Tel Aviv, Jour du souvenir, 2024

Suite des reportages en Israël proposés par Julia Christ et Elie Petit, membres de la rédaction de K. Après leur récit de la manifestation pour la libération des otages du samedi 4 mai 2024, ils se rendent cette fois à une cérémonie de Yom Hazikaron avec une question en tête : en quoi cette veille du « jour du souvenir pour les victimes de guerre israéliennes et pour les victimes des opérations de haine » est-elle différente des autres ?

 

Chorégraphie/chants lors de la cérémonie de Yom Hazikaron au lycée Gymnasia de Tel Aviv

 

Tel Aviv, Charles Clore Park, 13 mai 2024, Yom Hazikaron, 10.50

La pluie de la nuit a nettoyé l’air de la ville. Yafo, à quelques centaines de mètres d’ici, n’est plus plongé dans une brume poisseuse comme ces derniers jours. Un jeune homme abreuve son chien à une fontaine d’eau potable destinée aux promeneurs. La bête met ses pattes sur le bassin et lèche goulument le robinet. Personne n’y trouve rien à redire. Sur un des multiples panneaux interdisant l’accès à la mer par les rochers – danger de mort –, l’inscription « Bring them home » recouvre l’avertissement de la municipalité. Une femme portant un T-shirt orné du même slogan erre sur la promenade, ne sachant vers où se tourner. On se balade, bronze, fait du jogging, regarde la mer. Des jeunes hommes se coursent sur des bicyclettes électriques ressemblant à des engins tout droit sortis de Mad Max.

Yafo, vu depuis le Parc Charles Clore, 13/05/24
Yafo, vu depuis le Parc Charles Clore, 13/05/24

Puis, à 11h, la sirène retentit. Tout le monde s’arrête, même ceux qui étaient en train de se prélasser au soleil sans rien faire. Au loin, les conducteurs immobilisent leurs voitures, peu importe si c’est au milieu d’un carrefour ; ils descendent et se posent dans la rue. Debout, les mains croisées devant ou dans le dos, les Israéliens honorent leurs compatriotes tués sur le champ de bataille ou assassinés dans des attentats. Quelques jours plus tôt, la même sirène avait retenti pour Yom HaShoah, et là aussi les Israéliens s’étaient arrêtés, mais pour honorer cette fois-ci ceux et celles de leur peuple assassinés par les Allemands et leurs complices en Europe.

Yom Hazikaron (jour du Souvenir pour les victimes de guerre israéliennes et les victimes des « opérations de haine ») a été instauré par l’État d’Israël en 1951 pour rendre hommage aux soldats morts pour la patrie. En 1949 et 1950 encore, cet hommage était rendu le jour de l’Indépendance, Yom Ha‘atzmahout, mais on s’est rendu compte que la tension émotionnelle entre deuil et joie était trop insupportable, si bien que maintenant on se souvient, et puis, le lendemain, on fête. Depuis 1998 on inclut dans l’hommage les civils israéliens et personnes juives victimes du terrorisme.

Si l’image d’un pays entier figé dans le silence au son de cette même sirène qui prévient des attaques est en elle-même saisissante, ce n’est pas l’immobilisation des joggeurs, des cyclistes ni même des automobilistes qui frappe le plus : ils savaient bien qu’en sortant aux alentours de 11h ils allaient devoir arrêter leur sport, leur jeu ou leur course pendant une minute – ils ont calculé cette pause. Ils ont prévu de se figer ensemble, comme pour contraster – surtout ici, au bord de la mer – avec la nature et son mouvement que rien ne fait cesser. Les vagues déferlent, les oiseaux chantent, le chien, pour humanisé qu’il soit par son maître, s’agite. Il n’y a que les êtres humains qui soient capables de s’arrêter vraiment, et c’est comme si on sortait pour démontrer, à soi-même, aux autres, et peut-être à la terre entière, ce que la culture peut accomplir. Indéniablement, il y a du sublime dans cette scène. Puis il y a les vielles personnes. On les voit se lever, péniblement, parfois appuyées sur des cannes ou des béquilles, braver le naufrage de l’âge pour cette minute consacrée aux morts. Que la mort interrompe la vie, y compris lorsqu’elle est en train de s’éteindre, que celles et ceux à qui il ne reste plus tellement de temps veuillent consacrer cette minute, dans la douleur souvent, à celles et ceux qui ont rendu possible une vie ici, dans ce petit pays où on se pense protégé de la persécution antisémite, voilà qui émeut le plus pendant cette minute. C’est aussi ce qui fait d’Israël un endroit que l’on a en vérité beaucoup de mal à comprendre depuis notre rapport européen à l’idée de « pays » que, pour chérir, nous teintons souvent d’ironie ou de fantasme. Aucun second degré, en effet, dans la position débout, tête légèrement inclinée vers le bas, adoptée par tous. Aucun nationalisme plastronnant dans la gratitude qui s’exprime dans ce geste.

Tel Aviv, Gymnasia Herzylia, 12 mai, 19.55 (veille de Yom Hazikaron)    

Le même rapport direct à Israël pouvait être constaté la veille, lorsque nous avons assisté à la cérémonie de Yom Hazikaron dans le lycée Herzilya, appelé Gymnasia par ses fondateurs sionistes allemands en 1906. Originairement situé dans la rue Herzl (d’où le nom Herzilya qu’il porte encore), il a été démoli en 1962 et reconstruit la même année dans la rue Jabotinsky. On a beau se dire qu’il incarne de ce fait, à la petite échelle de son histoire géographique, toute l’histoire des trente dernières années d’Israël, sur place on ne retrouve aucune trace de décadence idéologique. Que les têtes des centaines d’élèves habillés de blanc – couleur qui dans le rite juif signifie la solennité d’une fête – s’inclinent au son de la sirène à 20h alors qu’elles restent levées lorsqu’à la fin de la cérémonie est chanté l’hymne national (Hatikva) ne semble pas être l’effet d’une cérémoniel vide, mais d’un rapport singulier à ce que signifie « avoir un pays ». Tous ceux présents ici semblent très bien savoir ce qu’Israël veut dire : sécurité au sens juif du terme, protection contre la discrimination et de la persécution. Et tous savent que tous les ans des hommes et femmes meurent pour cet objectif, qu’ils pouvaient eux-mêmes mourir dès qu’ils commencent leur service militaire ; et tous les ans, ils n’ont rien à objecter, ni aux morts, ni à leur propre avenir.

Tous les ans, y compris cette année ?

L’estrade du lycée Gymnasia, 12/05/24 ; y est projeté un poème de Tchernichovski sur l’amitié et l’espoir
L’estrade du lycée Gymnasia, 12/05/24 ; y est projeté un poème de Tchernichovski sur l’amitié et l’espoir

Les chaises sont toutes occupées par le jeune public du lycée Herzlia. Sur scène, des chaises jaunes, le dos tourné au public, rappellent la couleur du mouvement pour le retour des otages. Un pupitre accueille les prises de paroles, deux jeunes femmes s’y succèdent pour annoncer les intervenants. Un peu avant 20h, elles s’avancent pour demander l’extinction des téléphones avant que ne démarre la sirène qui annonce le début de Yom Hazikaron.

Après la minute elle retentit, on reste debout. Une jeune soldate, ancienne élève du lycée, met le drapeau en berne, le frère d’une personne tombée cette année reçoit le flambeau pour allumer la flamme mémorielle. On s’assoit. L’officier d’instruction militaire du lycée prend la parole pour rappeler le principe de la « pureté des armes », un code propre à Tsahal stipulant que tout soldat doit refuser un ordre qu’il considère amoral. La critique du gouvernement Netanyahu se voile à peine dans ses paroles. Tout le monde se lève. Trois prières sont récitées par des membres masculins des familles qui ont perdu des proches – le lycée compte 4 victimes depuis le 7 octobre.


20 heures, la sirène retentit

Commence la lecture des noms des anciens élèves tombés lors des guerres d’Israël et avant la création de l’État. Il faut écouter de longues minutes pour comprendre que les noms sont égrenés par ordre alphabétique et que nous n’en sommes qu’au beth, deuxième lettre de l’alphabet hébraïque. Comment se fait-il qu’un seul lycée compte autant de morts ? En portant l’attention sur la date de décès des défunts, on se rend compte que l’hécatombe a eu lieu en 1948. La plupart des victimes du lycée sont mortes à 20 ou 22 ans. La lecture dure 11 minutes, un nom prononcé toutes les deux ou trois secondes, sur une version du prélude en Mi mineur de Chopin ; les visages des morts sont projetés sur grand écran, pour celles et ceux dont on a la photo. Le noir et blanc, souvent, passe à la couleur. Rompant avec l’ordre alphabétique qui ordonne les victimes du lycée depuis 1915, les noms des quatre personnes mortes au combat depuis le 7 octobre ou assassinées à Nova sont lus en dernier. L’année prochaine, elles auront trouvé leur place dans l’ordre alphabétique des morts.


Lecture des noms des anciens élèves tombés

S’ensuivent des discours, souvent à voix brisée : une mère, un enseignant, une amie. Ormi Iram, professeur de biologie, lit la lettre qu’une mère, absente de la cérémonie, a adressée à son fils tué au festival Nova. Après la cérémonie, il nous explique : « Il était à cette fête et elle ne savait pas qu’il y était. Ce n’est qu’après quelques heures qu’elle s’en est rendu compte. Pour moi, il était très important de la contacter avant de lire son message, de lui parler au téléphone et de mieux connaître son fils, dans de petits détails que n’avaient pas racontés les journaux, de connaître l’âme qui parle derrière le texte que je lisais ».

Sur scène, les chaises jaunes sont le décor minimaliste d’une chorégraphie exclusivement performée par des jeunes femmes, alternant chansons et récitations. Le décor est alternativement éclairé en bleu et blanc, couleurs de l’État, puis en rouge et noir, couleur du combat pour la libération des otages.

Chorégraphie/chants lors de la cérémonie au lycée Gymnasia
Chorégraphie/chants lors de la cérémonie au lycée Gymnasia

Zohar et Shachar participent à la performance. Elles sont amies et font toutes deux parties de la troupe de théâtre du lycée. Elles ont déjà participé à la même cérémonie les années précédentes.

“La première chanson de la mise en scène parle d’un dialogue entre deux personnes, l’une dit son doute devant la difficulté à avoir un pays. L’autre lui répond : « Non, je continuerai à y croire et cela se réalisera » raconte Zohar. Shachar poursuit : “La dernière chanson s’appelle Omnam. Je l’aime bien parce qu’elle montre que nous avons de l’espoir et qu’un jour meilleur viendra, que nous ne devons pas abandonner”.

“Cette année, les chaises sont jaunes pour rappeler les otages” précise Shachar. “Sinon le rituel est le même. Quatre noms se sont ajoutés à la liste. C’est tout. Mais quand même, en la préparant, tout le monde s’est dit que c’était la cérémonie la plus difficile de notre vie”. Après le baccalauréat Zohar veut faire du cinéma ou de la musique, Shachar ne sait pas encore ce qu’elle veut faire. Avant, elles iront à l’armée, pour deux ans. “Merci de vouloir raconter en Europe ce qui se passe ici”, nous dit Shachar. « On a l’impression que personne ne veut savoir ». Puis cette phrase : « Nous voulons que tout cela se termine, nous voulons le retour des otages, nous sommes prêtes à toutes les concessions. C’est la chose la plus importante pour nous”.

Nous courons après le directeur de l’école, qui, à côté de l’officier d’instruction, a prononcé le seul discours à couleur politique. Pour le Dr Zeev Dagani, c’est la dernière de seize années de service comme proviseur. Elle a été deux fois bouleversée. D’abord, il avait démissionné avec fracas en septembre 2023 parce que le conseil d’administration de l’école avait interdit une manifestation d’élèves qui s’apprêtaient à refuser leur enrôlement dans l’armée. « Nous devons mettre un terme à la réforme judiciaire et cesser de participer à une armée qui sert les colonies et l’occupation », avait déclaré dans une vidéo Tal Mitnick, 17 ans, l’un des organisateurs de l’initiative « Les jeunes contre la dictature ». Puis, comme pour tout Israël, le 7 octobre est arrivé. Et Zeev Dagani est revenu en silence pour reprendre son poste.

Le Dr. Zeev Dagani
Le Dr. Zeev Dagani

Nombreux ont été les étudiants qui sont venus le saluer à la fin de la cérémonie. Il a adressé un mot à chacun. “Je leur ai dit que je les aimais, tout simplement”. Revenant sur son discours, il dit : “J’ai malgré tout affirmé qu’il y a de l’espoir, que quelque chose de bien va arriver. Enfin, je l’espère”. Pour immédiatement ajouter : “Je n’y crois pas toujours mais je dois le dire. La paix ne viendra peut-être pas, je ne sais pas. En tant que directeur, en tant que pédagogue, je dois dire qu’il y a de l’espoir. Mais personnellement…”. Cette veille de Yom Hazikaron était-elle différente des autres ? Pour Zeev Dagani, ce n’est pas le cas : “Nous n’avons pas changé la formule de la cérémonie, hormis les discours des endeuillés et leurs messages. Ce sont des noms qui s’ajoutent aux anciens élèves tombés”.

Et effectivement, Israël a choisi d’honorer les victimes du 7 octobre ce jour-là et non pas lors du Yom HaShoah, alors que le mot pogrom est utilisé pour qualifier les massacres. Comme si, en inscrivant leurs noms dans la liste des personnes tombées pour défendre le pays, on se rassurait sur ce que la sécurité au sens juive du terme n’a pas été atteinte par ce qu’on appelle ici le « samedi noir ».


Julia Christ et Elie Petit

 

Remerciement particulier à notre guide et traducteur, Bernard Dov Belz

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