Que sont TSEDEK ! et l’UJFP, et quel discours tiennent ces organisations au sujet des juifs et de la lutte contre l’antisémitisme ? Nous publions des extraits du chapitre consacré à cette question du Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme de Jonas Pardo et Samuel Delor, qui vient de paraître aux éditions du commun. Y est critiquée la posture d’exceptionnalité adoptée par certains juifs antisionistes, et la manière dont elle permet à une partie de la gauche d’éviter toute remise en question.
L’Union Juive française pour la paix (UJFP) est créée en 1994 et réunit personnes juives et non-juives. Elle se définit comme une voix juive antisioniste contre le colonialisme israélien, pour une solution juste et durable au conflit israélo-palestinien par la reconnaissance d’un État palestinien au côté de l’État israélien, avec à terme, la création d’un État binational. Tsedek! est un collectif qui se définit comme « juif décolonial » créé en juin 2023 par de jeunes cadres de l’UJFP. Ces organisations se positionnent presque systématiquement en bouclier lorsque des personnalités de gauche sont mises en cause suite à des propos antisémites. Elles apparaissent dans les médias, organisent des meetings, publient des livres, et sont mises sur le devant de la scène lors des événements en solidarité avec la Palestine. L’objet de ce chapitre n’est pas d’analyser leurs discours quant à Israël et la Palestine, lesquels ne sont pas particulièrement originaux à gauche, mais leur discours sur les Juifs et la lutte contre l’antisémitisme.
Une posture d’exceptionnalité
L’UJFP, sur la page “Qui sommes-nous ?” de son site web, se définit en opposition aux « institutions communautaires juives de France, qui agissent à travers le CRIF et diverses officines dont les milices fascistes telles que “Ligue de Défense Juive” comme des outils de la propagande sioniste »[1]. Le collectif Tsedek! déclare dans la deuxième ligne de son manifeste : « Nous sommes en rupture avec les discours promulgués par les institutions juives censées nous représenter et par la majeure partie des collectifs juifs antiracistes français »[2].
L’UJFP et Tsedek! se placent donc en opposition avec les organisations et institutions juives, ce qui jusque-là reste dans le champ de la critique politique acceptable, même si l’affirmation d’une équivalence entre la LDJ et le CRIF est erronée et empêche la compréhension des dynamiques sociales internes aux institutions juives. Cependant, l’UJFP et Tsedek! vont plus loin que la simple critique de l’orientation politique des institutions juives. Le discours et les pratiques développées par ces deux organisations tendent à désigner tous les Juifs qui ne partagent pas l’intégralité de leurs orientations comme des « mauvais Juifs ». De ce fait, ils se comportent auprès des gauches comme des Juifs d’exception ou « bons Juifs » authentiques et véritables en construisant une ligne de démarcation entre eux et des « mauvais Juifs », lesquels seraient infectés par une idéologie inauthentique propre au judaïsme, le sionisme. Par sionistes, ils désignent l’ensemble des Juifs qui ne partagent pas leur complaisance face à l’antisémitisme, indépendamment de leurs vues sur Israël et la Palestine. Des Juifs qui se définissent comme antisionistes ou asionistes, mais refusent l’antisémitisme d’où qu’il vienne, sont invariablement qualifiés de « sionistes de gauche » par l’UJFP et Tsedek! Les paroles qu’ils situent au cœur de l’identité juive ne leur servent pas à exprimer un aspect particulier du judaïsme ou de l’antisémitisme qui ne serait pas perçu par les personnes non-juives. La parole située est utilisée pour affirmer une posture d’exceptionnalité et neutraliser les possibilités de discussion sur l’antisémitisme qui s’exprime à gauche.
Régulièrement invité par les deux collectifs, le réalisateur israélien Eyal Sivan partage cette vision. Pour Sivan, les sionistes seraient des « faux Juifs » qu’il appelle « judaistes » et qu’il oppose aux « vrais » ou « bons Juifs » : « il y a une profanation de la mémoire juive au nom de ce que j’appelle aujourd’hui « l’État judaïste ». Il faut arrêter et il faut qu’on arrive à faire comprendre, nous les dissidents, nous les Juifs, que eux c’est des judaïstes, nous on est des Juifs »[3]. Les Juifs d’exception de gauche proposent un nouveau rapport normatif à la judéité en totale contradiction avec l’approche pluraliste qui caractérise historiquement la gauche juive, y compris dans le Bund. Jusque-là, on trouvait cette posture d’exceptionnalité de l’autre côté du champ politique, dans des sectes ultra-orthodoxes qui prétendent détenir l’exclusivité sur la définition du judaïsme ou encore parmi l’extrême droite juive. Certains courants réactionnaires considèrent que les « mauvais Juifs » qui ne respectent pas les interdits bibliques ne méritent pas de s’appeler « juif » et devraient être excommuniés. Ailleurs, parmi les sionistes messianiques, on retrouve des groupes qui considèrent les Juifs qui s’opposent à la colonisation de la Cisjordanie comme des âmes égarées qui auraient rompu l’alliance avec Dieu. En refusant l’occupation de la Judée-Samarie promise dans la bible, ces « mauvais Juifs » devraient être sortis du peuple juif. […]
Aux États-Unis, l’idée d’un « judaïsme authentique » qui serait par nature antisioniste est partagée par les militants de Jewish Voice for Peace. Elle l’est également par les Naturei Karta, secte juive ultra-orthodoxe réactionnaire, qui considère le sionisme comme une aberration religieuse. Les Naturei Karta, perçus comme des « juifs authentiques » avec leurs habits, barbes et papillotes traditionnelles de l’orthodoxie, sont les Juifs préférés de Dieudonné, de Robert Faurisson ou encore de l’ayatollah Khomeini avec qui ils interviennent dans des conférences négationnistes depuis les années 2000. […]
Il ne s’agit pas seulement de refuser qu’Israël parle aux noms des Juifs, il s’agit de suggérer que tous ceux et celles qui parmi les Juifs ne le font pas seraient complices des politiques israéliennes.
La distinction entre « bons » et « mauvais » Juifs crée des modèles typiques imaginaires, et participe donc à l’essentialisation des Juifves. Les Juifs d’exception ne sont ni des « faux Juifs » ni des « vrais Juifs ». Ils et elles sont des Juifves qui se positionnent comme l’exception, une minorité éclairée dans la minorité corrompue. Le mouvement Not in my name / Pas en mon nom s’oppose aux discours des dirigeants israéliens qui mènent des politiques oppressives contre les Palestiniens au nom du peuple juif dans son entièreté. Il s’agit d’une position de démarcation du gouvernement israélien parfaitement légitime. Mais pour les Juifs d’exception, elle n’est pas suffisante. Il ne s’agit pas seulement de refuser qu’Israël parle aux noms des Juifs, il s’agit de suggérer que tous ceux et celles qui parmi les Juifs ne le font pas seraient complices des politiques israéliennes. Ceux qui n’affirmeraient pas Not in my name, notamment au nom du refus de l’injonction géopolitique, accepteraient d’être représentés par Israël et seraient donc complices de l’oppression de la Palestine. […]
La stratégie développée par les Juifs d’exception est non seulement une réponse erronée à la prétention du gouvernement israélien à s’exprimer au nom de tous les Juifs, mais également un renoncement face à l’injonction géopolitique présente dans les milieux de gauche. Non seulement ils cautionnent l’assignation identitaire, mais ils la revendiquent. Enfin, ils considèrent qu’il serait justifié de s’en prendre aux Juifs lorsqu’ils refusent de s’y soumettre. Pour les Juifs d’exception, ce ne seraient pas les antisémites qui attribuent la responsabilité des agissements du gouvernement israélien aux personnes juives partout dans le monde, ce ne seraient pas non plus les antisémites qui confondent les notions de « judaïsme », « sionisme », « colonisation », « oppression des Palestiniens », mais les « mauvais Juifs » qui refusent de déclarer une distance avec Israël. L’inversion des responsabilités participe de la diffusion d’une suspicion et d’une présomption de complicité avec les politiques israéliennes envers tous les autres Juifves.
Ni le sionisme ni l’antisionisme ne sont les positions « naturelles » de l’être-juif. Les stratégies juives face à l’antisémitisme et les vues sur Israël sont des options politiques qui ont évolué au sein des mondes juifs selon les événements de l’histoire et ont toujours connu une pluralité de réponses. La prétention à incarner une norme ou une contre-norme participe d’une assignation identitaire qui ne fait qu’augmenter la suspicion à l’égard des Juifves sans rien apporter aux Palestinien·nes.
Les autres Juifs, des suspects
Dès le 7 octobre 2023, le régime de suspicion à l’égard des Juifs se durcit. Les expressions d’empathie envers les otages ou les victimes israéliennes sont considérées comme un soutien au colonialisme israélien. La discussion sur l’antisémitisme est assimilée à la propagande israélienne, la dénonciation de l’antisémitisme à un soutien des massacres à Gaza. […] Pour une partie des gauches, la critique politique, historique ou idéologique du sionisme dérive vers une « chasse aux sionistes » obsessionnelle. Si nous la qualifions d’obsessionnelle, c’est parce que cette chasse ne vise pas seulement les soutiens inconditionnels d’Israël, ceux qui justifient le massacre à Gaza ou qui nient le droit des Palestiniens à s’autodéterminer. Les attaques prennent l’allure d’une campagne qui vise également les personnes qui pensent simplement qu’un État juif a le droit d’exister. Les positions humanistes qui s’horrifient des massacres de l’armée israélienne à Gaza, revendiquent un cessez-le-feu, condamnent la colonisation en Cisjordanie, reconnaissent la Nakba, deviennent ennemies si elles considèrent la proposition à deux États comme solution au conflit israélo-palestinien. La députée LFI Alma Dufour qualifie ainsi Jérôme Guedj de « sioniste » en prétendant que ce mot signifie le soutien à la colonisation israélienne[4]. Le député PS Jérôme Guedj a pourtant dénoncé à de multiples reprises le massacre à Gaza et la colonisation israélienne. Il faut remarquer que cette utilisation extensive du qualificatif « sioniste » comme une insulte s’applique essentiellement aux individus et organisations juives qui dénoncent l’antisémitisme. La France insoumise, les Verts, la CGT, le PCF qui défendent également la solution à deux États ne sont pas qualifiés « d’organisations sionistes ».
Après le 7 octobre, les personnes qui relèvent l’antisémitisme au sein du mouvement de solidarité avec la Palestine – et même en dehors – sont accusées de « sionisme » de soutenir la colonisation, voire le « génocide en cours ».
L’UJFP et Tsedek! participent activement sur les réseaux sociaux à cette chasse aux sionistes réels ou imaginaires. Lors d’un « meeting juif international » organisé par l’UJFP et Tsedek! en mars 2024, Houria Bouteldja appelle à « faire bloc contre les sionistes de gauche »[5] en désignant entre autres le mouvement Golem qui avait affronté le Rassemblement National lors de la marche contre l’antisémitisme de novembre 2023. On lit pourtant dans « les 10 commandements du Golem », charte du mouvement, que « Golem ne se revendique ni du sionisme, ni de l’antisionisme »[6]. Par « sioniste », sont donc également désignés tou·tes celles et ceux qui dénoncent l’anti- sémitisme, même celui d’extrême droite ! Pour les partisans de cette chasse obsessionnelle aux sionistes, lutter contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne ferait le jeu de la propagande israélienne et serait une preuve manifeste de « sionisme ». Même s’ils manifestent pour un cessez-le-feu, dénoncent le colonialisme israélien, même s’ils participent à des rassemblements contre Netanyahu, le fait de lutter contre l’antisémitisme après le 7 octobre vaut accusation de « réduire au silence toute critique d’Israël ». Après le 7 octobre, les personnes qui relèvent l’antisémitisme au sein du mouvement de solidarité avec la Palestine – et même en dehors – sont accusées de « sionisme » de soutenir la colonisation, voire le « génocide en cours ». Ce qui est étonnant, c’est que les gauches repèrent très bien une logique miroir, lorsque les droites accusent ceux qui dénoncent l’islamophobie de « faire le jeu des islamistes » ou lorsqu’un continuum imaginaire est fabriqué entre les mots « musulman », « islamiste » et « terroriste ». Le déni radical de l’antisémitisme est motivé et argumenté par la nécessité impérieuse de dénoncer la situation politique à Gaza, comme s’il y avait une relation de cause à effet entre les deux. Le basculement permet de justifier les harcèlements, les agressions, l’exclusion des espaces politiques et sociaux des Juifs.
Loin de contribuer à la pression internationale pour un cessez-le-feu ou à l’arrêt des agressions des colons de Cisjordanie envers les Palestinien·nes, la chasse aux sionistes participe de l’exclusion voire la mise en danger des Juifs et des Juives en diaspora, ainsi que toutes les personnes qui les sou- tiennent. Le mouvement « Block Out » encourage par exemple les internautes à se désabonner des personnalités « qui n’ont pas pris position en faveur de la Palestine », et non pas celles qui soutiendraient l’armée israélienne. Des listes de personnalités juives marquées « sionistes » circulent sur les réseaux sociaux, du fait qu’elles ont exprimé de l’empathie envers les israélien·nes et indépendamment de leur discours sur Israël, le sionisme ou Gaza. […]
Minimiser l’antisémitisme, le nier, ridiculiser la lutte contre l’antisémitisme
L’UJFP fait vœu de rapprocher la lutte contre l’antisémitisme des autres luttes antiracistes, et combattre l’indifférence, la complaisance voire la responsabilité du gouvernement face aux autres actes racistes. Cette intention est louable et nous la partageons. Cependant, alors que nous envisageons la construction d’un combat antiraciste commun dans une perspective de renforcement mutuel des antiracismes, chaque victoire partielle face à une forme de racisme étant un point d’appui pour d’autres victoires face à d’autres formes de racisme, l’UJFP semble considérer la lutte antiraciste comme celle de vases communicants dans laquelle les avancées de la lutte contre l’antisémitisme se feraient au détriment de la lutte contre l’islamophobie, la négrophobie ou les autres formes de racisme. […]
L’UJFP et Tsedek! se spécialisent dans les comparaisons participant à la mise en opposition des mémoires et la banalisation de la Shoah. Dans « L’armée du crime », texte publié le 9 octobre 2023 sur le site de l’UJFP, le Hamas est comparé au groupe Manouchian. Le titre du texte fait référence à la qualification du groupe de résistants antifasciste par les nazis. Puisque les tueurs du Hamas sont identifiés aux résistants de la Seconde Guerre mondiale, alors les Israéliens deviennent les nazis. Tsedek! établit un parallèle entre Gaza et Auschwitz à travers la comparaison entre les villes israéliennes et la résidence de Rudolf Höss, commandant du camp de concentration, à l’occasion de la sortie du film La Zone d’intérêt. De telles comparaisons sont contre-productives pour soutenir la lutte palestinienne. Elles ont en revanche un effet politique concret, elles participent d’une banalisation de la Shoah.
En mai 2021, l’UJFP publie un texte dans lequel la Shoah est qualifiée de « terme improbable adopté par Israël en 1951 ». On y lit qu’il faudrait « interroger » « le sens et le bruit entretenu à propos de la lutte contre l’antisémitisme, réel ou supposé », que la spécificité de la destruction des Juifs d’Europe résidait « dans le fait qu’ils étaient blancs et européens » et qu’ils auraient été « transformés par les nazis en esclaves aux services des entreprises allemandes travaillant pour l’effort de guerre nazi jusqu’à l’extrême limite de leur résistance physique avant d’être détruits et réduits en cendres ». Il s’agit de l’analyse hyper-matérialiste de gauche qui exclut l’antisémitisme racial du nazisme et fait basculer une partie de La Vieille Taupe dans le négationnisme. Le texte relaie également l’idée que la Shoah serait l’importation de la colonisation en Europe […] puis il compare, pour la France, la situation des immigrants avec celle des Juifs de la Shoah, dans la tradition malheureuse de la mise en opposition des mémoires : « Les 37 612 enfants d’étrangers indésirables d’aujourd’hui pèseraient-ils moins que les 11 500 enfants juifs déportés ? ». Il concède pour les premiers que « la mort programmée n’est pas la finalité de leur déportation », mais rétablit la mise en compétition : « Il n’y a pas deux poids et deux mesures pour analyser le statut de l’enfant, juif ou non ». Le texte appelle finalement à réécrire l’histoire de la Shoah : « Notre antiracisme politique est avant tout notre droit d’inventaire de notre propre histoire » au nom d’un combat commun antiraciste. Le texte provoque un scandale auprès de plusieurs historiens, dont Dominique Vidal, qui est proche de l’UJFP et n’hésite pas à qualifier le texte de « négationniste ». Devant les protestations de leurs propres camarades, l’association retire le texte et publie une mise au point. Elle reconnaît que le texte « pourrait faire croire que le génocide est nié ce qui ne correspond évidemment pas à tout ce que nous défendons » tout en assumant la thèse d’une importation de la pratique génocidaire depuis les colonies. L’UJFP recommande ensuite des ouvrages aux historiens qui l’ont critiqué.[7]
Du fait qu’ils attribuent l’antisémitisme à l’existence d’Israël, les militants de Tsedek! considèrent que ce sont « les sionistes » – plutôt que les antisémites – qui propagent l’antisémitisme.
Justifier l’antisémitisme
Tsedek! et l’UJFP éludent l’histoire même de l’antisémitisme, son ancrage social et culturel dans la société française, en faisant du sionisme et d’Israël la source de l’antisémitisme contemporain. Pour les deux organisations, c’est le démantèlement de l’État d’Israël qui serait la solution ultime au problème de l’antisémitisme. La haine des Juifs n’a pourtant pas attendu la constitution de l’État d’Israël pour exister. Pour appuyer son propos, Tsedek! considère que les « expressions antijuives des masses arabo-musulmanes » seraient une réaction à « la politique d’occupation et de destruction de “l’État des Juifs” »[8] qu’il faudrait séparer de « la haine raciale antisémite des peuples européens ». Pour Tsedek!, assimiler les actes antijuifs des Européens aux actes antijuifs des « masses arabo-musulmanes » relèverait « d’une instrumentalisation abusive de l’histoire et des concepts »[9]. Les actes antijuifs, lorsqu’ils seraient le fait « des masses arabo-musulmanes » seraient, non pas de l’antisémitisme, mais des actes anticoloniaux. C’est la théorie du « philosémitisme d’État »[10] qui prétend s’inscrire en porte-à-faux de la thèse du « nouvel antisémitisme ». Ce que ces deux thèses ont en commun, c’est de considérer les actes antijuifs comme essentiellement le fait des « arabo-musulmans ». Loin d’être une évidence, cet énoncé doit être interrogé. Il est une lecture sélective des faits antisémites et n’a pas été prouvé empiriquement. Attribuer les actes antijuifs aux « arabo-musulmans », en plus de nourrir le stigmate islamophobe, est une lecture partisane et culturaliste. Il ne s’agit plus de lutter contre l’antisémitisme, mais de participer à un récit au service d’un agenda politique.
Pour l’UJFP, les violences antijuives des sujets post-coloniaux seraient une révolte mal-dirigée, liée à « l’indignation légitime contre les crimes israéliens » qui « fait monter l’antisémitisme » et affirme que « les stéréotypes antisémites se nourrissent aussi de la complicité du CRIF avec la politique israélienne et de la partialité évidente du pouvoir »[11]. Les responsables des actes antisémites ne sont donc plus les agresseurs, l’antisémitisme, ou même la société, mais les institutions juives, Israël de mèche avec l’État français. Dans un communiqué publié le 5 décembre 2014 relatif à l’agression antisémite d’un couple juif séquestré et dont la femme a été violée, l’UJFP n’hésite pas à affirmer « Parce que si juif égal sioniste comme le veulent le CRIF et notre gouvernement, si l’impunité est garantie à Israël, et si tout acte antisémite doit être traité « en particulier » alors que tous les autres actes racistes sont méprisés ou ignorés, voire impulsés ou tolérés, alors l’antisémitisme ne peut que se développer dans notre pays »[12]. Plutôt que rejeter l’assignation identitaire de l’injonction géopolitique en rappelant que ce sont les antisémites qui attribuent la responsabilité des agissements du gouvernement israélien aux personnes juives partout dans le monde, l’UJFP entérine la logique des antisémites. Du fait qu’ils attribuent l’antisémitisme à l’existence d’Israël, les militants de Tsedek! considèrent que ce sont « les sionistes » – plutôt que les antisémites – qui propagent l’antisémitisme. L’enjeu principal de la lutte contre l’antisémitisme serait d’exclure « les sionistes » des espaces de gauche plutôt que de combattre l’antisémitisme.
La suspicion jetée sur les Juifs qui, parce qu’ils ne montrent pas patte blanche, sont qualifiés de « sionistes » peut se transformer en justification des meurtres antisémites. Moins d’une semaine après les attentats de l’Hypercasher, l’UJFP explique ainsi les motivations des assassins : « Le porteur de kippa n’arbore-t-il pas aussi souvent l’insigne des parachutistes israéliens ? Lui peut aller manifester tranquillement pour soutenir l’armée israélienne et ses massacres à Gaza, voire même y participer, la presse nationale, le gouvernement français, tiennent le même discours que lui sur l’opération « bordure de protection ». Il est du côté du manche. Il est blanc il est occidental, il a le droit du plus fort pour lui »[13]. Le communiqué ne contient ni le mot « Hypercasher » ni un mot pour les victimes. Il se veut explicatif de la montée de l’antisémitisme mais est en réalité une justification raciste de l’antisémitisme. Selon le communiqué, le « porteur de kippa » serait nécessairement un soutien de « l’armée israélienne et ses massacres à Gaza », un « blanc occidental », et nécessairement du côté du pouvoir. L’UJFP critique les soutiens d’Israël qui assimilent la critique de l’État juif avec l’antisémitisme en associant les Juifs aux soutiens inconditionnels de l’État d’Israël. Il n’existe aucun argument valable pour attaquer un Juif en tant que Juif. Le Juif le plus ignoble qui existe, devrait être défendu par les antiracistes s’il est attaqué en tant que Juif, et ce, indépendamment de ce qu’il pense d’Israël. Ce qui n’empêche pas de combattre avec vigueur et condamner sans ambiguïté les opinions ignobles qu’il professe ou les actes commis par ailleurs.
Le déni radical de l’antisémitisme dérive également vers la complaisance envers l’antisionisme conspirationniste.
Alliances complotistes
Réduire la question de l’antisémitisme au prisme Israël/Palestine, en faire un avatar du choc des civilisations ou une révolte anticoloniale mal dirigée revient à s’aveugler sur sa dynamique réelle, le fait qu’il représente autant une vision du monde tronquée qu’un outil politique et social de défense de l’ordre dominant partout où il se déploie. Les moyens de communication modernes ont mis un « coup d’accélérateur » à sa diffusion mondiale. Cet aveuglement face au caractère multidimensionnel de l’antisémitisme est lié à une mise en opposition de la solidarité avec les Palestiniens et de la lutte contre l’antisémitisme lorsqu’il s’exprime sous prétexte de « solidarité avec la Palestine ». En considérant cet antisémitisme comme un non-sujet, en le réduisant à une stratégie de neutralisation de la solidarité avec la lutte palestinienne de la part d’organisations pro-israéliennes, l’UJFP s’enferme dans un déni qui va l’amener à mettre d’abord en doute le caractère antisémite de certains crimes, tels que l’assassinat d’Ilan Halimi, de Mireille Knoll ou d’autres victimes de meurtres antisémites. Mais l’aveuglement ne s’arrête pas là. Il conduit l’UJFP de Lyon à affirmer son soutien au maire de Givors René Balme[14] alors même que celui-ci est mis en cause pour avoir hébergé des sites négationnistes, soutenu Dieudonné et d’autres militants antisémites comme Paul-Eric Blanrue.[15]
Le déni radical de l’antisémitisme dérive également vers la complaisance envers l’antisionisme conspirationniste. Jacob Cohen fréquente en même temps l’UJFP et Égalité et Réconciliation pendant plusieurs années. D’après nos recherches, il côtoie Alain Soral depuis au moins novembre 2010, puisqu’il publie un billet « Hitler, un épouvantail commode pour les sionistes » à cette date sur le site Égalité et Réconciliation. Il représente l’UJFP à Lille au moins jusqu’en décembre 2012 puisqu’il est associé à une soirée sous le thème : « Peut-on parler librement de la Palestine ? »[16]. Jacob Cohen, Juif d’exception servant de véritable caution pour Alain Soral, publie plusieurs livres conspirationnistes comme Le printemps des Sayanim (L’Harmattan, 2010) dont l’UJFP fait la promotion, puis Confession d’un Sayan (KK, 2016) chez Kontre Kulture, la maison d’édition d’Alain Soral. Pour Jacob Cohen, les « sayanim » seraient un réseau en dormance de « juifs sionistes travaillant pour le Mossad dans le cadre de leurs activités professionnelles » composé d’informateurs répartis partout dans le monde et prêts à intervenir. L’aveuglement à l’antisémitisme n’est pas un cas isolé. Pierre Stambul, porte- parole de l’UJFP, reprend depuis presque vingt ans le discours forgé par la sionologie soviétique selon lequel les sionistes étaient alliés aux nazis[17], et intervient régulièrement avec la complosphère antisémite. Il multiplie les interventions avec Christophe Oberlin, tête de la liste d’Europalestine en 2004 aux côtés de Dieudonné, Michel Collon, qui prétend que les attentats de Charlie Hebdo auraient été organisés par Laurent Fabius, Jacques Baud, ancien colonel de l’armée suisse qui pense que Ben Laden ne serait pas responsable des attentats du 11 septembre 2001[18] ou encore Youssef Boussoumah qui envisage la possibilité que la tuerie du festival Supernova du 7 octobre 2023 soit un acte perpétré par l’armée israélienne.
L’équipe d’Haolam Hazeh (chaîne Twitch de Tsedek!), dans un texte publié sur le site de l’UJFP, puis retiré, n’hésite pas à reprendre une rhétorique qui emprunte à l’antisionisme complotiste soralien « Nous refusons que la France devienne gangrenée par la peste sioniste comme le furent l’Allemagne et l’Angleterre » et désigne comme sioniste une série de personnes et d’organisations qui ne s’en sont pourtant jamais réclamées, étendant ce qualificatif à l’ensemble des personnes et organisations juives de gauche en désaccord avec les positions de l’UJFP, dans la plus pure tradition de la sionologie stalinienne.[19]
Plutôt qu’utiliser l’UJFP ou Tsedek! comme un totem d’immunité, ou qui que ce soit d’autre par ailleurs, nous recommandons l’élaboration de politiques antiracistes autonomes. Ce n’est pas parce qu’une personne ou une organisation est juive qu’elle a forcément raison sur son analyse de l’antisémitisme – à l’inclusion des auteurs de ce livre. Cela n’annule en rien le fait qu’il faut écouter les personnes qui vivent le racisme. Mais écouter et utiliser les paroles des « premiers concernés » à des fins d’autojustification nous semblent deux attitudes contradictoires.
Jonas Pardo et Samuel Delor
Notes
1 | UJFP, « Le nouveau 4-pages actualisé de présentation de l’UJFP », août 2022 [en ligne] consulté le 24/4/2024. |
2 | Collectif Tsedek!, « Manifeste Tsedek! », juin 2023 [en ligne] consulté le 25/4/2024. |
3 | Eyal Sivan, « Le sionisme, négation du judaïsme », vidéo, Hors Série, 24 février 2023 [en ligne] consulté le 24/05/2024. |
4 | Alma Dufour sur France info le 3 mai 2024 [en ligne] consulté le 20/5/2024. |
5 | Tamara Rossi, « Un meeting juif international historique tenu à Paris, le 30 mars », Informations ouvrières, 05/4/2024 [en ligne] consulté le 26/4/2024. |
6 | Golem, @collectif_Golem, Instagram, 19/02/2024 [en ligne] consulté le 20/5/2024. |
7 | UJFP, « Mise au Point », Site web de l’UJFP, 05/05/2021 [en ligne] consulté le 10/05/2024. |
8 | Tsedek!, « L’antisémitisme doit être combattu, son instrumentalisation aussi », Site web de Tsedek!, 03/11/2023 [en ligne] consulté le 10/05/2024. |
9 | Ibid. |
10 | Rudolph Bkouche, « Du philosémitisme d’État », Site web de l’UJFP, 27/04/2015 [en ligne] web archive du 16/02/2023 consulté le 10/05/2024. |
11 | Pierre Stambul, « Israël contre les Juifs », Site web de l’UJFP, 19/02/2015 [en ligne], consulté le 10/05/2024. |
12 | Bureau National de l’UJFP, « Créteil, une agression raciste qui nous indigne mais ne nous étonne pas », Site web de l’UJFP, 05/12/2014 [en ligne], consulté le 10/05/2024. |
13 | Bureau National de l’UJFP, « Le piège tendu aux juifs de France », Site web de l’UJFP, 15/01/2015 [en ligne] consulté le 10/05/2024. |
14 | Section lyonnaise de l’UJFP, « Soutien de l’UJFP-Lyon à René Balme », Site web de l’UJFP, 05/06/2012 [en ligne] consulté le 10/05/2024. |
15 | Pascal Riché, « Le Parti de Gauche condamne Dieudonné, Blanrue et Meyssan », Le Nouvel Obs, 05/07/2012 [en ligne] consulté le 10/05/2024. |
16 | « Mercredi 19 décembre à Lille : soirée sous le thème : “Peut-on parler librement de la Palestine ?” », L’Humanité, 17/12/2012 [en ligne] consulté le 26/4/2024. |
17 | Pierre Stambul, « Sionisme et antisémitisme : quelques compagnonnages d’hier et d’aujourd’hui », Contretemps, 01/11/2022 [en ligne] consulté le 26/4/2024. |
18 | Tribune collective, « L’armée du crime », Site web de l’UJFP, 09/11/2023 [en ligne] consulté le 5/4/2024. |
19 | Juives et Juifs Révolutionnaires, « Haolam Hazeh contre la “peste sioniste” » (sic) en France, en Allemagne, en Angleterre, et sur Mediapart », site web de JJR, 15/02/2023 [en ligne], consulté le 10/05/2024. |