ne fallait pas le qualifier d’ « antisémite » . Ce jour-là, elle a par ailleurs mis en doute la réalité des agressions sexuelles commise par le Hamas . En se centrant sur le cas Judith Butler, Eva Illouz critique les positions d’une certaine gauche qui, d’après elle, sape les idéaux égalitaires et universalistes de la gauche et ouvre la voie à la haine des Juifs.

La bêtise des discours produits par la situation à Gaza fleurit partout, dans tous les camps. Mais c’est la bêtise des élites intellectuelles sur laquelle il faut s’attarder. Après tout, n’est-ce pas leur travail d’éclairer le monde au lieu de l’obscurcir ? N’est-pas pour cette raison que nos sociétés se dotent de cette fonction ? Notre collaborateur Karl Kraus en tout cas en est convaincu. Aussi s’interroge-t-il sur la tentative d’abêtir encore plus l’opinion public récemment entreprise par Judith Butler, rhétoricienne de son état mais communément présentée comme philosophe et honorée comme l’un des grands esprits de notre époque.

Rendant hommage à la bande dessinée de Joann Sfar Le Chat du rabbin, Ewa Tartakowsky en profite pour interroger certains préjugés ashkénazocentrés. N’existe-t-il pas une tendance à se rapporter aux judéités maghrébines en méconnaissant leurs spécificités, reconduisant par là quelque chose de la situation coloniale ? À cet égard, l’œuvre de Sfar, portée par la lucidité caustique du Chat, s’avère un remède précieux, permettant d’apprécier les subtilités d’un judaïsme européen métissé.

Quel est le ça dont le slogan « Plus jamais ça ! » cherche à conjurer la répétition ? Alors que l’utilisation de la formule se banalise, au point que certains n’hésitent pas à la retourner contre l’État d’Israël, Danny Trom en retrace la genèse, au-delà de la référence à la Shoah. Interrogeant la manière dont les pionniers sionistes se sont appropriés le récit de la résistance héroïque de la forteresse de Massada face aux légions romaines, il éclaire la manière dont le slogan s’articule à la condition juive, et comment il peut encore informer notre perspective sur la situation actuelle.

Comment comprendre l’acharnement de l’Afrique du Sud à accuser Israël de génocide devant la Cour international de Justice ? Howard Sackstein, membre fondateur du Mouvement juif anti-apartheid, revient dans ce texte sur la dégradation du contexte politico-économique du pays, sur les faillites de l’ANC et la manière dont ce dernier essaye de redorer son blason et de remplir ses coffres en se faisant le porte-parole de l’antisionisme mondial. En toile de fond de ces manœuvres politiques, se pose la question incertaine de l’avenir de la communauté juive sud-africaine.

Dans ce texte, Anne Simon interroge les imaginaires qui ont été convoqués par les massacres du 7 octobre : entre la référence au pogrom qui s’est imposée chez de nombreux juifs pour les appréhender, et la manière dont ils ont été qualifiés par le Hamas, c’est-à-dire en tant que Déluge. Au cœur de cette exploration, le motif de l’Arche, d’un refuge qui ouvre la possibilité d’un avenir, mais risque toujours de s’avérer plus fragile que promis.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.