Quelques éclats de « Ses vies d’Afrique »

Trois éclats biographiques d’une filiation juive post-Crémieux, translatée entre l’Algérie et la France, voilà ce que nous offre ici le philosophe François-David Sebbah. Il y est lui-même situé en bout de récit, sous le visage de l’enfant. C’est à redevenir enfant en effet qu’il s’est exercé dans le livre, intitulé « Ses vies d’Afrique », dont ces quelques pages sont extraites et qui paraîtra à l’automne prochain aux Éditions Manucius. Il l’a fait pour mieux comprendre et pour mieux donner à voir ce qui, en lui, s’est secrètement conservé et déplacé de cette mémoire séfarade éminemment française. On verra qu’il y est lui-même suspendu à la manière d’un paragraphe rattaché à un plus long texte, impossible à unifier cependant, et voué pour cette raison à se présenter sous la forme d’éclats. 

 

L’enfant, dans les bras de ses parents © François-David Sebbah

 

Cendres

La mère du père regardait toutes choses avec détachement, enfoncée dans un fauteuil ou une espèce de chaise longue peut-être, les jambes étendues. Elle ne se déplaçait que très rarement, pour aller se faire un café parfois, et toujours pieds nus. Elle parlait peu, et ses yeux disaient qu’elle était « loin ». Peut-être pas ailleurs ; pas « là-bas » en tous cas : elle se tenait bien plus loin que toute nostalgie.

Elle négligeait. Négligeait parfois de s’habiller et restait en robe de chambre, négligeait de laver régulièrement les plantes de ses pieds exhibées – ses pieds qu’elle avait lentement traînés sur les tomettes rouge brique un peu poussiéreuses qui recouvraient le sol de l’appartement. Elle n’était pas blasée – vraiment le terme ne convient pas – revenue de tout, peut-être. Elle était fatiguée, d’une fatigue qui maintenant constituait tout son être. Cette fatigue, dont il percevait bien qu’elle était beaucoup plus que la fatigue de l’âge, restait un peu énigmatique pour l’enfant. Il ne savait pas, ou pas vraiment, que cette femme abandonnée en son fauteuil, quelque part dans un petit appartement marseillais, avait élevé quatre frères sans père – des enfants nés d’un homme arrivé tard dans sa vie et bien vite mort, un homme parenthèse. Il ne savait pas que la citoyenneté française lui avait été retirée pendant environ trois années, que son mari comme elle redevenu « Juif indigène » avait dû vendre peu à peu les quelques objets « précieux » de la maison pour qu’ils puissent subsister un peu mieux pendant ces longs mois : entre lois de Vichy et abolition du décret Crémieux, à des degrés divers, la vie devint plus difficile pour tous les Juifs (entreprises confisquées, fonctionnaires radiés, exclusion de l’école, etc.). L’enfant ne savait pas, et donc moins encore comment « cela » avait précisément touché sa famille – mais que quelque chose de terriblement difficile (le mot suffit-il ? quel mot suffirait ?) ait eu lieu, le spectacle qu’offrait sa grand-mère en témoignait aussi indubitablement qu’énigmatiquement. Et encore : il ne savait pas qu’il ne faut pas rêver que le soleil se lève subitement après la nuit noire ; il ne savait donc pas que le décret Crémieux n’avait été remis en vigueur que très difficilement, et après de longs mois de tergiversations (tergiversations de ceux qui ne voulaient pas heurter les musulmans voués eux « pour l’éternité » à l’indigénat par l’État français certes – on peut bien sûr le comprendre –, mais aussi – comment en douter ? – petite pulsion antisémite dont la « France libre » n’était bien sûr pas exempte)… Il ne savait pas non plus que, plus tard, cette femme qu’il voyait sempiternellement allongée avait dû trouver un petit emploi à plus de quarante ans pour subvenir aux besoins de sa famille (en prenant soin de deux diablotins, les deux plus jeunes frères), tout en renonçant à un amour tardif, tout en renonçant à se remarier à un « catholique » – ah les murs de séparation entre les communautés ! Il ne réalisait pas bien non plus, personne n’en disait rien, qu’elle avait subitement perdu sa « maison » – un petit appartement dans une ville du nord de l’Afrique – et traversé la mer pour se retrouver à pas même soixante ans – et déjà sans âge – dans cet autre petit appartement, rue Georges, à Marseille.

On pouvait comprendre la fatigue. (Une tonalité dépressive, dirait-on peut-être maintenant dans un vocabulaire un peu médical.)

Elle n’était pas blasée – vraiment le terme ne convient pas – revenue de tout, peut-être. Elle était fatiguée, d’une fatigue qui maintenant constituait tout son être.

Elle fumait cigarette sur cigarette, toute la journée, journée après journée, un cendrier négligemment posé non loin du fauteuil où elle s’allongeait. Dans l’éloignement infini de son regard, nulle colère, et l’indifférence qui le caractérisait n’en était pas vraiment : il y avait – du moins c’est ce qu’il semblait à l’enfant – encore de la douceur et de la bienveillance en cette infinie distance. 

Affaissée dans le fauteuil profond, le bras droit légèrement replié, la main droite languissante à deux doigts (l’index et le majeur colorés par le tabac) de laisser choir la cigarette qui regagnait cependant régulièrement et miraculeusement sa bouche, elle était belle à sa manière.

Souvent, la cendre de la cigarette consumée, trop longtemps accumulée en un cône précaire, finissait par s’effondrer et dégringoler sur son vêtement et dans les profondeurs du fauteuil. Elle s’en fichait. Cendres.

Le Père, dénommé « Sanglier »

Ce n’est encore qu’un enfant, qui joue au foot avec un sou percé ou se bagarre dans les rues de la ville au pont suspendu (parfois, on s’arme de sa ceinture !). Les éclaireurs israélites de France ont totémisé l’enfant qui deviendra chef de Patrouille. Il sera « Sanglier », et le restera sans doute toute sa vie en un sens, malgré les éloignements, ou à travers eux.

Au tout début des années quarante (du vingtième siècle), des objets disparaissent de la maison – ils sont vendus par le père du père (du père alors enfant), petit à petit. Perte de la citoyenneté française, de l’emploi, de l’école. Le Père n’a jamais formulé cette perte, dit ce retour à la condition de « Juif indigène » – jamais devant lui, ici, en France maintenant métropolitaine. 

Le Père n’a pas fait de jaloux : il n’a rien dit, ni sur les tortures et massacres perpétrés par l’armée française, ni sur les exactions de l’OAS ni sur celles du FLN (les bombes dans les cafés… il y a bien cette histoire de jeunes gens enlevés dans la cour de l’immeuble et retrouvés égorgés et castrés dans des ruelles – qui la racontait déjà ?).

Jamais le Père n’a déploré l’indépendance, ni fait preuve de nostalgie, ni critiqué le nouvel État algérien, ni ce qu’il est devenu. Pas plus n’a-t-il spécialement exalté l’indépendance ni compati de manière manifeste aux souffrances de l’Algérie dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les années sanglantes de la « guerre civile ». Rien. Le fils ne voyait pas ce membre fantôme, anesthésié – là/pas là : ce continent.

Le Père vacillait dans la naïveté de ses Lumières – mais c’était du courage, à sa manière : il considérait que les interdits alimentaires de la cacheroute avaient une vertu hygiéniste (permettaient aux sages d’autrefois d’éviter au peuple qu’il ne mange des nourritures dangereuses pour la santé), et il avait une fois déclaré qu’il aurait fallu donner la citoyenneté française pleine et entière à tous les musulmans en Algérie il y a longtemps. Cela n’avait pas été fait. De la suite, il n’y avait absolument rien à dire – une libération pour les uns, une tragédie pour d’autres. 

Il n’y avait plus qu’à aller voir ailleurs, si jamais on y était…  

Il me semble, je veux le croire, qu’il aura été heureux, au moins quelques temps ; pauvre et heureux, étudiant, pion au Quartier latin, au Bar du Métro, près de Mabillon – loin de tout cela, loin de « là-bas » (tout en restant si près) ; il y avait droit, tout être humain a droit à la légèreté. Je le rêve pour lui.

Peut-être même aura-t-il pu rencontrer une jeune femme, blonde, aux yeux clairs, grande, et qui croirait ingénument que Levi est un nom italien ?

Comment faisait-il avec ses fantômes, lui qui n’en disait mot, lui qui semblait avoir toute sa vie tout fait pour s’en libérer ? Y était-il parvenu à sa manière ? Ou bien ce regard lointain, dans le vague – cigarette sur cigarette – que je lui connaissais dès lors qu’il n’était pas requis et absorbé par son activité professionnelle, ce regard disait-il quelque chose de plus « loin » que l’exil et la nostalgie, comme le risque d’une mélancolie (à l’objet perdant dès lors en détermination) ? 

Libération ou mélancolie ? Les deux peut-être, sans doute – ne pas opposer, pas de « ou »… 

Cigarette sur cigarette les yeux dans le vague – dès lors qu’il ne travaillait pas – comme sa mère dans son petit appartement marseillais si loin de la ville au pont suspendu. 

Indécidable – comme ce prénom au « pont suspendu » (au-dessus de quel abîme ?) auquel il tint : François(-)David (puisque le fils doit porter, comme second prénom, le prénom hébraïque du père du père, et puisque la mère trouvait que « David » ce n’était pas mal du tout finalement, plus « portable » qu’Éphraïm ou Mardoché en tous les cas, « ici et maintenant » dans cette « France » des années 60 où l’on allait en bande à Orly voir décoller les avions pour se distraire – comme ça une bande de copains, des étudiants ou d’ex-étudiants qui s’amusaient – bien loin de « là-bas »).

Il me semble qu’il n’avait pas une pointe d’accent, rien – sauf lorsqu’il parlait avec des gens de « là-bas » ; alors « cela » revenait un peu : c’est un phénomène très commun. Et jamais il ne donna à entendre quelque « nostalgérie » (pour reprendre un mot-valise déjà repris et transmis par Derrida) que ce soit, jamais.

« Ses fantômes sont les siens, les miens sont les miens » : je tiens à cette phrase, salutaire, nécessaire, et qui pourtant implique déjà sa complication : « les siens sont (aussi) les miens », transformés certes par le passage d’une génération, mais durs à cuire, increvables à leur manière, si j’en juge par la façon qu’à mon corps défendant (quelle étrange expression) je les fais déjà passer aux suivants, aux suivantes… Moi qui n’ai pourtant guère d’accent identifiable, enfin me semble-t-il…

L’enfant qui vient après

Dans la situation précise exprimée par ces petits récits, une tonalité singulière. 

Venir après n’implique pas – plus –, directement, la nostalgie de l’exil. Il n’y a pas le sentiment d’une perte douloureuse, d’un arrachement – une perte qui se rêverait encore, à un certain niveau au moins, compensable : comme si cela faisait mal, et comme si quelque chose comme un retour était sinon possible (lucidité de l’évidence – ce qui a été n’est plus), du moins désirable, « le désirable » : retrouver sa maison, les couleurs, les paysages, les odeurs, les atmosphères – désirer retrouver. Pour celui qui vient après, après l’exil lui-même, il n’y a rien à retrouver ; il ne peut désirer retourner. Et pourtant. Et pourtant !

Arriver juste après. Survivre dans l’ombre, l’écho d’une survie. Là aussi, rien de plus universel : même celui qui traversa un événement – « les événements » (pour ne pas dire une guerre) – ne survivait déjà, depuis sa naissance, que dans l’écho de tant d’autres échos qui furent l’écho de tant d’autres (le commencement, même le commencement empirique, est toujours déjà perdu – on remonterait bien fictivement jusqu’au premier groupe d’humanoïdes, quelque part dans le temps et l’espace – l’imaginaire institué nous soufflera « une caverne » –, mais où, quand, pourquoi « eux » ?). Être dans une histoire, hériter, transmettre – en deçà de tout acte volontaire de ce type, du seul fait que l’on existe – c’est faire l’expérience qu’on ne commence que dans l’après-coup, que tout commencement est d’après-coup. Pour le père déjà, l’histoire, du moins son histoire dans le rapport à l’histoire, fut telle que le « sans retour » était acté, et sans regret : son Algérie, son monde d’enfance, lui était un membre fantôme : « là », « pas là » – « là » comme « pas là » définitif, aboli dans le réel comme dans l’espace du désir. Le schéma corporel ne peut annuler absolument la présence du membre disparu alors même qu’il prend pourtant acte de l’irréductibilité et du caractère définitif de cette absence… présente encore à sa manière, de cette manière étrange. Présence d’une absence sans véritable nostalgie. 

Ni exil, ni nostalgie, pas de souffrance violente et désignable, circonscrite – pas de « j’ai mal à l’Algérie », pas de « nostalgérie » – et pourtant, et pourtant… sentir ce membre fantôme hérité, irrité encore

Que signifie hériter d’un membre fantôme ?

Venir après n’implique pas – plus –, directement, la nostalgie de l’exil. Pour celui qui vient après, après l’exil lui-même, il n’y a rien à retrouver ; il ne peut désirer retourner. Et pourtant. Et pourtant !

De la même manière que les pièces d’un logement ou les hauteurs sous plafond sont immenses depuis une taille d’enfant et du « haut » d’un regard d’enfant, le passé – que l’on n’a pas vécu – est immense lorsqu’on ne compte qu’une poignée d’années d’existence : alors, dix ans, cent ans, mille ans en arrière, s’approximent dans une espèce d’épaisseur finalement sans fond et abstraite. Abstraction du passé qui, semble-t-il, l’annule dans le grand présent de l’enfance. Et pourtant, quel est ce savoir insu de l’enfant qui lui fait sentir toujours déjà que son présent n’est pas qu’une surface ou un point, que « tout » est là, un « tout » indistinct mais si présent, présent d’une profondeur si densément concrète et débordant infiniment la surface immédiate de l’actualité de sa vie ? 

Plus tard, rétrospectivement, l’ « on » se mettra à ordonner selon l’avant et l’après le long d’un axe temporel suffisamment public et partagé, « on » saura, par exemple, – d’un savoir qui a beaucoup plus l’allure de ce que l’on nomme officiellement « savoir »  – que la guerre d’Algérie eut lieu si près de la date de sa naissance, « on » « comprendra » que des acteurs du moment de la Seconde Guerre mondiale évoluaient dans son monde à soi, dans son « présent » d’enfance apparemment sans profondeur – « on » comprendra la signification du matricule tatoué sur le bras du vieil horloger dont la boutique se situait un peu plus loin dans la rue, etc. Enfant on ne savait rien, maintenant l’on sait, d’un savoir qui s’articule, aspire à la clarté et la distinction. 

Ou plutôt, enfant, on savait tout – autrement… Et sans rapport maintenu à ce savoir-là, encore et toujours aujourd’hui, saurait-on jamais rien ?

Donc, on arrive après : il ne reste presque rien, quelques miettes éparses, des éclats, des fragments. Et l’on sait d’autant moins que ces miettes douloureuses sont, bien évidemment, recouvertes, non-dites, refoulées, etc. Des choses, des êtres ont été brisés ; et l’on arrive après – et l’écho de la destruction, de l’arrachement, se love, se répète, au plus intime du soi-même.  

Cependant, deux appréhensions du temps entrent en rivalité. L’une commande la réparation ; recoller les morceaux, tout simplement – en laissant voir les cicatrices et les parts irréductiblement et à jamais manquantes, comment faire autrement ? Il y a une évidence insistante de cette pente à la réparation (toujours littérale avant que d’être éthique). Pourtant, d’un autre côté, s’impose le ressenti profond que le temps n’agit pas ainsi, qu’effectivement « tout » est là, même si « rien » n’est là pour nos yeux qui veulent voir avec clarté et distinction (« partes extra partes ») : là/pas là ; là comme pas là ; tout ou rien, tout et rien… et rien… et…tout…et… en un clignotement insaisissable.

Qu’ils soient vestiges, traces indiciaires suintant la perte, ou, pour ainsi dire au contraire, densité d’une présence invisible, ces éclats, de toute manière, ne se ramassent pas aisément au sol de la mémoire comme s’il suffisait de se pencher ; cela dit, l’effort de remémoration ne donne rien : ils « viennent » c’est tout. Peut-être faut-il juste se rendre disponible. Il y en a peu, quelques bribes – qu’on attend longtemps, qui sont bien modestes, se disent en peu de lignes – presque rien… et, pourtant, presque tout… 

Faudrait-il que ça s’imagine en nous, alors, d’une imagination qui dirait vrai ? Et cela peut-il libérer, libérer des passés vaincus, leur donner un espace d’existence et relancer l’avenir (le mien, le nôtre) ? Cela, plutôt que psittacisme répétitif du trauma ?


François-David Sebbah
François-David Sebbah est philosophe. Il est notamment l’auteur deLevinas et le contemporain : les préoccupations de l’heure,Les Solitaires intempestifs (2009), de L’Éthique du survivant : Levinas, une philosophie de la débâcle, Presses universitaires de Paris Nanterre (2018) et de Faire face, faire visage,  Les Belles Lettres (2018)

 

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