Les nombreuses vies de Jacob Taubes

L’enfant terrible de la philosophie juive internationale d’après-guerre, voilà probablement la meilleure manière de décrire Jacob Taubes. Issu d’une lignée de rabbin, grand lecteur et commentateur de Walter Benjamin mais aussi de Carl Schmitt, Jacob Taubes n’a pas laissé d’œuvre en dehors de sa thèse écrite en 1947 ; laquelle, conformément aux usages de l’époque, faisait 62 pages. Les quelques autres écrits qui nous restent de ce philosophe sont essentiellement des transcriptions de ses cours et conférences, publiées de manière posthume. Et pourtant… Entre 1960 et 1980 tout le monde connaissait Taubes : Leo Strauss et Hannah Arendt l’accueillirent à New York, Marcuse discuta avec lui de Révolution mondiale, Scholem l’invita à Jérusalem sur une chaire de philosophie juive et des étudiants du monde entier vinrent l’écouter alors qu’il était professeur à l’Université libre de Berlin. Infatigable traqueur du théologique dans la politique moderne, il n’y a pas qu’Agamben qui lui doive tout. Admiré et sollicité par tous ses contemporains, Taubes incarne une figure qui se répète dans l’histoire de la pensée : celle du génie sans œuvre. Mais Taubes ne correspond pas exactement à cette image. Car sa vie durant, plutôt qu’une œuvre, le génie laissa… une impression mitigée. Scholem allait jusqu’à se cacher dans des coins obscurs quand il risquait de le croiser par hasard tandis que d’autres, et non des moindres, furent désireux de faire sa connaissance, voire de le soutenir. C’est à cet étrange monsieur Taubes que Jerry Z. Muller vient de consacrer une grande biographie : Professor of Apocalypse. The many lives of Jacob Taubes[1].  Pour K. Mitchell Abidor en propose une lecture qui nous plonge dans la folle vie d’un personnage oscillant entre Shlemiel et faux messie.

 

Jacob Taubes

 

Le philosophe Jacob Taubes (1923-1987) était un homme incroyablement compliqué qui s’efforçait d’unir l’impossible. Taubes, philosophe de la religion et de la politique, a passé sa vie à tenter de réconcilier Saint Paul, Jacob Frank et Sabbatai Sevi. Son objectif ultime était le dépassement de la scission entre le judaïsme et le christianisme, en vue de l’explosion de la société existante. Pour Taubes, la Loi juive, à la suite de Paul, n’était plus, puisqu’elle avait été dépassée par l’avènement de Jésus. Et pourtant, malgré toute la force de son antinomisme[2], dans sa propre pratique religieuse, il était surtout attiré par les sectes juives ultra-orthodoxes de Brooklyn et de Jérusalem, les plus attachées à la Loi qu’il niait intellectuellement comme dans sa pratique théorique quotidienne.

Entre éloge académique et opprobre morale

Descendant d’une longue lignée de rabbins, Jacob était un brillant érudit. Pourtant, après avoir publié sa thèse de doctorat, Abenländische Eschatologie [L’eschatologie occidentale], en 1947, à l’âge de vingt-quatre ans, il n’a plus jamais produit d’œuvre soutenue. Mais les décennies qu’il a passées en tant que tuteur ou professeur de philosophie ont laissé une traînée d’articles épars et de transcriptions de cours qui ont été rassemblés et publiés par la suite, permettant à son nom d’obtenir une résonance que sa production formelle n’aurait pas pu assurer autrement. Vu sous l’angle le plus positif, son manque de publications pourrait être considéré comme le fait que Taubes était resté fidèle à la tradition rabbinique : celle du sage – le gaon – avec ses disciples rassemblés autour de lui, nourris de sa sagesse et la transmettant Cette lecture avantageuse est cependant difficile à soutenir. Car paradoxalement, cet homme dont la renommée est due à la plus directe et personnelle des formes de transmission, à ses conférences et ses conversations, était aussi à bien des égards un être humain détestable.

Jerry Muller, dans sa très récente – et passionnante – biographie de Taubes, Professor of Apocalypse: The Many Lives of Jacob Taubes (Princeton University Press, Mai 2022) [Professeur d’Apocalypse : Les nombreuse vies de Jacob Taubes], nous apprend que certains de ceux qui connurent l’homme ont refusé de répondre aux questions qu’il leur posa, préférant laisser leur souvenir de l’homme s’effacer. « Démoniaque », « Méphistophélique », « magouilleur » – ce dernier mot étant employé par sa première femme Susan – sont parmi les dizaines d’adjectifs négatifs utilisés pour le décrire.  Hannah Arendt le qualifiait de « malhonnête » et le sociologue Philip Rieff, autrefois ami proche de Taubes, le considéraient comme « diabolique ». Dans sa biographie, Jerry Muller convertit la vie d’un mauvais père, faite d’amitiés et de mariages brisés, de batailles universitaires inutiles sans fin et de trahisons personnelles en une épopée captivante, celle d’une existence qui a plus ou moins tourné à vide. Professeur d’Apocalypse est un croisement entre Dostoïevski et David Lodge, avec plus d’un soupçon de Sammy Glick, l’égoïste sans scrupules de Budd Schulberg[3]

Taubes s’est aliéné son idole Gershom Scholem, qui avait joué un rôle clé pour le financement de la présence de Taubes à l’Université hébraïque. Le dégoût de Scholem pour Taubes était si grand que Scholem fit ensuite tout son possible pour éviter tout contact avec son ancien disciple. Leurs divergences avaient de nombreuses causes, qui peuvent servir de point de départ aux nombreuses difficultés que Taubes rencontrait avec ses collègues et amis. L’incapacité de Taubes à produire un travail sérieux a sérieusement vexé Scholem, qui a déclaré à un ami, à propos du manque de discipline de Taubes : « Nous sommes tous intelligents, mais rien ne remplace l’endurance savante – la discipline pour rester assis, se pencher sur les textes et écrire ». La première épouse de Taubes, Susan, était si bouleversée par ce trait de caractère qu’elle a même écrit, en vain, à Scholem pour lui demander de « faire travailler Jacob ». Pour Scholem, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été l’affaire d’une lettre que Taubes aurait envoyé à un autre de ses étudiants, Joseph Weiss, lui disant que Scholem avait trouvé des signes de folie dans sa thèse de doctorat. Cette lettre avait déclenché une crise au sein du foyer Weiss qui s’était soldée par l’hospitalisation de la femme de Weiss pour dépression et par la déclaration de Weiss selon laquelle le manque de confiance de Scholem en lui avait ébranlé les fondements mêmes de son existence. Scholem avait effectivement tenu les propos qu’on lui prête, mais il l’avait fait auprès de Taubes seul et il fut furieux de voir le secret de ses confidences trahi. Il en découla la rupture des relations entre Scholem et son jeune acolyte et la fin de la carrière israélienne de Taubes en 1951. Scholem écrira alors à Taubes : « Aussi extraordinaire que j’aie pu considérer votre potentiel intellectuel, je suis convaincu que rien de bon ne peut venir d’une collaboration dans laquelle le sens moral ferait si manifestement défaut ». Scholem s’est mis à haïr Taubes si intensément que, tard dans sa vie, il a refusé qu’un festschrift [brochure] en son honneur soit publié si Taubes y était impliqué de quelque manière que ce soit.

Gershom Scholem en 1925, Wikipedia Commons

Le fait qu’il soit très ami avec la jeune Susan Sontag et son mari Philip Rieff n’empêcha pas Taubes de se moquer cruellement de ce dernier et de le critiquer devant la direction de l’éditeur Beacon Press avec l’espoir de récupérer le poste auquel Rieff postulait. Taubes était indigne de confiance au plus haut point, tant sur le plan intellectuel que personnel. Il avait une façon bien à lui de s’attirer les faveurs des grands penseurs, puis de se les aliéner. Scholem n’était pas le seul à le mépriser. Leo Strauss et Hannah Arendt faisaient partie de la liste de ses contempteurs. Taubes était aussi un homme à inscrire sur son CV deux livres comme publiés alors qu’il n’avait jamais envisagé de les écrire. Pourtant, malgré cela, certains chercheurs purent le décrire comme « l’un des universitaires les plus éminents de sa génération », ou encore qu’il était « charmant, attachant, audacieux et réfléchi. » Il faut de tout pour faire un monde.

Taubes était, de l’avis général, un passionné de conversation. Il semblait connaître tout et tout le monde ; du moins, il en donnait l’impression. Comme l’a dit un collègue universitaire : « Avant qu’il y ait Google, il y avait Taubes ». En lisant Professor of Apocalypse, on voudrait pouvoir se concentrer sur les idées de Taubes, sur ses découvertes inédites dans l’exploration de voies pourtant déjà bien connues, et laisser derrière soi ce catalogue de défauts personnels. Mais avec lui, c’est impossible : à mesure que l’on s’enfonce dans sa biographie, son amour pour l’antinomisme ressemble de plus en plus à une excuse pour ses pires tendances.

La rédemption par le péché : théorie et pratique

Son obsession pour les conquêtes féminines en est la preuve la plus évidente. Muller décrit l’examen de cet élément de la vie de Taubes comme un moyen d’explorer « la relation entre la théorie et la pratique ». Or, l’intérêt de Taubes pour la « rédemption par le péché » s’exprimait, nous dit-on, dans ses relations avec les femmes. Scholem a décrit la « rédemption par le péché » – une idée qui revient dans toute son œuvre – comme un élément essentiel du messianisme de Sabbatai Sevi et de Joseph Frank. L’attachement de Taubes à ces deux apostats a fait de la « rédemption par le péché » un élément central de sa propre pensée et de sa vie. Comme l’écrit Scholem dans son livre sur Sabbatai Sevi : « C’est … au Rédempteur, le plus saint des hommes, qu’il revient d’accomplir ce que même les âmes les plus vertueuses du passé n’ont pas été capables de faire : descendre par les portes de l’impureté dans le royaume des qliphoth et sauver les étincelles divines qui y sont encore emprisonnées. Dès que cette tâche sera accomplie, le Royaume du Mal s’effondrera de lui-même, car son existence n’est rendue possible que par les étincelles divines en son sein. Le Messie est contraint de commettre des « actes étranges » (ma’asim zarim ; un concept qui occupera par la suite une place centrale dans la théologie sabbatienne), dont son apostasie est le plus surprenant ; tous ces actes, cependant, sont nécessaires à l’accomplissement de sa mission. »

L’affection de Taubes pour le péché charnel et son lien intime avec le messianisme est manifeste tout au long de sa vie. C’était un homme qui, alors qu’il était marié à sa première femme, Susan née Feldmann (qui se suicidera plus tard, après avoir écrit un portrait cinglant de son mari dans son roman Divorcing), vivait avec une autre femme à Berlin, avait une liaison avec une troisième à New York, tout en entretenant une autre relation avec la grande poétesse Ingeborg Bachman. Nous nous trouvons ici devant la version idéologique de l’œuf et de la poule.

Susan Taubes, née Feldmann.

Dans quelle mesure les aventures intimes de Taubes sont-elles le fruit de ses convictions et dans quelle mesure ses convictions ont-elles été adoptées pour intellectualiser et justifier ses aventures ? Ses aventures étaient-elles simplement une autre partie de la performance consistant à être Jacob Taubes ? Taubes décrivait ses aventures en des termes empruntés à la kabbale et prenait un plaisir particulier à séduire des femmes religieuses aux normes morales élevées. Son amour pour deux ouvrages, l’essai de Scholem La rédemption par le péché et le roman d’Isaac Bashevis Singer Satan à Goray font plus que suggérer une auto-identification de Taubes avec les faux messies Jacob Frank et Sabbatai Sevi. Peut-être était-il sincère dans tout cela ; peut-être avait-il le sentiment de faire, comme Jacob Frank, le travail de Dieu. Ou peut-être encore était-il tout simplement a- ou immoral et enrobait-il ses prédilections sexuelles d’un vernis philosophico-théologique. Comment peut-on décrire un homme qui invite une femme religieuse chez lui et le trouve dans son lit avec sa femme et Susan Sontag ?

Imposture et ambivalences politiques

À sa naissance, Taubes, l’aîné de deux enfants, a été accueilli comme le « kaddish » de son père. Taubes a beaucoup des pires traits de caractère endémiques aux fils juifs premiers-nés, en particulier dans les foyers traditionnels. Tous les espoirs sont investis en lui, il est l’objet de vénération. Tout lui est permis. Voilà qui résume bien Jacob Taubes.

Dans un monde universitaire austère, en particulier dans les années 1950 lorsqu’il fréquentait une université comme Harvard, son audace a suscité la jalousie et les coups bas de ses collègues, pour qui Taubes était un fanfaron et un imposteur, un homme profondément peu sérieux et superficiel. Ce qui est plus que partiellement vrai. Ces professeurs n’étaient pas les seuls à juger Taubes sévèrement. Gershom Scholem a écrit de Taubes à Léo Strauss : « Après l’avoir observé de près pendant deux ans et demi, je suis malheureusement profondément déçu par Taubes. Il fait usage de ses incontestables grands talents pour se livrer à des jeux philosophiques que je considère comme totalement peu sérieux, plutôt que de travailler avec autodiscipline et abnégation. Il en résulte des rhapsodies sur les trouvailles des autres et un bavardage extrêmement prétentieux, sans consistance. Je n’ai pas réussi à changer ce jeune homme ».

Sa désinvolture a donné lieu à l’un des récits les plus notoires sur Taubes. Deux collègues (Muller nous dit que leur identité est sujette à caution) entamaient une discussion sur Bertram de Hildesheim, un thomiste médiéval, lorsque Taubes entra dans la pièce. Taubes procéda alors à un exposé détaillé des idées de Bertram, le situant brillamment dans son contexte. Malheureusement pour Taubes, Bertram de Hildesheim n’existait pas. Voilà, pour ses adversaires universitaires, la preuve que Taubes était un imposteur. Muller fait remarquer qu’il y a une autre façon de voir les choses : son improvisation montre aussi le génie de Taubes, sa connaissance large (mais pas profonde) de tous les sujets, qui lui permet, à partir de quelques bribes d’informations, de construire les idées et le monde d’un penseur inexistant. Les analogies avec la gaffe notoire de Bernard-Henri Lévy, qui a cité les conférences paraguayennes du philosophe fictif Jean-Baptiste Botul, sont évidentes. Les défauts de Taubes ne l’ont pas empêché d’enseigner dans certaines des institutions les plus prestigieuses du monde, dont Harvard, Princeton, l’Université hébraïque et l’Université libre de Berlin…

Bien qu’il se décrive lui-même comme un homme de gauche, Muller dit de Taubes qu’il était une « combinaison paradoxale d’égalitarisme en théorie et d’élitisme en pratique », notant ses étudiants en fonction de l’opinion qu’il avait d’eux, et non du contenu de leur travail, et se laissant influencer par leur famille : un étudiant qui était l’enfant de parents intellectuels prestigieux avait un avantage sur les autres. Il s’agit d’une question relativement secondaire comparée à l’affection de Taubes pour des penseurs et des personnalités non seulement de droite, comme Leo Strauss et Friedrich Hayek, mais aussi pour des nazis purs et durs, comme Ernst Jünger, le Suisse Armin Mohler, Carl Schmitt et Martin Heidegger.

Ernst Jünger et Carl Schmitt, en France, en 1941.

Schmitt était encore loin d’être la star intellectuelle qu’il est aujourd’hui dans les grands cercles philosophiques lorsque Taubes l’a découvert. Taubes a essayé de comprendre comment des hommes comme Heidegger et Schmitt ont pu être si profondément impliqués dans le nazisme. Pourtant, malgré leur rôle pendant le Reich, Taubes a pu trouver les théories politiques et juridiques d’un juriste nazi comme Schmitt exemplaires. Il explique cela par une opposition au libéralisme qu’il partage. De plus, pour Taubes, il y avait beaucoup à apprendre des ennemis politique, même contre-révolutionnaires, à l’ordre bourgeois ; et il a sans doute raison sur ce point. Taubes ne nie pas la haine des Juifs de Schmitt, mais l’explique et l’excuse comme un fruit de son catholicisme. Il cite un extrait d’une conversation avec le juriste : « L’Église n’existe que parce que les Juifs n’ont pas accepté, parce qu’ils ne vivent pas dans la croyance. L’Église est consciemment ambivalente, je suis chrétien, il n’y a pas d’autre façon d’être chrétien qu’avec une touche d’antisémitisme. » Mais Taubes est allé trop loin dans ses justifications. Dans son ouvrage posthume, To Carl Schmitt, nous lisons cette apologie de Schmitt que l’on ne peut que qualifier de scandaleuse : « Nous [les Juifs] n’avions pas le choix, et celui qui n’a pas le choix – je veux dire, je n’avais rien contre Hitler, c’est lui qui avait quelque chose contre moi -, qui n’a jamais eu le choix, avait une capacité de jugement limitée, ne peut pas juger ce qui fascine les autres qui trébuchent… » Oui, il est nécessaire de comprendre la situation dans laquelle les décisions existentielles sont prises, mais en même temps, ces choix impliquent une responsabilité. Et juger le choix de soutenir Hitler semble être un acte essentiel de jugement moral. Mais cela aurait nécessité de disqualifier totalement Schmitt, ce que Taubes ne pouvait pas faire.

Le moment millénariste du philosophe semble être arrivé dans les années 1960, lorsque Berlin et l’Université libre où Taubes enseignait furent au cœur de l’activité de la gauche en Allemagne. D’après Muller, Taubes a alors embrassé la cause étudiante avec enthousiasme et même avec ferveur. Il l’a fait dans des termes que Taubes a empruntés à ses domaines d’intérêt. Alors que les gauchistes étaient accusés d’incitation à la violence après avoir publié un pamphlet appelant à l’incendie des grands magasins pour protester contre le consumérisme capitaliste, Taubes a déclaré que leurs actions étaient « un objet pour l’histoire des religions et l’érudition littéraire, mais pas pour le procureur et le tribunal ». Les étudiants débattant des idées d’Herbert Marcuse ont été décrits par Taubes comme ayant « une intensité qui rappelle le sérieux avec lequel les dévots du Talmud interprétaient le texte de la Torah. » Pourtant, malgré ces déclarations et les nombreux actes de Taubes en faveur de l’agitation et de la violence des étudiants, même là, Taubes manquait de cohérence. Il a estimé que les étudiants allaient trop loin, et il a affirmé avoir pris sur lui « la tâche ingrate de purifier les éléments rationnels des reliques du romantisme dans ce cercle. Je le fais sans grand espoir de succès ».

Loin d’être l’allié constant de l’extrême gauche – réputation qu’on lui prête parfois – il mettait en garde contre la menace que représentait le groupe d’étudiants radicaux allemands SDS qui s’engageait sur la voie du « fascisme de gauche. » Oui, il a soutenu la gauche, mais seulement jusqu’à un certain point : ainsi Taubes a signé une lettre en 1968 disant aux étudiants de manifester, mais sans enfreindre la loi. Ce Saint-Paul de la gauche étudiante a souvent cédé quand les choses se sont gâtées… et ses contradictions continuent. En même temps qu’il essayait d’inculquer la raison aux étudiants révolutionnaires, il défendait les occupations des classes et les perturbations, tout en se décrivait de façon peu crédible comme un maoïste. Il est difficile, lorsqu’on voit ses activités lors de l’apogée de la gauche étudiante, de ne pas voir en tout cela un rôle joué par Taubes, faisant du gauchisme pour la foule et la presse. Car il était inconcevable, compte tenu du caractère de Taubes, que les yeux du monde entier soient braqués sur les étudiants et qu’il ne soit pas à leur tête, agitant le drapeau rouge.

Jacob Taubes avec une pipe, assis à côté d’Herbert Marcuse, le 12 juillet 1967 à l’Université libre de Berlin.
L’inventeur d’un renouveau de la théologie paulinienne ?

Taubes nous est surtout connu pour ses écrits et ses conférences sur Saint Paul. Cet intérêt de toute une vie pour Paul est éloquent à bien des égards, mais c’est une phrase non politique de Paul – « Le bien que je veux, je ne le fais pas » (Épître aux Romains, 7 : 19) qui illustre le défaut majeur, parmi de nombreux autres, de Taubes : son incapacité à produire une seule œuvre majeure après sa thèse de doctorat. Car Taubes manquait d’autodiscipline à tous égards, intellectuellement, sentimentalement, et même en matière d’hygiène. Nous n’aurons jamais à faire l’expérience de ce dernier traits de Taubes : nous sommes à jamais épargnés de l’horrible puanteur de sa chambre au séminaire d’études juives, causée par ses lavages irréguliers et les vêtements sales qu’il laissait empilés dans son placard…

Taubes était un homme débordant d’idées, des idées qui auraient pu remplir des volumes, mais qu’il n’avait pas la volonté de les produire. Et l’on est d’ailleurs en droit de craindre que s’il les avait écrites, elles auraient sombré dans les profondeurs abstraites et abstruses de nombre de ses autres œuvres… L’accent mis par Muller sur les faiblesses et les défauts de Taubes est essentiel pour comprendre l’homme qui a produit le mince corpus qu’est son œuvre. Mais le cœur du travail Taubes demeure l’attention qu’il a portée toute sa vie à Paul. Cette attention est toutefois entachée par un trait de Taubes qui est apparu et réapparu tout au long de sa vie : son appropriation des idées des autres. Le première véritable contact de Taubes avec Paul advint lieu lors d’une conférence donnée par son propre père, le grand rabbin de Zurich, Zwi Taubes. Les idées exprimées par ce dernier ont jeté les bases de la théologie politique paulinienne de Taubes, et de sa vie. Taubes père expliquait que « Paul se considérait comme un apôtre des gentils, et non des juifs. » En effet, le paulinisme n’était rien d’autre que la tentative de donner une nouvelle forme aux principaux motifs religieux des Dix Jours d’Expiation juifs, et de les répandre parmi les païens. Jacob, alors âgé de dix-sept ans, a dû entendre cette conférence, et probablement la lire également. Il l’a certainement apprise à cœur. Les thèmes de l’eschatologie (la fin des temps) et des mouvements de renouveau d’inspiration religieuse allaient faire l’objet de sa thèse de doctorat. Et ses intérêts ne furent pas purement historiques, car Jacob aspirera à devenir le philosophe d’un renouveau spirituel qui s’inspirerait du judaïsme mais le dépasserait. Il en est venu à s’identifier à l’apôtre Paul, qui prendrait des éléments du judaïsme et les reformulerait pour un public plus large. Jacob Taubes reformulera et développera ces idées toute sa vie, et elles constitueront la base de ce qui est peut-être son œuvre posthume la plus importante, The Political Theology of Paul [La théologie politique de Paul].

La première épouse de Taubes, Susan – une juive hongroise qui ne voulait rien savoir de la religion juive, qu’elle méprisait et rejetait – n’avait que faire du paulinisme de son mari. Dans une formulation frappante, elle caractérisait l’apostolat de Paul comme « un plan de ‘religion internationale’ – en rendant le monde entier un peu juif et les juifs un peu moins juifs ». Elle trouvait l’obsession de Paul pour « la loi » (et celle de Jacob) infantile et constituant une distraction du monde réel : « Paul (je veux dire tous les Paul) était trop absorbé par la masturbation pour voir la merveille du phallus. Le monde de la « loi » est aussi un monde infantile. C’est pour l’enfant que chaque objet est associé à un « peut et ne peut pas ». L’adulte entre directement en contact avec les choses ». En bref, elle trouvait que Paul était « un charlatan accompli ».

Taubes, dans sa quête vers les frontières des croyances et sa volonté d’unir, au-delà des disparités et par ses analyses ingénieuses, tout et son contraire, n’avait finalement qu’un seul objet de culte : lui-même. L’égoïsme de Taubes, ses trahisons, sa vie irréligieuse menée au nom de la religion et déguisée sous un affichage religieux, et sa forme personnalisée d’antinomisme, contribuent à expliquer son affection pour Paul. Muller nous présente un homme conscient de son génie, mais moins de ses défauts. Il voulait, dit Muller, « devenir l’un de ces penseurs juifs qui contribueraient à la création d’un nouveau message universaliste – précisément les termes dans lesquels il pensait à Paul. » La mission qu’il s’était assignée n’était rien moins que de « combiner le rationnel et l’irrationnel pour créer un mythe approprié à l’âge moderne. » Les contradictions de la pensée de Taubes étaient infinies, car « il rejetait le particularisme juif tout en espérant renouveler le noyau religieux du judaïsme. »

Ces tâches messianiques n’ont été placées sur ses épaules par personne d’autre que Taubes lui-même. Le fait qu’il les ait assumées lui-même et les ait jugées possibles explique sa personnalité impossible. Mais existe-t-il un autre motif, plus inquiétant, à une telle ambition ? La folie qui a frappé Jacob Taubes dans ses dernières années a-t-elle été la conséquence de cette « hypomanie » dont, comme le décrit, Muller fut en proie toute sa vie durant ?

L’écrivain et éditeur Leon Wieseltier, qui connaissait Taubes et qui est cité dans Professeur de l’Apocalypse, a peut-être résumé Jacob Taubes de la manière la plus précise et la plus succincte. Taubes, m’a-t-il dit un jour, était « un être humain incomplètement socialisé ». Tout ce qui le concerne découle probablement de cela.


Mitchell Abidor

Mitchell Abidor est un écrivain, traducteur et historien né à Brooklyn. Il a publié plus d’une douzaine de livres et ses articles sont parus dans le New York Times, Foreign Affairs, The New York Review of Books et de nombreusespublications.

Notes

1 Princeton University Press, 2022
2 L’antinomisme est une conception qui rejette les lois ou le légalisme et qui va à l’encontre des normes morales, religieuses ou sociales, ou du moins qui est considérée comme telle. Le terme a un sens à la fois religieux et séculier.
3 Note de la rédaction : Allusion au fameux roman de Budd Schulberg Qu’est-ce qui fait courir Sammy ? (What Makes Sammy Run?, 1941)

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