Victor Serge : révolutionnaire et philosémite

Victor Serge, de son vrai nom Viktor Lvovitch Kibaltchitch, est né à Bruxelles en 1890. Celui qui deviendra une figure capitale de la mythologie révolutionnaire européenne du XXe siècle, a grandi dans le milieu libertaire européen avant de rejoindre la Russie soviétique. Parmi les premiers dénonciateurs des abus du stalinisme, il est déporté en Sibérie avant d’être autorisé à s’exiler, en Europe de l’Ouest d’abord, au Mexique ensuite. Mitchell Abidor, revient sur une part mal connue du parcours de celui qui, pendant la guerre, écrira « L’extermination des Juifs de Varsovie » : celle de son extrême attention – non teintée d’ambiguïté parfois – à la spécificité du sort des Juifs.

 

Viktor Lvovitch Kibaltchitch dit Victor Serge

 

Victor Serge (1890-1947), écrivain d’origine belge, resté radical toute sa vie durant, est un personnage qui est longtemps resté dans l’ombre. Mais au cours des deux dernières décennies, il est devenu aux yeux de beaucoup le symbole de la probité politique à une époque de lâcheté et de mensonge. Son évolution politique, qui a commencé alors qu’il était encore adolescent à Bruxelles, l’a conduit à passer du socialisme à l’anarchisme individualiste, au syndicalisme révolutionnaire, au bolchevisme, au trotskisme et au socialisme indépendant anti-stalinien. Ces changements ont démontré qu’il reconnaissait qu’aucune idéologie fixe ne correspondait tout à fait aux changements dont il était témoin, et qu’il était par conséquent nécessaire que les idées évoluent au rythme des circonstances. Il a payé cher ses convictions, vivant en exil presque constant, apatride, et emprisonné deux fois en France et, plus tard, dans un « isolateur » soviétique. Il a dû faire face à l’isolement politique et à la pauvreté, et à la fin de sa vie, dans son dernier exil au Mexique, les semelles des chaussures qu’il portait lorsqu’il est mort d’une crise cardiaque dans un taxi de Mexico étaient usées.

Un engagement politique pluriel à gauche

Serge a écrit en marge de la politique et de l’histoire, refusant toute forme d’orthodoxie après sa période bolchevique, n’appartenant à aucun pays ni à aucun mouvement. Grâce à cette indépendance et à cette clairvoyance, Serge a obtenu, au début du XXIe siècle, la reconnaissance qui lui manquait de son vivant. En 2004, sa consécration en tant que géant a été accomplie, lorsque Susan Sontag a écrit une brillante synthèse de sa carrière, disant de lui que « je ne peux penser à personne d’autre qui ait écrit sur le mouvement révolutionnaire de ce siècle avec la combinaison de perspicacité morale et de richesse intellectuelle de Serge. »

Serge se distinguait des autres militants de gauche par son ouverture aux idées qui se situaient en dehors du marxisme, tout en affirmant toujours rester dans la tradition socialiste. Victime d’une campagne vicieuse menée par les communistes en raison de son opposition à Staline, il ne s’est jamais rendu à l’anticommunisme d’un Arthur Koestler, insistant sur l’accomplissement de ce qu’il appelait son double devoir : défendre la révolution contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. Il lisait beaucoup et était l’ami ou le correspondant de personnalités aussi disparates qu’André Gide, Antoine de Saint-Exupéry et Benjamin Fondane. Résolument athée, il était néanmoins un admirateur d’Emmanuel Mounier et faisait l’éloge de sa philosophie catholique de gauche, le personnalisme.

Un exemple négligé de la singularité de Serge est son traitement des questions juives. Contrairement à une grande partie de la gauche, qui condamnait l’antisémitisme mais ne s’intéressait guère aux Juifs en tant que tels, Serge – dont la deuxième des trois épouses était juive – était un philosémite ouvert et sans réserve. Il allait même plus loin que le simple amour et l’admiration pour les Juifs : pour Serge, les Juifs étaient un peuple plus grand que les autres. Membre d’une gauche souillée par l’antisémitisme de Marx, Proudhon, Blanqui et Bakounine, entre autres, Serge ne s’est jamais sali de ce péché.

Les Juifs n’étaient pas pour Serge une race, mais plutôt une nation. « Il me semble, écrit-il, qu’il convient d’employer le terme nation ou peuple plutôt que celui de race, car il n’y a plus aujourd’hui de races pures. »

Et cette nation sans État se distinguait des autres par la qualité de ses contributions. Bien qu’il reconnaisse, d’un côté, que le judaïsme était divisé en Ashkénazes et Sépharades, il le considérait néanmoins comme un seul peuple à l’origine. Au sujet de la « grande qualité intellectuelle » des Juifs, il écrit : « C’est le seul peuple blanc qui a, comme les Hindous et les Chinois, une tradition de civilisation qui remonte à 4 000 ans ».

Pour Serge, la pensée moderne doit beaucoup de sa grandeur aux Juifs, et à certains d’entre eux en particulier : « Si l’on considère, écrit-il, les maitres de la pensée du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, on est frappé de constater que les Juifs ont fourni des figures incomparables, dont l’influence a été, demeure, immense » citant Marx, Freud et Einstein, Trotsky, Lévy-Bruhl, Zweig et Brandes.

Victor Serge, Wikimedia Commons
La lutte contre l’antisémitisme

Bien que tous le reconnaissent du bout des lèvres, peu de militants de gauche non-juifs de son époque ont considéré l’antisémitisme aussi sérieusement que Serge, le décrivant dans ses carnets comme « la chose impardonnable ». Bien que ses écrits sur les questions juives ne soient pas nombreux, ils sont d’une densité remarquable. Dans une lettre adressée au rédacteur en chef de Humbles, un petit journal de gauche auquel il a collaboré après sa libération de l’Union soviétique en 1936, et qui avait publié un article qu’il considérait comme antisémite et trop conciliant à l’égard des nazis, il déclarait : « Je combats l’antisémitisme dans la mesure de mes faibles moyens. » En 1938, alors que les mesures antisémites étaient déjà en place depuis cinq ans en Allemagne, Serge prévoyait leur conclusion logique.  « L’antisémitisme en Allemagne est en train de revêtir la forme d’une guerre totale faite à une minorité désarmée au sein de la nation. »

À l’automne 1944, en réponse à un questionnaire du rédacteur en chef d’une publication juive du Chili, Serge place la lutte contre l’antisémitisme au premier plan de la lutte pour l’humanité :  « Dans la lutte pour la grandeur et la libération de l’homme, pour un nouvel humanisme, la lutte contre l’antisémitisme, consciente ou non, sera longue, difficile, incessante et constituera un des devoirs les plus impérieux. »

Serge a écrit de manière émouvante sur le sort des Juifs d’Europe, refusant d’en occulter la spécificité, comme l’a fait la gauche à l’époque et comme elle continuera de le fera dans une large mesure après la guerre. La souffrance juive était pour lui sans commune mesure. « Par son abus, écrit-il, par sa folie, la persécution des Juifs me semble témoigner, dans ce cauchemar, d’une régression du sentiment humain à des millénaires en arrière ». Dans un article non publié sur le sort des habitants du ghetto de Varsovie, Serge affirme que « [c]es crimes sont nouveaux dans l’histoire. L’histoire de notre civilisation, bien qu’elle ait connu des guerres effroyables et d’innombrables atrocités, ne contient aucun exemple d’extermination totale d’une population sans défense. »

La réduction économiste et institutionnelle de l’antisémitisme

Et pourtant, on ne peut échapper au fait que, si fortes que soient ses sympathies pour les Juifs, si émouvante que soit sa réaction à leur persécution, si subtiles que soient ses idées politiques, l’explication de l’antisémitisme par Serge est restée prisonnière des schémas du marxisme le plus vulgaire. Contre tous les faits, contre toutes les indignités quotidiennes que les Juifs ont subies sous le Tsar pendant des décennies, sinon des siècles, il écrivait que « Dans la pratique, il [l’antisémitisme] est apparu en Russie pendant la révolution de 1905 comme un expédient de la réaction monarchiste visant à détourner les instincts violents des masses ignorantes et appauvries contre une minorité religieuse sans défense ».

Dans une analyse, par ailleurs brillante, des « pamphlets » antisémites de Louis-Ferdinand Céline, il développe son analyse économique de la haine des Juifs : « L’antisémitisme est, dans l’état de décadence du régime de production actuel, un sous-produit du nationalisme appelé à démanteler l’intelligence des masses. » L’innocentement du peuple était un élément nécessaire des analyses marxistes de l’antisémitisme, même pour Victor Serge, qui allait jusqu’à dire que c’était le peuple allemand qui devait juger les crimes de ses dirigeants à la fin de la guerre. Il sera encore plus clair dans son insistance sur les racines économiques de l’antisémitisme : « Les causes historiques de l’isolement et de la persécution des Juifs sont dans la plupart des cas faciles à discerner : ce sont des causes purement économiques ».

La Nuit de cristal est motivée par des raisons financières. « Il s’agit, écrit-il, comme au Moyen Âge, de spolier une catégorie de la population. » Certes, les nazis ont pillé et exproprié la communauté juive d’Allemagne, comme ils l’ont fait dans les autres pays qu’ils ont conquis. Il est également vrai qu’au cours de l’histoire, des gouvernements et des individus se sont enrichis en extorquant les richesses des Juifs lors de vagues antisémites. Mais l’antisémitisme en général, et a fortiori un antisémitisme meurtrier comme celui de l’Allemagne hitlérienne, est bien plus qu’un moyen de détourner les « masses » et leur « anticapitalisme » natif de leurs véritables ennemis (c’est-à-dire la bourgeoisie) ou un moyen d’obtenir des postes autrefois occupés par des Juifs. Serge reconnaissait l’horreur des politiques nazies et les décrivait clairement ; mais ces millions d’assassinats – et Serge l’a écrit à la fin de la guerre – n’ont pas été perpétrés pour des raisons économiques.

Une sympathie à géométrie variable

Serge écrit le plus souvent sur les Juifs pauvres comme étant les principales victimes des antisémites, bien que les spoliations des nazis firent des Juifs riches leurs premières victimes. Les carnets de Serge sont pleins de preuves que sa sympathie pour le sort des Juifs d’Europe était atténuée lorsqu’il s’agissait des nantis.

Il n’avait que du mépris pour les Juifs fortunés présents sur le bateau qui l’a emmené de France vers son exil final au Mexique en 1941. Le 31 mars 1941, il écrit, en décrivant les riches Juifs à bord du navire, qu’il appelle péjorativement « Wirtshaftsemigranten » (« immigrés économiques ») : « Des Juifs avec de l’argent. Ils louent les cabines de l’équipage, s’empiffrent, fricotent avec le personnel, ne fréquentent que les autres, se méfient de tous, jouent aux cartes, lisent Clochemerle. On appelle cet endroit les Champs-Élysées. »

Les riches juifs exilés au Mexique sont décrits comme des égoïstes, et Serge recourt à un langage incendiaire lorsqu’il les évoque : « Demandez-leur de donner le cinquième de leurs fortunes pour le salut des Juifs pauvres, ils vous regarderont comme un fou dangereux. Les meilleurs donnent cent pesos, deux fois par an. Des rongeurs. »

Les différents niveaux de sympathie de Serge pour les exilés se sont répercutés sur ses relations avec d’autres exilés politiques au Mexique. Sa dispute de 1944 avec l’écrivain juif radical exilé Jean Malaquais est une preuve supplémentaire du côté « laid » de Serge, qu’il partageait avec la plupart des exilés politiques de l’Europe hitlérienne.

Wladimir Jan Pavel Malacki, dit Jean Malaquais, Wikipedia Commons

La dispute de Serge avec Malaquais a été inhabituellement désagréable. Serge et Malaquais, que Serge avait un jour décrit comme « proche, par son caractère et sa vitalité, des grands Juifs » en sont venus aux mains après une réunion du cercle socialiste indépendant dont ils étaient tous les deux membres. Malaquais avait accusé Serge, qui doutait alors que la révolution soit à l’ordre du jour en Europe, d’être essentiellement un Tory, un partisan des conservateurs britanniques. Après leur confrontation physique, la dispute s’éternise, Serge exigeant que Malaquais soit censuré par la direction du cercle. Dans les dizaines de pages de documents de l’Institut international d’histoire sociale relatives cette dispute, Serge se demande pourquoi ses camarades prenaient Malaquais au sérieux. Il rejette son adversaire comme un individu négligeable, qu’il peut « ignorer », parce que « M. Malaquais n’appartient à aucune organisation socialiste et n’est actif d’aucune manière sérieuse. C’est un réfugié juif plutôt qu’un réfugié politique[1] ».

La combinaison des perceptions aiguës de Serge sur la réalité de la souffrance juive avec une incapacité à en comprendre les sources et son dédain pour les juifs riches a, d’une certaine manière, laissé Serge dans la même position que la plupart des militants de gauche, sans solution au problème de l’antisémitisme sauf celle de la révolution socialiste. De cette façon, Serge démontre l’inadéquation de toute lecture marxiste du phénomène de la haine des Juifs, qui ne sera résolu qu’avec l’avènement du millénaire socialiste.  Mais sa prise de position franche en faveur des Juifs, son insistance sur la centralité de la lutte contre l’antisémitisme, sa reconnaissance que la persécution des Juifs était quelque chose de plus horrible et de plus ciblé que les autres formes d’oppression nazie le distinguent de la masse écrasante des partisans de gauche à son époque.


Mitchell Abidor

Mitchell Abidor est un écrivain, traducteur et historien né à Brooklyn. Il a publié plus d’une douzaine de livres et ses articles sont parus dans le New York Times, Foreign Affairs, The New York Review of Books et de nombreuses autres publications.

Notes

1 Italiques de l’auteur.

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