K. se fait cette semaine le relais d’une voix palestinienne, celle de Ihab Hassan, d’abord parue dans la revue américaine Liberties, qui pense dans les seuls termes praticables politiquement : ceux d’un conflit entre deux revendications nationales également justes, désignant l’horizon d’une solution à deux États.
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Quelques minutes après la signature de l’accord sur les otages entre le Hamas et Israël, les rues de Cisjordanie, plusieurs capitales arabes et même certaines villes européennes ont résonné de chants célébrant la « victoire » du Hamas. Une « victoire » obtenue au prix d’au moins 50 000 morts, de 110 000 blessés et de la destruction totale de plus de 75 % de la bande de Gaza, désormais inhabitable. Le Premier ministre israélien est resté sagement assis aux côtés du dirigeant le plus puissant du monde, tandis que ce dernier envisageait l’expulsion forcée de tous les Gazaouis et la transformation de la bande de Gaza en une station balnéaire florissante. Je me sens révolté et le cœur brisé. Je pleure mon peuple et l’horreur que nous avons subie. Je m’indigne de la légèreté avec laquelle cette tragédie et sa prolongation sont évoquées par ceux-là mêmes qui l’ont orchestrée. « Victorieux » est le dernier mot qui me viendrait à l’esprit pour traduire mon état d’esprit.
Cette réaction de nos dirigeants me paraît donc pour le moins déconcertante. À première vue, on pourrait pardonner à quiconque de supposer que le Hamas et ses partisans ont mal compris le sens du mot « victoire ». Comment expliquer autrement son invocation ? Si c’est à cela que ressemble la victoire, étions-nous déjà victorieux le 6 octobre 2023 ? Peut-être même que notre triomphe d’alors dépassait largement cette prétendue victoire, car il n’avait pas été obtenu au prix d’innombrables morts parmi nos proches, de milliers de maisons et de lieux de culte profanés, et du spectre d’un « transfert massif » que d’aucuns évoquent désormais ouvertement. Parmi les dizaines de milliers de personnes ayant perdu des proches à Gaza, une femme a écrit ces lignes après avoir appris le cessez-le-feu : « La guerre est finie, maman ! ». Elle a adressé son message à sa mère et à l’ensemble de sa famille, tous tués lors d’une frappe aérienne israélienne au début de la guerre. À Ramallah, un père en deuil, dévasté par la mort des siens, y compris les enfants, a interrompu les célébrations des partisans du Hamas en criant : « Que célébrez-vous ? La mort de nos enfants ? La destruction que le Hamas nous a infligée ? Que célébrez-vous exactement ? »
Pourtant, la question mérite d’être posée : de quelle victoire exactement le Hamas peut-il se targuer au bout de dix-huit mois ? Et cette question en amène une autre, plus fondamentale, à laquelle les dirigeants de ce mouvement n’ont pas répondu : quel était leur objectif en commettant les atrocités du 7 octobre 2003 ?
Au moment où j’écris ces lignes, les dirigeants du Hamas sont divisés quant à la réponse à cette question. Certains, comme Moussa Abou Marzouk, reconnaissent que les objectifs annoncés n’ont pas été atteints, tandis que d’autres, tels que Khalil Al-Hayya, affirment le contraire.
Une question pressante hante les habitants de Gaza, dont beaucoup vivent désormais dans des tentes au milieu des gravats laissés par les roquettes israéliennes : le Hamas nous gouvernera-t-il à nouveau ? Le simple fait que les Gazaouis se posent cette question suggère qu’ils considèrent que le mouvement islamiste ne les gouverne pas actuellement. Une perception qui n’est que partiellement fondée.
En aucun cas, le peuple palestinien ou la communauté internationale ne devraient tolérer le retour du Hamas au pouvoir à Gaza.
La réalité dominante à Gaza est un vide gouvernemental, lequel fait suite à une dévastation sans précédent : seize mois de frappes aériennes israéliennes incessantes, des dépouilles d’enfants toujours prisonnières des décombres, des quartiers entiers rasés au point d’être méconnaissables. Face à ce sinistre maelström de destruction, l’établissement d’un semblant de gouvernance relève de l’utopie. Le Nord et le Sud portent tous deux les cicatrices d’une guerre brutale. Dans de telles conditions, le débat public autour du contrôle politique devient presque inexistant. La survie, impérieuse et accablante, s’impose comme la seule priorité, reléguant toute réflexion collective ou stratégique au second plan.
De nombreux Gazaouis ayant tenté de retourner dans leurs foyers dans le Nord de la bande de Gaza n’ont trouvé que des ruines et ont été contraints de retourner dans les mêmes tentes qu’ils avaient fuies dans le Sud. Ils décrivent le Nord comme une ville fantôme : inhabitable, sans vie, dépourvue de tout signe d’existence normale.
Malgré les efforts du Hamas pour consolider son autorité dans certaines zones, le chaos persiste. Les critiques des habitants à l’encontre du mouvement islamiste se multiplient, dénonçant une gestion défaillante de l’aide humanitaire et des soupçons de corruption. En réponse, le Hamas réprime violemment les voix dissidentes, tentant de contenir la contestation grandissante. Cependant, une majorité de Gazaouis estime que le Hamas ne retrouvera pas le pouvoir après la guerre. L’avenir de Gaza sans le Hamas demeure flou, même si de nombreux observateurs estiment que toute solution durable devra, inévitablement, tenir compte de l’influence du mouvement.
Le Hamas aspire à reprendre le contrôle de Gaza et, depuis le début de la guerre, poursuit cet objectif par une campagne de terreur marquée par des assassinats, des actes de torture et la disparition de dissidents.
La population de Gaza réclame un protecteur capable de tenir le Hamas responsable des atrocités qu’il a commises et encouragées contre son propre peuple. Cette responsabilité dépasse celle des crimes perpétrés durant la guerre : elle englobe également la décision du mouvement de plonger 2,3 millions d’habitants dans un conflit sanglant, initié par un massacre brutal et grotesque de civils israéliens, hommes, femmes et enfants.
En aucun cas, le peuple palestinien ou la communauté internationale ne devraient tolérer le retour du Hamas au pouvoir à Gaza. Et la raison de cette disqualification ne devrait pas tenir avant tout à la prudence ou à des rivalités politiques, mais à une véritable volonté de défendre la cause palestinienne. En cas de retour et de renforcement du Hamas, Israël pourrait reproduire en Cisjordanie les atrocités qu’il a perpétrées à Gaza, laissant derrière lui des centaines de milliers de morts. Si la Cisjordanie venait à devenir inhabitable, victime d’un nettoyage ethnique systématique, le Hamas et ses partisans oseraient-ils encore crier victoire face à une telle tragédie ?
C’est exactement ce que souhaite la droite israélienne. N’ayant aucun intérêt à trouver un véritable partenaire de paix, elle continue de négocier avec le Hamas, architecte de la plus grande tragédie de l’histoire d’Israël, plutôt que de légitimer l’Autorité palestinienne, laquelle prône une solution à deux États et une coexistence pacifique. Le régime de Netanyahou privilégie le Hamas, un groupe dépourvu de véritable projet national, davantage motivé par une idéologie de violence et une soif de pouvoir que par la construction méthodique d’un État. Cette préférence s’explique par le fait que la présence du Hamas alimente un conflit permanent, tout en sabotant la moindre tentative de parvenir à la création d’un État palestinien.
Telle est la stratégie bien rodée d’Israël pour empêcher la création d’un État palestinien : soutenir ou tolérer les forces extrémistes pour affaiblir le nationalisme palestinien, semer la division au sein de la communauté palestinienne, puis exploiter ces fractures comme prétexte pour rejeter toute négociation. De la même manière qu’il avait autrefois permis au Hamas de s’ériger en contrepoids à l’OLP, Israël instrumentalise aujourd’hui l’existence de ce mouvement pour justifier une occupation prolongée, l’expansion des colonies et le refus de tout véritable processus de paix, préférant légitimer ces islamistes plutôt que de dialoguer avec Abou Mazen [Mahmoud Abbas].
D’ailleurs, ce n’est pas un secret. Depuis des années, Netanyahou se vante ouvertement que quiconque veut entraver la création d’un État palestinien doit soutenir le Hamas. La droite israélienne a d’ailleurs largement tiré profit des politiques répressives et des pratiques autoritaires de ce mouvement. Cette sinistre relation de symbiose explique l’indulgence d’Israël et de la communauté internationale envers le Hamas, pourtant classé « organisation terroriste » par les États-Unis. Et c’est aussi la raison pour laquelle, entre 2012 et 2018, Netanyahou a autorisé le Qatar à transférer à Gaza environ un milliard de dollars, dont la majeure partie est parvenue au Hamas et dont une portion a servi à payer les tunnels dans lesquels les militants du mouvement continuent notoirement de se terrer.
Le soutien de Netanyahou au Hamas s’avère réciproque. En 1996, le mouvement islamiste a favorisé l’élection de Netanyahou, dont le parti de droite, le Likoud, a remporté de justesse la victoire face au parti travailliste de centre gauche de Shimon Peres, avec une marge inférieure à un pour cent des suffrages. Cette alliance tacite nourrit les agendas respectifs des intéressés : Netanyahou s’acharne à saper davantage l’Autorité palestinienne tandis que le Hamas poursuit ses sombres desseins.
Aucune faction politique, pas plus le Hamas que quiconque, n’a le droit d’utiliser le peuple palestinien comme un pion dans sa lutte pour le pouvoir. C’est pourtant exactement ce que le Hamas a fait.
La frustration engendre le désespoir, et ce désespoir nourrit un électorat enclin à soutenir le terrorisme. Lorsque les populations sont privées d’espoir, de dignité et de solutions politiques, l’extrémisme prospère sur ce terreau fertile. Le Hamas exploite habilement ce désespoir parmi les Palestiniens, trouvant dans leur misère une opportunité stratégique. Plutôt que de s’engager dans la construction d’un avenir viable pour son peuple, le Hamas s’emploie à perpétuer et à aggraver cette détresse. En entretenant un cycle incessant de violence et d’oppression, il ne se contente pas de survivre, mais consolide son emprise, prospérant dans un chaos qu’il a lui-même orchestré.
L’ancien vice-premier ministre israélien Haim Ramon a souligné que, depuis son arrivée au pouvoir en 2009, Netanyahou a maintenu un « accord tacite avec le Hamas » visant à affaiblir l’Autorité palestinienne et ses dirigeants. Cette stratégie a creusé le fossé entre le Hamas à Gaza et l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, sapant la position du président Mahmoud Abbas et tuant dans l’œuf toute négociation de paix au motif que l’Autorité palestinienne ne représenterait pas l’ensemble des Palestiniens. Netanyahou capitalise aujourd’hui encore sur la soif de violence du Hamas pour consolider son emprise sur le gouvernement israélien. Cette stratégie, qu’il déploie depuis sa première victoire électorale en 1996, vise à garantir une domination écrasante de la droite. Les ultranationalistes israéliens, en constante progression, trouvent en effet un terreau fertile dans chaque nouvel épisode sanglant du conflit israélo-palestinien.
Pour Netanyahou et le Hamas, la victoire se dessine dans notre destruction. Leur sécurité politique se nourrit de notre anéantissement. Ces deux extrêmes peuvent ainsi revendiquer une victoire crédible. Pendant ce temps, les véritables perdants restent, comme toujours, les victimes de la violence sur laquelle reposent les régimes de Netanyahou et du Hamas.
Les Palestiniens, comme toutes les nations, ont droit à la vie, à la liberté et à l’autodétermination. Aucune faction politique, pas plus le Hamas que quiconque, n’a le droit d’utiliser le peuple palestinien comme un pion dans sa lutte pour le pouvoir. C’est pourtant exactement ce que le Hamas a fait. Ce n’est pas une victoire pour mon peuple. Après seize mois, nous sommes anéantis. Notre défaite ne se mesure pas seulement aux tragédies que nous avons subies, mais aussi à l’emprise persistante de ceux qui n’offrent ni vision, ni chemin à suivre, ni sagesse, ni compassion.
Les défilés militaires organisés par le Hamas lors de la libération des otages israéliens, au milieu des ruines et des décombres d’innombrables maisons détruites, envoient un message sombre et calculé : le Hamas se proclame vainqueur, tandis que le peuple palestinien subit la véritable défaite. De son côté, Israël revendique sa propre victoire à travers la destruction systématique de Gaza, l’anéantissement de ses infrastructures et l’écrasement de tout espoir d’un État palestinien viable.
Dans chaque bataille, même les plus courageux doivent marquer une pause, non pas en signe d’abandon, mais pour réfléchir. Nous ne pouvons pas continuer à tourner en rond, entraînés par des milices qui ne servent pas nos intérêts. Sans une vision claire et déterminée de notre avenir, nous resterons prisonniers d’un cycle où d’autres décident de notre destin. Il est grand temps de s’arrêter, de regarder au-delà des ruines et de se poser cette question essentielle : pour quel avenir nous battons-nous, et qui nous y conduira ?
Ihab Hassan
Ihab Hassan est un militant palestinien pour la paix et les droits de l’homme, né et élevé à Ramallah, en Cisjordanie. Il est titulaire d’une licence en sciences politiques et d’une maîtrise en droits de l’homme de l’Université catholique américaine de Washington, D.C., où il est actuellement basé.