Ce 1er mai, les cris de « sales sionistes génocidaires » et la violence d’une extrême gauche enragée ont non seulement ciblé Jérôme Guedj, qui commence à avoir l’habitude, mais aussi, nouveauté, plusieurs élus présents sur le stand du Parti Socialiste. Clarification salutaire, analyse ici Bruno Karsenti : la logique de l’antisionisme contemporain ne se contente pas de mener à l’antisémitisme ; elle est irrésistiblement antisocialiste.
Les amateurs de muguet le 1er mai se doutent rarement que le choix de cette fleur blanche, en remplacement de l’églantine rouge révolutionnaire, est un héritage du régime de Vichy et de sa tentative de captation, contre la gauche, de la fête du Travail, transformée en 1941 en grande fête nationaliste. Qu’on se rassure, l’oubli est sans conséquence, puisque la captation n’a jamais réussi. Muguet ou églantine à la main, c’est la gauche, incarnation du camp des travailleurs, qui, traditionnellement, occupe pratiquement toute la scène ce jour-là. L’opposition du travail contre le capital suffit à unir les voix socialistes, communistes et anarcho-syndicalistes, et jamais la droite ne parvint à briser ce monopole. Il y eut bien l’offensive d’extrême droite des années 80, qui consistait à anticiper de quelques jours la fête de Jeanne d’Arc afin de se refaire une place le 1er mai, non sans rappeler l’origine pétainiste de la sacralisation du travail, aux côtés de la patrie et de la famille. Mais la stratégie a fait long feu, la normalisation du RN ayant rendu l’opération caduque. Si les déboires judiciaires du parti l’ont obligé cette année à revenir à la charge, c’est en usant de l’argument populiste de la « démocratie soumise par le droit » – argument dont les « insoumis » autoproclamés n’entendent pas non plus se priver – et non en renouant avec ces anciens thèmes.
Et pourtant, le 1er mai 2025 a incontestablement innové. Il a été le théâtre d’une fracture au sein de la gauche, qui a démontré que, pour l’un de ses blocs, il était non seulement possible, mais souhaitable, de troquer le monopole de la cause des travailleurs contre celui, plus rentable, de l’antisémitisme.
Nul besoin de pression de l’extrême droite pour cela. À elle seule et sans l’aide de personne, la gauche est tout à fait capable de promouvoir cette autre valeur cardinale du pétainisme le jour de la fête du Travail. Du côté de LFI – avec certaines connivences communistes et écologistes – le levier est une aubaine. Expulser un juif du cortège en liesse, diriger contre les juifs les frustrations et le ressentiment accumulés à l’encontre de tous les dominants de l’heure, user pour cela de la représentation d’Israël comme quintessence du colonialisme et de l’oppression (comparée à laquelle les dictatures russe, iranienne, afghane ou chinoise font pâle figure), c’est là un bon moyen, sinon de rassembler large, du moins d’indiquer ce vers quoi la gauche a tout à gagner, estime-t-on, à faire converger ses forces.
On pourrait appeler cette marche vers la victoire la « conquête du muguet » – sans oublier cette fois d’où nous vient le choix de la fleur. Or ce qu’a aussi révélé ce 1er mai, c’est que cette marche a un coût, qui ne se limite pas à ce qu’on fait subir aux juifs en dirigeant vers eux l’opprobre général, sous couverture de leur affiliation putative à Israël et au sionisme.
Ce qui s’est révélé, c’est que la « conquête du muguet » n’est pas seulement antijuive et antisioniste : elle est antisocialiste, et le revendique. Telle fut la vraie nouveauté de ce 1er mai.
Ce coût se reporte sur la gauche elle-même, et plus exactement sur son pôle socialiste. « Sioniste » et « socialiste » ont été soudain unis dans la même invective, le même rejet et la même expulsion violente. Ils l’ont été en la personne d’un député juif, certes, mais la sentence s’est étendue à quiconque put oser se réclamer du socialisme et contester que, quoi qu’il en soit de la critique qu’on fait porter sur la politique d’Israël et la guerre que mène cet État en ce moment, l’antisionisme doive être l’axe dominant de la gauche de l’avenir, son motif mobilisateur éminent et le vecteur de sa politique de conquête du pouvoir en France. Bref, ce qui s’est révélé, c’est que la « conquête du muguet » n’est pas seulement antijuive et antisioniste : elle est antisocialiste, et le revendique. Telle fut la vraie nouveauté de ce 1er mai.
L’évolution mérite qu’on s’y arrête un instant. L’enjeu n’est rien moins que la fixation du cri de ralliement de la gauche tout entière, et donc le marquage d’une hégémonie en son sein. Et il rejoint le point ultime d’une dissolution du socialisme en tant que tel dans ce marquage. Grâce à l’opérateur de l’antisionisme, on pourrait ainsi reconnaître à coup sûr quel courant y domine, mais aussi ce sur quoi on entend fonder la véritable distinction entre la gauche et tout ce qui n’est pas elle.
Qu’on ne s’y trompe pas : le cri avait retenti bien avant le 7 octobre et la guerre à Gaza. Les saillies récurrentes du leader de LFI, depuis le milieu des années 2010, avaient donné le ton[1]. Et, comme on l’avait immédiatement relevé dans K., c’est précisément au moment où l’union de la gauche s’était reformée afin de peser dans les législatives de 2022 que l’antisionisme s’était affirmé comme sa pointe avancée, sa proposition politique emblématique et urgente[2]. Par une aberration qui avait trop peu attiré l’attention à l’époque, la première démonstration de radicalité de la Nupes fraichement formée s’était en effet ruée sur ce motif. Un projet de résolution avait été formulé dès juillet 2022, visant à faire du boycott d’Israël une position commune à toutes les composantes de la formation et à condamner Israël pour avoir « institutionnalisé l’apartheid à l’encontre du peuple palestinien ». Quelques mois plus tard, en avril 2023, la résolution, légèrement amendée, avait finalement été déposée : elle avait fait le plein des voix LFI, communistes et écologistes, tandis que le groupe socialiste, gêné aux entournures mais incapable de réagir, s’était abstenu. Un seul député de gauche avait voté contre : il s’agissait (déjà) de Jérôme Guedj. Sa justification était simple : il n’y voyait qu’un antisionisme viscéral et irrationnel, et non quoi que ce soit qui pût ressembler à une critique légitime de la politique israélienne, effectivement injuste et condamnable, à l’encontre des Palestiniens.
Le 7 octobre et la guerre à Gaza ont changé bien des choses. Un massacre antisémite commis par un mouvement islamiste au pouvoir à Gaza d’un côté, une guerre défensive transformée par la politique réactionnaire du gouvernement israélien en guerre meurtrière et expansionniste violant le droit international humanitaire de l’autre, – une guerre qui, selon les intentions affichées maintenant par un dirigeant galvanisé par la part belliciste et ultra-nationaliste de l’opinion israélienne, risque de devenir une pure et simple invasion – ont eu de multiples conséquences dans les opinions internationales, avec des variations selon les contextes.
Le prosionisme réactionnaire actuel, d’où qu’il vienne, n’est pas plus consistant que l’antisionisme actuel. Tous deux sont les attracteurs idéologiques puissants du moment, voilà tout.
On peut dire cependant que, globalement, la même polarisation s’est instaurée dans l’aire occidentale. D’un côté, elle a consisté à rendre indistincts antisionisme et critique d’Israël, faisant de la contestation de l’existence même d’un État le point de vérité de la contestation de sa politique gouvernementale présente (ce qui a pour incidence de nier purement et simplement ce qui a été, au cours des mois qui ont précédé le 7 octobre, le plus grand mouvement de mobilisation démocratique anti-gouvernemental de l’histoire du pays, mobilisation qui ne s’est jamais éteinte, et s’est poursuivie au cœur de la guerre dans le mouvement pour la libération des otages et la cessation des combats). D’un autre côté, la polarisation est revenue à inventer de toutes pièces un camp « prosioniste », qui se moque tout à fait du sens politique du sionisme, mais qui se sert de l’image d’Israël comme réceptacle et centre fédérateur des tendances nationalistes et réactionnaires dont la crise générale de la social-démocratie favorise aujourd’hui le développement dans de nombreux pays – dont, évidemment, Israël même.
Le prosionisme réactionnaire actuel, d’où qu’il vienne et quelles que soient ses zones d’influence, n’est pas plus consistant que l’antisionisme actuel. Tous deux sont les attracteurs idéologiques puissants du moment, voilà tout. Ils sont aux antipodes à la fois d’une compréhension du sionisme dans sa signification réelle – mouvement de libération nationale des juifs qui forme depuis la fin du XIXème siècle un socle où s’affrontent des orientations politiques multiples, du collectivisme plus ou moins anarchisant au nationalisme étatiste, en passant par le libéralisme et socialisme – et de la critique de la politique israélienne qui est plus requise que jamais, afin que l’oppression des Palestiniens cesse dans les territoires, que la colonisation soit enfin battue en brèche, qu’un État palestinien puisse enfin se construire sur la base d’un mouvement de libération nationale palestinien sorti de ses ornières islamistes, autoritaires et antisémites, et qu’Israël s’extraie de la crise politique qui le déchire depuis l’instauration de l’ère Netanyahou. Que cette crise politique se mue en crise de régime dès lors que ses institutions démocratiques ploient sous les assauts de la réaction, religieuse ou pas, c’est en effet ce à quoi on assiste. Et c’est ce qui impose à la critique de la politique israélienne de fonctionner à plein régime, ce qui implique aujourd’hui avant tout d’amener le sionisme à se reprendre au niveau de ses principes, pour continuer de s’affirmer comme invention légitime de la politique moderne.
La question de fond est alors de savoir comment cette position, qui n’est ni antisioniste ni prosioniste, mais qui a simplement la maturité de considérer le sionisme comme un fait structurant de l’histoire des juifs, et l’État d’Israël comme une réalité politique présente sur la scène des États où il figure encore parmi les États de droit – exposés comme tels à la critique démocratique de l’intérieur comme de l’extérieur d’eux-mêmes – peut aujourd’hui être reconstruite précisément à gauche.
Car il est manifeste que, de ce côté de l’échiquier politique, un effondrement s’est produit au cours des deux dernières décennies, en France et ailleurs – mais tout particulièrement en France, traversée comme elle l’est par un puissant courant populiste, prêt à tous les raccourcis pour assurer son hégémonie, et donc lancé à corps perdu dans la « conquête du muguet ».
Les intentions d’une partie de la gauche se sont dévoilées pour ce qu’elles sont : exactement le contraire de ce qui fait historiquement et politiquement l’unité du 1er mai.
Ce 1er mai a précipité une prise de conscience, sous le coup d’une provocation qui n’avait jamais atteint ce seuil de clarification. En joignant solidement les noms de « sioniste » et de « socialiste », en expulsant violemment un député juif du cortège au motif qu’il refuse de rabattre la critique d’Israël sur l’appel à la disparition d’Israël, et qu’il dénonce du même coup par son refus la résurgence d’un antisémitisme spécifiquement de gauche, position subjuguée par la critique des dominants fantasmés au détriment de l’analyse et de l’explication des mécanismes d’exploitation et de domination dans les sociétés capitalistes structurées par la division du travail, les intentions d’une partie de la gauche se sont dévoilées pour ce qu’elles sont : exactement le contraire de ce qui fait historiquement et politiquement l’unité du 1er mai.
Peut-être eût-il mieux valu que, jadis, l’églantine ait été préférée au muguet comme symbole de la grande fête annuelle de la gauche. Le choix des fleurs n’est pas qu’une affaire de goût visuel ou olfactif. Peu dommageable tant que la gauche savait se purger régulièrement du « socialisme des imbéciles » qu’elle porte dans son flanc – cet antisémitisme qui s’avoue aujourd’hui expressément, c’est la lucidité sur lui-même qu’il faut maintenant lui reconnaître, antisocialiste – le choix du muguet le devient par contre quand son motif idéologique le moins avouable se fait conquérant sur le terrain des idées et des actes par lesquels la gauche tout entière entreprend de s’exprimer.
Il se pourrait alors que le 1er mai 2025 ait représenté un tournant somme toute salutaire. Clarifiant sans détour possible le combat qu’il faut mener à gauche, il a rendu tangible le point névralgique par lequel la relance du socialisme doit passer, et avec elle la relance d’une gauche unie autour de ses motifs de lutte fondamentaux et irréductibles. L’aggiornamento de la gauche, décidément, ne peut esquiver indéfiniment la critique, non pas simplement de l’antisémitisme comme une haine regrettable semblable à tous les racismes, et dont la droite détiendrait le secret de fabrication, mais de son antisémitisme bien à elle, dont le véhicule actuel n’est autre que l’antisionisme – position qui n’est que le pendant symétrique du prosionisme réactionnaire dont ni les juifs ni Israël n’ont quoi que ce soit à attendre, et qui risque au contraire d’emporter à la dérive leur destin moderne de peuple et d’Etat-nation singuliers.
Si l’on veut symboliser ce tournant et cette prise de conscience, le retour de l’églantine n’est peut-être pas une mauvaise solution. Mais soyons réalistes. Changer les mœurs est bien plus difficile que changer les orientations politiques. Plus modestement, on misera donc pour l’instant sur la seconde option.