Vienne : Que faire du monument dédié à Karl Lueger ?

Un collectif d’artistes et de militants viennois a ravivé l’année dernière le débat autour de la statue de Karl Lueger, maire antisémite du parti Chrétien-Social de la capitale autrichienne entre 1897 et 1910, que Hitler considérait comme l’un des plus grands « maires allemands de tous les temps ». Liam Hoare revient pour K. sur cette querelle mémorielle, qui agite encore à ce jour la vie politique de Vienne.

 

Le monument dédié à Karl Lueger, 2021 © Liam Hoare

 

Il y a un an, en juin 2020, le mot Schande, « honte », a été tagué pour la première fois sur le piédestal du monument de Vienne dédié à Karl Lueger. Karl Lueger, fondateur du parti chrétien-social (le CS, véhicule électoral du camp catholique en Autriche de 1893 à 1934) et maire de Vienne de 1897 à sa mort en 1910, fut honoré en 1926 par l’érection d’un monument financé par ses amis et sympathisants. Ces derniers souhaitaient initialement ériger la statue devant l’hôtel de ville, sur la Dr. Karl-Lueger-Platz d’alors. Au lieu de cela, la ville gouvernée par les sociaux-démocrates leur offrit un emplacement sur le côté est de la Ringstrasse, près du Café Prückel.

Veillée de la honte (« Schandwache ») devant la statue de Karl Lueger

Le monument en question est l’un des plus grands de Vienne. À son sommet se tient la statue d’un Lueger haut de quatre mètres, coulée dans le bronze, regardant vers l’est à travers le Ring, comme s’il s’adressait à une foule en attente. Ses pieds sont posés sur un énorme piédestal octogonal en pierre, semblable à un gros gâteau de mariage, et dont les côtés sont gravés de reliefs représentant ses diverses réalisations : la municipalisation de l’approvisionnement en gaz et en électricité, la préservation des forêts entourant Vienne, les allocations allouées aux veuves et aux orphelins ainsi que les logements caritativement réservés aux indigents de la ville. Son échelle, sa position et l’allure du monument, conçu dans un esprit de propagande, contribuent à renforcer le culte de Lueger.

Après la première dégradation du monument, la ville a effacé le mot « Schande » du piédestal mais il est réapparu quelques jours plus tard. Au cours des mois suivants, le mot n’a cessé de disparaitre et de réapparaitre, en rouge, jaune, vert et rose. Le monument est devenu un palimpseste. Le romancier autrichien Robert Musil a écrit un jour : « Ce qui est remarquable avec les monuments, c’est qu’on ne les remarque pas. Il n’y a rien dans ce monde d’aussi invisible qu’un monument ». Mais traité ainsi comme une toile, le monument est redevenu visible à ceux qui avaient pu l’ignorer. Il est devenu un lieu de conflit sur l’histoire, la mémoire et la question de savoir qui doit être honoré dans l’espace public autrichien.

« Dans le sens où elle a été souillée, barbouillée, la sacro-sainte statue s’est transformée en un monument douteux », écrit l’artiste viennois Simon Nagy dans une récente contribution à la revue allemande Texte zur Kunst, « un lieu où les gens pouvaient s’arrêter pour discuter des marques » qui y étaient apparues. Nagy fait partie de ceux qui, motivés par le désir de préserver les graffitis, d’entretenir la honte, ont lancé en octobre 2020 une Schandwache, une « veillée de la honte » comme l’a appelée l’artiste Eduard Freudmann, devant le monument. « Nous nous tenons ici, lit-on dans leur manifeste, afin de monter la garde pour protéger les graffitis qui désignent la statue de Lueger pour ce qu’elle est : une honte. »

« Veillée de la honte » (« Schandwache ») devant la statue de Karl Lueger, 2021, Twitter

La Schandwache a attiré non seulement des artistes, mais aussi une variété kaléidoscopique de partisans, principalement de la gauche militante, mais pas exclusivement. Des représentants du Parti de la gauche, de la Jeunesse socialiste de Vienne, de l’Hashomer Hatzair, de l’Union autrichienne des étudiants juifs et de la Jeunesse musulmane autrichienne ont tous surveillé le monument à un moment ou à un autre au début du mois d’octobre 2020. Leur principal argument était que le mot Schande disait ce que le monument ne disait pas : que Lueger n’était pas le fondateur paternaliste de la Vienne moderne, mais plutôt une personnalité qui « a construit son succès politique sur une forme d’antisémitisme forcené ». Le monument « falsifie l’histoire en présentant Lueger comme une figure bienveillante » et occulte la propagande anti-juive qui lui a assuré une position de pouvoir affirme le collectif.

Qui était Karl Lueger ?

Ce à quoi nous pensons quand nous pensons à Lueger est trop souvent coloré par des sources qui, comme le monument lui-même, ne sont pas fiables. « Même lorsque Lueger, chef d’un parti antisémite, est devenu maire de la ville, rien n’a changé dans les relations sociales privées », écrit Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Lueger, ajoute Zweig, « même lorsqu’il s’exprimait avec la plus grande férocité […] ne dépassait jamais les limites de la décence [et] conservait une certaine dignité à l’égard de ses adversaires, et son antisémitisme officiel ne l’a jamais empêché d’aider ses anciens amis juifs et de leur témoigner de la bienveillance. »

Karl Lueger, 1897 © Wikipedia Commons

Le Monde d’hier est une œuvre littéraire éblouissante, majestueuse, l’élégie de Zweig pour un libéralisme européen étranglé par la guerre, le nationalisme et le fascisme. Mais il faut la manier avec beaucoup de précaution. Écrit à la fois en exil et à la fin de la vie de l’auteur, le livre est intrinsèquement nostalgique, reflet du regard posé sur un monde détruit. La vision que Zweig conserve de la Vienne des Habsbourg est en outre circonscrite au milieu protégé dans lequel il évoluait, celui de la bourgeoisie artistique et intellectuelle. Et l’analyse politique contenue dans ce livre est celle d’un homme pour lequel c’est la masse qui a détruit le libéralisme bienveillant et paternaliste qui avait créé, malgré tous ses défauts, un « monde de sécurité ».

L’antisémitisme de la Vienne fin-de-siècle et celui de Lueger, et le lien de ce dernier avec le développement idéologique d’Adolf Hitler sont désormais mieux compris. Grâce au travail d’historiens comme Shlomo Avineri, par exemple, on sait mieux aujourd’hui que Theodor Herzl n’a pas eu l’idée d’écrire Der Judenstaat parce qu’il avait été témoin du procès et de l’emprisonnement d’Alfred Dreyfus. Au contraire, « c’est son analyse de la détérioration de la situation politique autrichienne », des conditions sociales et politiques dans lesquelles il vivait et travaillait à Vienne en 1897, l’année où Lueger a pris le pouvoir, constate Avineri, « qui a déclenché un tournant dans sa position vis-à-vis de la ‘question juive’. »

La haine des Juifs à Vienne à cette époque « n’était pas un vestige des superstitions de l’Église médiévale » écrit Avineri. C’était de l’antisémitisme pur et dur. Une haine fondée sur les notions de race et de nation, et « ancrée dans le tissu même de la société moderne, alors que de plus en plus de décisions étaient confiées au peuple. » Quand bien même Lueger lui-même n’était pas antisémite – l’historien Florian Wenninger le soupçonne de ne pas l’avoir été –, il est certain que, profitant de l’agitation antisémite, armé du programme d’un parti imprégné de nationalisme, de xénophobie, ainsi que de suprémacisme germanique et catholique, Lueger a surfé sur la vague de haine et d’hostilité envers les Juifs présente dans la classe moyenne inférieure viennoise pour accèder à la mairie.

C’est Lueger qui, par exemple, a fait campagne contre la « judaïsation » de l’université de Vienne – une question d’honneur « chrétien » pour lui – et pour l’instauration d’un numerus clausus, afin de protéger les « Allemands-Autrichiens » contre l’afflux de ceux qu’il appelait les Hongrois et les Galiciens. Sur le plan rhétorique, Lueger a souvent formulé son antisémitisme comme une défense du christianisme, mais son idéologie sous-jacente était manifestement fondée sur des idées d’ethnicité ou de nation, de Volkstum et de mouvement völkisch : « À partir des années 1870, il n’y a pas de réelle différence à faire entre l’antisémitisme économique, religieux et racial, et la CS de Lueger a clairement défini le judaïsme de manière raciste », écrit Wenninger.

Hitler a puisé dans ce creuset, dans l’atmosphère antisémite exacerbée de la Vienne de Lueger, et c’est là que son idéologie politique a commencé à prendre forme. Lueger, écrivit d’ailleurs plus tard Hitler dans Mein Kampf, « était l’un des plus grands maires allemands de tous les temps ». Lueger et les CS n’étaient pas nazis, et les catholiques et les nationalistes allemands constituaient des camps politiques distincts, divisés sur la question de la nation autrichienne. Il n’en reste pas moins que c’est à Vienne que Hitler « a absorbé le pangermanisme, le concept de la race maîtresse aryenne, l’antisémitisme et l’antislavisme », conclut Avineri, tandis que Wenninger repète que Lueger fut le précurseur d’une sorte « d’antisémitisme communément partagé entre les nationalistes allemands – plus tard les nationaux-socialistes – et la CS ». Le collectif Schandwache entend donc rappeler que Lueger fut un « modèle » pour Hitler.

Le monument dédié à Karl Lueger en 1937.
Reconception du monument

Face à l’homme et au monument, la seule solution pour le collectif Schandwache ainsi que pour les historiens et activistes engagés aujourd’hui dans ce débat est une reconception [Umgestaltung] radicale du monument et de la place sur laquelle il se trouve. En mai de cette année, une commission d’experts organisée par la plateforme de protestation #aufstehn a publié ses recommandations sur la forme que devrait prendre une telle Umgestaltung : tout d’abord, la Dr.-Karl-Lueger-Platz devrait être transformée en un « lieu de réflexion », qui aborde les aspects les plus sombres de l’histoire viennoise, en particulier la question de l’antisémitisme ; deuxièmement, la figure de Lueger devrait être retirée de son piédestal ; troisièmement, la Dr.-Karl-Lueger-Platz devrait être renommée ; quatrièmement, le réaménagement du monument et de la place devrait faire l’objet d’un concours ouvert et équitable.

« Que Lueger ait instrumentalisé l’antisémitisme pour devenir maire est ce qui me fait dire, explicitement, que la statue doit être descendue de son piédestal. Qu’il n’y a aucun moyen de la contextualiser. Et, compte tenu des dimensions de la statue et de la place, il n’y a aucune possibilité que quelque chose soit construit à côté d’elle qui puisse la concurrencer », affirme l’architecte et urbaniste Gabu Heindl, membre de la commission #aufstehn. « Je pense qu’il serait problématique de la retirer du piédestal pour la placer ailleurs sur la place, car cela pourrait la transformer en une figure déchue et permettrait à l’extrême droite de continuer à la vénérer à cet endroit. Une bonne solution pourrait être de placer la statue dans un musée tout en conservant le piédestal », ajoute-t-elle.

Il existe un précédent d’une telle reconfiguration d’un monument de la ville. En 2019, un hommage au poète nazi Josef Weinheber – un buste sur un piédestal situé sur la Schillerplatz, en face de l’Université des arts appliqués – a été « reconceptualisé » avec audace et succès par Freudmann et Heindl, entre autres, qui ont créé une tranchée autour de la base du piédestal, exposant ses fondations en béton surdimensionnées.

Le monument Josef Weinheber après sa « reconfiguration ».

« Le but de notre intervention artistique sur le monument Weinheber, qui comprenait une plaque explicative, était de montrer que l’espace public est un champ de bataille pour savoir qui doit être honoré et pourquoi il était important pour la ville de protéger ce monument », se remémore Heindl. Tel serait l’objectif d’une intervention sur le monument Lueger. « Nous sommes en faveur d’une reconceptualisation fondamentale du monument qui indique clairement que Lueger ne mérite pas d’être honoré », peut-on lire dans le manifeste de Schandwache. En prenant fait et cause pour une telle reconfiguration, Schandwache a relancé le débat sur l’un des monuments les plus imposants et les plus chargés politiquement de la ville, débat qui fait rage depuis près de 30 ans.

Débats sur les noms des rues à Vienne

En avril 2012, le gouvernement de la ville de Vienne – à l’époque une coalition entre le parti social-démocrate et les Verts – a voté pour le retrait du nom de Karl Lueger d’une section de la Ringstrasse.

Inspiré par la rénovation de Paris par Haussmann, François-Joseph Ier ordonna dans les années 1860 que les murs médiévaux qui entouraient la vieille ville de Vienne soient démolis et que les quartiers centraux et extérieurs soient réunis par un grand boulevard, le Ring. Construits dans un mélange de styles architecturaux allant du classique au gothique, le parlement, l’hôtel de ville et l’opéra de Vienne font tous face au Ring, tandis que des bâtiments résidentiels comme le palais Ephrussi et Todesco témoignent de l’émergence concomitante d’une bourgeoisie juive assimilée.

Un tronçon particulier du Ring – allant de l’hôtel de ville et du théâtre impérial à l’université et au Café Landtmann (lieu de prédilection de Sigmund Freud) – portait le nom de Lueger. Lorsqu’il a été rebaptisé Universitätsring, le 5 juin 2012, le débat sur le nom du tronçon durait depuis déjà vingt ans – depuis que les Verts, alors dans l’opposition, avaient proposé une motion au conseil municipal pour faire retirer le nom de Lueger. À cette époque, en 2000, l’université avait également tenu son propre débat interne sur le nom du Ring ; débat qui n’avait pas abouti, le comité choisi pour discuter de la question n’ayant pu se mettre d’accord sur un nouveau nom possible.

L’impulsion pour que soit engagé un examen plus approfondi de l’association du nom de Lueger avec le Ring était née à la suite d’une intervention d’Eric Kandel, au début du XXIe siècle. Lauréat du prix Nobel de médecine en 2000, Eric Kandel est né à Vienne le 7 novembre 1929. À l’âge de neuf ans, sa famille a fui la ville pour trouver refuge aux États-Unis après l’Anschluss et la Nuit de cristal. Après avoir obtenu son prix Nobel, il avait rendu célèbre la cause du changement de nom du Ring. Kandel a expliqué son raisonnement dans une interview de 2008, déclarant que l’université, « symbole de la liberté d’expression et de pensée », ne devait pas être associée à « un fondateur de l’antisémitisme moderne, un homme qui a influencé Adolf Hitler ».

2012 : Le conseil municipal de Vienne a voté le changement de nom ‘Dr. Karl-Lueger-Ring’ en ‘Universitätsring’.

Le changement de nom de la section du Ring qui honore Dr. Karl-Lueger a eu lieu dans le cadre d’une discussion plus large sur les noms des rues de Vienne et sur la question de savoir qui la ville devait ainsi honorer. En 2011, a ainsi été créée à Vienne une commission composée de quatre spécialistes d’histoire contemporaine, chargée d’examiner ces noms et d’isoler ceux qui étaient problématiques. En juillet 2013, cette commission a conclu que sur les 4379 rues de Vienne portant le nom de personnes réelles, 159 exigeaient une discussion plus intense et plus critique sur ce qu’il convenait de faire à leur sujet. Il s’agissait d’artistes, de scientifiques et d’athlètes, qui avaient tous été, soit des sympathisants nazis, soit des membres du NSDAP, soit des profiteurs du système nazi.

Dans les années qui ont suivi la publication du rapport, certaines rues viennoises ont été rebaptisées. La Richard-Kuhn-Weg, par exemple, une ruelle de l’un des quartiers périphériques de Vienne, nommée en l’honneur du biochimiste Richard Kuhn qui, pendant la période nazie, fut proche du régime et dénonça ses collègues juifs, fut rebaptisée Stadt-des-Kindes-Weg en décembre 2018. En général, cependant, le secrétaire à la culture de la ville de l’époque, Andreas Mailath-Pokor, opta pour une politique plus mesurée de contextualisation, par laquelle les rues aux noms problématiques recevraient des plaques supplémentaires expliquant le lien de la personnalité avec le nazisme, le racisme et/ou l’antisémitisme.

Guerre politique autour de la statue de Lueger

Ce débat sur le nom des rues de la ville en général et sur le Dr. Karl-Lueger-Ring en particulier a créé les conditions d’un débat distinct mais connexe sur le monument viennois à la mémoire de Lueger et sur la place qui l’entoure, mais on peut dire que tous deux en sont sortis largement indemnes. En 2009, alors que les appels à faire quelque chose au sujet du Ring se faisaient de plus en plus pressants, l’université des arts appliqués a lancé un concours visant à concevoir une nouvelle solution artistique pour le monument Lueger. La proposition gagnante de l’artiste Klemens Wihlidal fut révélée en mai 2010. Dans celle-ci, la statue devait apparaître penchée vers la droite selon un angle de 3,5 degrés, perturbant la verticalité du monument et donc le mythe de Lueger lui-même.

Schéma de la proposition de Klemens Wihlidal.

Sans soutien institutionnel de la ville, le projet devait mourir avant de naître, même si à l’époque la ville était loin d’être le seul obstacle. Toute modification du monument aurait également nécessité le soutien du Bureau fédéral des monuments et du président du conseil du premier arrondissement de Vienne, dans lequel se trouve la statue de Lueger. Or, le premier arrondissement, l’Innere Stadt, a longtemps été un bastion du Parti populaire conservateur, l’ÖVP. Il était alors présidé par Ursula Stenzel, passée depuis au Parti de la liberté (FPÖ) d’extrême droite et qui a assisté et pris la parole lors d’une manifestation identitaire devant la statue de Lueger en 2019. Stenzel ne pouvait approuver une modification du monument qui remettait en cause l’importance historique et le statut héroïque de l’ancien maire.

L’ÖVP s’est avéré être un obstacle majeur au changement de nom du Ring ou de la reconception du monument Lueger. Et pour cause, Lueger n’est rien moins que le père de l’ÖVP contemporain, le successeur de la CS après la guerre, et attenter à sa mémoire aurait été pour l’ÖVP comme abattre une vache sacrée. Les politiciens de l’ÖVP et les historiens conservateurs comme Franz Schausberger se sont donc engagés dans une politique de parti déguisée en enquête historique sérieuse chaque fois que la question de Lueger était soulevée, en faisant valoir que si son nom était supprimé du Ring, il devait en être de même pour celui de l’ancien chancelier et président Karl Renner, un social-démocrate qui, selon Schausberger, était un partisan de l’Anschluss – ce qu’il était en mars 1938 – et un antisémite, ce qu’il n’était certainement pas.

Face à de tels obstacles et motivée par le désir de faire disparaître le problème, la ville est parvenue en 2016 à un compromis. Le monument – à la fois le socle et la statue – resterait intact, mais un petit cube serait placé à côté, sur lequel serait imprimée une biographie de Lueger en allemand et en anglais contextualisant la vie du maire. La majeure partie du texte final, écrit par l’historien Oliver Rathkolb, qui a également présidé la commission des noms de rue, est consacrée à l’explication des réalisations de Lueger, de la municipalisation de l’approvisionnement en gaz, en électricité et en eau à l’expansion du réseau de transports publics.

Le rappel de l’antisémitisme de Lueger s’y limite, lui, à quelques phrases. « L’antisémitisme populiste et sa défense du nationalisme allemand sont devenus des caractéristiques de plus en plus importantes de sa rhétorique politique au cours de sa carrière », indique l’explication. Les dernières lignes de la biographie se lisent comme suit : « Pendant le conflit entre les nationalités à la fin de la monarchie des Habsbourg, Karl Lueger a renforcé les tendances antisémites et nationalistes de son époque. Il était une légende en son temps et reste aujourd’hui une figure controversée. » C’est un texte de compromis qui convenait à la ville et au quartier, mais pas à ceux qui souhaitaient un changement réel et une mise au point significative.

Évolution des positions et cancel culture

Quatre années à peine se sont écoulées depuis ce compromis lorsqu’à l’été 2020, des protestations et manifestations mondiales ont éclaté sous la bannière du mouvement Black Lives Matter. Ce mouvement visait notamment à remettre en question les perceptions concernant certains personnages historiques présents dans l’espace public, comme les généraux confédérés, ou les acteurs et les bénéficiaires de la traite des esclaves. Les hommages à Robert E. Lee, Jefferson Davis et Christophe Colomb figurent parmi ceux qui ont été enlevés par des manifestants isolés comme par des institutions telles que des écoles, des églises ou l’État.

Vienne a connu son propre mouvement Black Lives Matter, dont la manifestation, l’été dernier, a attiré 50 000 personnes. Les actions du mouvement ont servi de toile de fond aux tags successifs du monument Lueger, même si le contexte international reste moins déterminant que le contexte local. Les protestations et les graffitis ont été, en premier lieu, le produit de l’insatisfaction créée par le compromis entre la ville contrôlée par le SPÖ et le district dirigé par l’ÖVP. Ce compromis n’a pas fonctionné parce que le cube était trop petit par rapport à la hauteur du monument et parce que le texte était trop ambivalent – ce que Rathkolb, l’historien qui l’a écrit, concède volontiers aujourd’hui.

Le cube avec le texte écrit par Oliver Rathkolb, 2021 © Liam Hoare

Mais la Schandwache est également liée au contexte de la campagne électorale qui s’est déroulée à Vienne tout au long de l’été et au début de l’automne 2020. Le conseil municipal devait être réélu, tout comme le maire, et les manifestations étaient clairement destinées à capter l’attention du public et à susciter, avant tout, une réponse du tout-puissant SPÖ – le seul parti à Vienne dont l’opinion compte vraiment. Les manifestants avaient besoin que le parti reconnaisse qu’il fallait faire quelque chose, tandis que le SPÖ pouvait prétendre avoir déjà réglé la question, empêchant ainsi qu’elle ne soit reprise comme arme par les partis de gauche (les Verts) et de droite (l’ÖVP et le FPÖ).

Dans ce contexte, le collectif Schandwache a bénéficié de certains changements récents survenus dans la vie politique viennoise. Depuis 2016, un nouveau maire, Michael Ludwig – historien de formation – et une adjointe à la culture, Veronica Kaup-Hasler ont été nommés. Beaucoup de mes interlocuteurs ont fait l’éloge de Kaup-Hasler, affirmant qu’elle s’était montrée plus engagée dans la question de l’avenir du monument et ouverte à une nouvelle solution contrairement à son prédécesseur, Mailath-Pokorny, responsable de l’échec actuel de la contextualisation. Avant l’élection, la ville s’est engagée à ne pas effacer les graffitis, tandis qu’en mars, une table ronde était organisée, à laquelle purent participer les opposants au statu-quo actuel.

« Kaup-Hasler est consciente qu’il y a un problème et elle est prête à en discuter », reconnaît Wenninger. « J’ai réuni plus de 50 personnes issues de divers domaines et ayant des positions divergentes, en les encourageant à sortir de leurs bulles et à se parler dans le même espace afin que cette discussion ait lieu non seulement dans les journaux mais aussi dans la même pièce », rappelle Kaup-Hasler. Lorsque la table ronde s’est réunie, « il y a eu trois heures de débat intense, et il était clair pour toutes les personnes concernées qu’il fallait faire quelque chose. J’ai préparé le terrain – même si c’est un processus lent – de sorte que je peux maintenant approcher le maire et discuter des prochaines étapes », ajoute-t-elle.

Monika Sommer, directrice de la Maison de l’histoire autrichienne, le musée de l’histoire autrichienne contemporaine de Vienne, qui a participé à la table ronde, affirme que « le consensus qui s’est dégagé de cette réunion était tout à fait clair : la place entière doit être reconfigurée et l’accent ne peut être mis sur le seul monument. » Le collectif Schandwache a également bénéficié d’un léger adoucissement de l’opinion au sein de l’ÖVP qui, tout en continuant à défendre Lueger est désormais ouvert à l’idée d’une nouvelle installation sur la place, si elle ne modifie pas le caractère existant du monument.

Rencontre entre l’adjointe municipale à la culture Veronica Kaup-Hasler et les étudiants juifs autrichiens au sujet du monument Lueger, Twitter.

Ce qui a conduit l’ÖVP à changer légèrement d’avis sur la question, c’est l’apologie pure et simple de Lueger et la défense acharnée du monument que professe désormais l’extrême droite de la ville : le Parti de la liberté de Vienne (FPÖ) et les partisans du mouvement identitaire. Ces derniers auraient pris part à des échauffourées devant le monument au début du mois d’octobre, dans le cadre d’une action visant à perturber la Schandwache et à retirer les modifications ad hoc qui avaient été apportées au monument. L’extrême droite ayant radicalisé la défense de Lueger, l’ÖVP a pu opter pour une position légèrement plus nuancée.

« J’ai apprécié la table ronde, les efforts de Kaup-Hasler et son ouverture en général », confie aujourd’hui Heindl. Mais les participants à la table ronde ont également partagé leurs frustrations à l’égard du processus. « La seule chose que je dirais, c’est qu’en introduisant dans la discussion le thème de la cancel culture, elle a en quelque sorte anticipé une des issues possible du processus lancé », cette remarque de Heindl fait référence aux déclarations faites par Mme Kaup-Hasler dans les semaines précédant la table ronde, par lesquelles, tout en soutenant qu’il fallait faire quelque chose qui aille au-delà de la contextualisation existante du monument, elle s’était dite opposée à la cancel culture, en l’espèce au retrait du monument.

« J’ai toujours pensé que nous devions être critiques vis-à-vis de la cancel culture. Je suis sceptique en général, car je pense que si l’on efface tout ce qui, dans une ville, nous rappelle les aspects les plus sombres de notre passé, nous devenons alors les vecteurs d’une approche non critique de notre histoire. Lueger fait partie de notre histoire, de l’histoire de la ville », précise Kaup-Hasler. Heindl commente cet usage, à son avis biaisé, du thème de la cancel culture : « Lueger ne peut pas être rayé des livres d’histoire et des autres éléments de la culture viennoise dans lesquels il s’inscrit. Tout le monde a peur de cette culture de la suppression des monuments pour des raisons politiques, mais nous sommes en 2021, nous avons d’autres valeurs, et nous avons réfléchi à la question de savoir qui honorer dans l’espace public. »

Mais en se prononçant contre le retrait du monument, l’adjointe n’avait-elle pas fixé les paramètres du débat avant la réunion, mettant la table ronde devant le fait accompli ? Un autre participant, tout en faisant lui aussi l’éloge de Kaup-Hasler, estime que certains participants s’évertuèrent à affirmer précocement leur accord avec ses opinions sans le laisser les développer, ce qui a pu conduire à un sentiment de consensus artificiel.

L’adjointe à la culture s’est quant à elle montrée satisfaite du résultat de la table ronde. « Je suis tout à fait consciente que toute solution visuelle pour le monument fera l’objet d’un débat et qu’il y aura des personnes qui se replieront sur leurs positions antérieures parce que la solution n’est pas satisfaisante », reconnait dit Kaup-Hasler, « mais il était clair, dans le contexte de ces discussions, qu’il leur serait désormais plus difficile de se replier. » Si elle n’est pas d’accord avec ceux qui cherchent à retirer la statue, elle n’admet pas non plus de défense de Lueger : « Nous devons trouver une nouvelle solution, une solution qui sape l’image positive de Lueger perpétuée par la droite et qui montre clairement que la ville ressent un sentiment d’éloignement par rapport à cette figure qui en fut autrefois un acteur majeur. »

Politique du graffiti

Tout porte à croire qu’en fin de compte, le monument Lueger ne sera ni démoli, ni enlevé, ni modifié. L’issue la plus probable de ce processus est l’érection sur la place d’une nouvelle installation artistique qui soulignera probablement un rejet plus ferme de Lueger et de son antisémitisme que celle existante. Une nouvelle installation qui fera également référence au débat sur l’altération ou la destruction des monuments en général et sur les tags de l’été 2020 en particulier : « J’aime les graffitis et le mot Schande, honte, parce qu’ils sont révélateurs de la discussion publique », me dit Kaup-Hasler.

Inscriptions sur le piédestal du monument Lueger, 2021 © Liam Hoare

« Je crois au pouvoir de transformation de l’art. Je crois vraiment que l’art peut se servir de cette histoire et nous dire quelque chose sur elle et sur nous. S’il s’agit d’une contextualisation intelligente, elle ne révélera pas seulement l’ambivalence de Lueger, mais aussi le point de vue actuel sur la cancel culture », poursuit-elle. Kaup-Hasler me dit aussi qu’elle « pourrait imaginer, par exemple, une grande croix rouge devant le monument, ce qui offrirait l’occasion de réfléchir à l’effacement, à l’annulation et au retournement des choses d’une manière visuelle. Mais bien sûr, je ne suis pas l’artiste ici, c’est pourquoi nous devons entamer un processus pour partir en quête de bonnes idées artistiques. Quel que soit le résultat, nous devons être conscients que ce monument fera partie d’une discussion continue, car je ne veux pas que cette discussion sur notre histoire prenne fin. »

Les partisans du retrait du monument pourraient donc être déçus par le résultat de cette table ronde. « S’il est vrai – et c’est l’argument le plus perfide – que nous avons besoin de ce monument pour nous rappeler Lueger, cela signifierait que nous n’avons pas confiance en nos livres d’histoire, nos musées, notre conversation nationale sur le passé », déplore Heindl. « Et, si nous avions besoin de ce monument pour nous rappeler l’antisémitisme, ce serait une insulte à ceux qui le vivent chaque jour et l’ont vécu tout au long de l’histoire. La question est : qu’avons-nous peur d’annuler ? » demande-t-elle.

Mme Sommer – qui a participé à la table ronde en tant qu’experte indépendante – est arrivée à une autre conclusion. Selon elle, « la place devrait être reconfigurée de manière à reconnaître la nature pluraliste de Vienne, tant à l’époque qu’aujourd’hui, par le biais d’un nouveau monument ». Mme Sommer aimerait également que de cet épisode naisse une discussion plus large sur les monuments à Vienne : « Il est également important de réfléchir au débat autour de Lueger et, plus généralement, de poser la question de savoir quelles marques de notre présent nous devrions laisser dans l’espace public de ce pays. Qu’est-ce qui constitue notre culture contemporaine du souvenir et de la mémorisation ? Nous ne pouvons pas nous contenter de modifier les monuments existants, nous devrions en ériger de nouveaux qui parlent de l’époque dans laquelle nous vivons », conclut-elle.

Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes à la fin du mois de juin 2021, et Karl Lueger se tient sous la lumière flamboyante de l’été viennois, sur un piédestal recouvert d’un graffiti qui raconte sa vie non pas d’après ses triomphes mais d’après les forces politiques obscures qu’il a déchaînées dans cette ville et les épreuves qu’il a infligées aux autres. Ce graffiti, et la récente table ronde, ont été des victoires pour la Schandwache et ceux qui veulent apporter une autre façon de voir Lueger que celle offerte par le monument dans sa forme originale. Toutes les parties, y compris l’ÖVP, admettent maintenant qu’il ne peut y avoir de retour au statu quo, quand bien même la suite reste encore indéterminée. Quelle que soit la réponse de la ville, il s’agira d’un compromis. Ce mariage de la thèse et de l’antithèse donnera lieu à une nouvelle synthèse, ouvrant la voie non pas à une résolution finale mais à la prochaine étape d‘une discussion perpétuelle sur l’avenir du monument.


Liam Hoare

Liam Hoare est un journaliste basé à Vienne qui couvre la politique, la culture et la vie juive en Europe. Il est le rédacteur en chef du magazine « Moment » pour l’Europe et rédige « The Vienna Briefing », une lettre d’information hebdomadaire sur l’actualité autrichienne.

 

En coopération avec la Fondation Heinrich Böll

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