À Marseille, des militantes féministes s’emparent des murs de la ville pour coller des slogans sur l’antisémitisme et la situation des femmes juives. Elles donnent de l’écho à leur action via un compte Instagram. Une démarche qui a surpris dans la troisième communauté juive d’Europe, réputée pour son conservatisme. Pour K., Yoram Melloul fait le portrait de certaines de ces colleuses, qui se retrouvent souvent prises en étau entre leur environnement traditionnel et leur militantisme.
Une nuit de septembre, j’accompagne trois ombres qui s’élancent sur les marches qui mènent au quartier du Panier, dans le centre-ville de Marseille. Elles s’arrêtent devant un mur, en évaluent la texture d’une caresse de la main droite, et jettent un coup d’œil tout autour pour vérifier l’absence d’éventuelles caméras de surveillance. Elles démarrent ensuite une chorégraphie qu’elles ont répétée des dizaines de fois. L’une plaque un rouleau de papier contre la paroi rugueuse, l’autre y applique de la colle à l’aide d’un pinceau trempé dans un sceau et la troisième enlève les bulles. Puis viennent les coups de cutter, « ça rend le papier plus dur à enlever. » Elles prennent une photo du message éphémère inscrit en lettres capitales et s’en vont. Le tout ne prend pas plus de trois minutes.
Des groupes de colleuses inscrivent depuis deux ans des revendications féministes et le décompte des féminicides sur les murs de très nombreuses villes de France. Mais, ce soir-là, à Marseille, les trois ombres sont exclusivement juives. Et elles le font savoir en collant par exemple « Juive et fière », ou des messages dénonçant la comparaison entre le pass sanitaire et l’étoile jaune. Le petit groupe s’est formé à l’initiative de Léa*, une militante de 38 ans. « J’étais la seule juive du groupe de colleuses dont je faisais partie. Elles n’étaient pas du tout sensibles aux problématiques propres aux femmes juives. Mais certaines m’ont poussée à coller des messages sur le sujet. »
Orthodoxie et injonction au mariage
Avec près de 80 000 membres, la communauté juive de Marseille est la troisième d’Europe. Elle est riche, protéiforme et surtout, elle ne se cache pas. Les juifs vivent leur vie religieuse et culturelle dans une certaine tranquillité, même si les synagogues prennent des précautions pour assurer la sécurité des fidèles ; notamment depuis l’attaque au couteau contre un enseignant juif en 2016, qui avait glacé le sang de la communauté. Ils sont présents aussi bien dans les quartiers les plus riches, comme dans le huitième arrondissement, que d’autres plus populaires, tel celui de la Rose. À kippour, ils font le tour des synagogues en costume et avant shabbat de longues queues s’étendent devant les boucheries. Les juifs de Marseille, vivent au rythme de la ville. Ils font partie du paysage, parfois là où on ne les attend pas. Il y a peu, j’étais surpris de voir un homme d’une soixantaine d’années sortir du stade vélodrome avec les téhilim dans un sac plastique. Il venait de rendre hommage à Bernard Tapie, l’ancien président de l’Olympique de Marseille.
Pour autant, la présence de collages de féministes juives a quelque chose de surprenant pour le Marseillais que je suis. Car si la communauté est dynamique et plutôt jeune, elle est aussi très conservatrice. Sur la cinquantaine de synagogues, deux seulement font partie d’un mouvement progressiste : l’une libérale et l’autre massorti, un mouvement traditionnaliste basé sur une compréhension moderne de la Torah et de la Halakha, la loi juive. Et les deux sont mal considérées, voire complètement inconnues des autres juifs de la ville. Il y a quelques années, un groupe de femmes avait bien essayé d’organiser une lecture de la Torah au centre culturel juif Edmond Fleg dans le cadre d’un cycle d’études mené par la talmudiste Liliane Vana. Mais elles avaient subi des menaces de membres de milieux orthodoxes, peu favorables à l’idée que des femmes puissent lire la Torah. La pression était telle que le centre culturel avait dû se fendre d’un communiqué pour dénoncer la situation.
Les orthodoxes marseillais, Léa les a assidûment fréquentés pendant longtemps : « Je viens d’une famille où on ne pratique pas la religion, explique-t-elle. Je me suis rapprochée du judaïsme et du milieu orthodoxe à l’adolescence. » À cette époque, elle mange casher, respecte les interdits liés à shabbat et va très régulièrement à la synagogue. « J’étais heureuse. Je le croyais quand on me disait que les femmes étaient très proches de dieu et qu’il n’y avait pas besoin d’en faire des caisses, que nous n’étions pas astreintes à faire toutes les mitsvot. Ma place me convenait comme ça, je ne me sentais pas lésée à l’époque. »
Après ses 20 ans, se pose la question du mariage. L’injonction ne vient pas d’elle, mais des juifs et des juives qu’elle fréquente. « Ce qui devenait le plus important ce n’était plus la pratique ou l’étude de la religion mais de savoir quand j’allais fonder une famille. » Pourtant elle aime étudier les textes et elle le montre. Mais cela ne suffit pas. « Au bout d’un moment, des gens estiment que tu en as fait assez, qu’il faut te marier. »
Autour d’elle, personne ne remet vraiment en cause cette injonction au mariage. Parfois quelques femmes plus âgées la défendent, « ponctuellement, et jamais pour dire que c’est mon corps, c’est mon choix. Seulement, moi je voulais continuer les études, faire carrière. En plus, rapidement j’ai su que je ne voudrais pas d’enfants. Et dans ce milieu ce n’est pas acceptable. »
La pression est trop forte. Elle se sent de plus en plus seule : « J’étais vraiment en rupture avec les orthodoxes », se souvient la jeune femme. Désabusée, elle s’éloigne peu à peu de la synagogue. « Je n’avais pas l’impression qu’ils allaient changer de point de vue. Je me disais que si jamais ils m’appelaient pour avoir des nouvelles, ils allaient revenir pour me demander pourquoi je n’étais pas mariée. Alors, je suis devenue ce qu’on pourrait appeler traditionnaliste, comme le sont plein de juifs. »
Retrouver son judaïsme dans le militantisme
Quand Léa entre dans la vie professionnelle, elle commence à s’intéresser au féminisme et fait des liens avec son expérience à la synagogue. Pour la première fois, elle tape sur son moteur de recherche internet les mots « judaïsme et féminisme » et tombe des nues. « Je découvre qu’un autre monde est possible. Qu’il existe des milieux beaucoup plus en accord avec des profils comme le mien où sont abordées des questions que je me suis posée en m’intéressant au féminisme, comme celles liées aux violences conjugales, à l’inceste, au manque de légitimité de certaines femmes. » Elle retrouve le goût de l’étude religieuse. « Les féministes juives incitent à prendre la parole, à faire des discours, à se contredire, à chercher des sources et les partager. Je me suis dit que c’était bien plus stimulant que les cours où j’allais avant. On ne m’y parlait que de la halakha (loi juive), de comment suivre les règles et être tsniout (prude). Au final on revenait toujours à ‘il faut être gentille et compréhensive’. »
Les féministes juives incitent à prendre la parole, à faire des discours, à se contredire, à chercher des sources et les partager. Je me suis dit que c’était bien plus stimulant que les cours où j’allais avant. On ne m’y parlait que de la halakha (loi juive), de comment suivre les règles et être tsniout (prude). Au final on revenait toujours à “il faut être gentille et compréhensive“.
Elle qui n’a jamais milité prend contact avec les colleuses de Marseille et place quelques phrases sur l’antisémitisme. En réaction à des croix gammées, taguées à côté d’un collage féministe, elle lance la création du groupe de colleuses juives en mai dernier, composé exclusivement de femmes juives. . Elles y font vivre leurs collages via un compte Instagram suivi aujourd’hui par plus de 2000 personnes.
« On est comme une petite communauté politique et religieuse. On a même fait Rosh Hashana toutes ensemble », commente Lisa*, une colleuse très active qui préfère elle aussi rester anonyme car le collage est illégal. Nina*, a intégré cette « petite communauté », après n’avoir vraiment jamais trouvé la sienne. Éloignée du judaïsme, elle avait repris contact avec la religion à la suite d’un séjour en Israël dans le cadre du programme Taglit, un voyage offert par Israël aux juifs du monde entier qui en font la demande.
Elle a alors 18 ans et y fait sa Bat Mitsvah. De retour en France, elle cherche une synagogue, commence à respecter le shabbat et à manger casher. Mais elle peine à en trouver une où elle se sent bien. Les communauté traditionnaliste et orthodoxe qu’elle fréquente la mettent mal à l’aise et elle habite trop loin des deux synagogues progressistes de la ville, où elle a fait une partie de son éducation religieuse. « À cette période j’ai vraiment compris que j’étais juive, mais que ça ne consistait pas pour moi à mettre des jupes, ou me couvrir les bras. Je ne dénigre pas du tout celles qui le font, mais je ne me sentais pas à ma place. » La découverte du compte Instagram des colleuses juives lui fait comme un électrochoc : « Je me suis dit, enfin ça existe ! » Elle y trouve un espace de discussion où elle peut parler judaïsme et féminisme, et évoquer les questions propres à son orientation sexuelle. « Je ne suis pas hétérosexuelle. Mais si je me marie, c’est important pour moi de le faire sous la houppa [l’étoffe sous laquelle sont célébrés les mariages juifs – ndlr]. Les LGBTQUIA+ sont invisibilisés dans la communauté juive. » Nina l’écrit sur les murs de la ville, et commente son message sur le compte Instagram du groupe : « Je suis fière de me dire que des personnes qui ont ou n’ont pas pu faire leur coming out, se reconnaitront peut-être dans ce collage. »
Le groupe s’adresse à la communauté juive, notamment dans les quartiers où elle est concentrée. Comme quand les colleuses écrivent sur un mur : « Le fait de refuser de donner le guett[1] à son épouse est une violence conjugale » ou encore « On veut des femmes rabbins ». Pour la doctorante en sciences des religions, Noémie Issan-Benchimol, le collage « permet de parler aussi pour toutes celles dont la parole est moins libre pour plusieurs raisons structurelles. Le fait d’être hors institution, ça autorise aussi une plus grande liberté de ton. » Cette méthode se démarque de ce que fait traditionnellement la communauté juive française. « Elle a l’habitude de se mobiliser surtout autour des questions d’antisémitisme », détaille la chercheuse.
Les colleuses sont dans une démarche intersectionnelle, elles prennent en compte les différentes formes de domination que subissent les femmes juives, et disent que le féminisme juif nécessite l’utilisation d’outils adaptés au contexte religieux. Elles collent sur d’autres sujets, comme l’exploitation et le génocide des ouighours, et envisagent même des collages en partenariat avec des femmes d’autres religions.
En ce qui concerne les réactions des passants, « les non-juifs sont souvent interloqués, détaille Léa. Comme si écrire les mots “juif” ou “juive” était interdit, tabou. En général, on colle un papier à côté pour expliquer la démarche. Ça rassure notamment les gens de la communauté juive. »
Parler à la gauche
Pour l’instant, le groupe n’est pas encore très connu à Marseille. Les institutions communautaires n’ont jamais réagi à leurs actions. Mais elles reçoivent des messages de femmes religieuses qui ont envie de discuter ou de partager leur situation. Comme une abonnée, qui leur raconte que son mari négocie les conditions du divorce civil en la menaçant de ne pas lui donner le guett si elle ne plie pas. En ligne, elles reçoivent des invectives de la part de juifs orthodoxes, ou encore des insultes très violentes venant de l’extrême droite. Et beaucoup de questions, notamment des milieux militants de gauche. Car l’autre objectif, est aussi de s’adresser à ces derniers : « Les juifs de gauche ne veulent plus se taire, analyse Noémie Issan-Benchimol. Le militant juif subit un peu la double peine. On lui demande de soutenir la cause quoiqu’il en soit, mais derrière il n’y a personne pour parler d’antisémitisme par peur d’être associé au sionisme. »
Les militantes que j’ai rencontrées témoignent de mauvaises expériences à gauche. Lisa, par exemple, fréquente beaucoup de mouvements féministes intersectionnels. « Chez mes amis activistes, on ne parle jamais d’antisémitisme. Puis, au moment de la dernière guerre avec Gaza, j’ai vu apparaître beaucoup de messages antisémites. Souvent, quand j’entends parler du grand capital dans les milieux très à gauche, c’est la figure du juif qui apparait. » Jusqu’alors elle n’avait pas vraiment intégré le judaïsme dans sa lutte. « Puis je me suis mise à parler des femmes juives. Tout le monde était surpris. Dans cette sphère, ce n’était juste pas une question, en fait. »
Elles dénoncent le silence de la gauche concernant l’antisémitisme. « C’est la droite qui vient tenir l’affiche dans le rassemblement pour Sarah Halimi à Marseille. C’est elle qui dit aux juifs, avec moi vous serez en sécurité », analyse Léa. Et Lisa de compléter : « Il y a une instrumentalisation de l’antisémitisme à droite, qui se réapproprie la lutte quand un acte antisémite vient d’un musulman. »
Léa l’explique par le fait que l’antisémitisme n’entre pas vraiment dans le cadre fixé par les milieux militants. « Il y a comme une mise au silence de l’antisémitisme dans la définition du racisme, dans sa partie la plus visible, comme le contrôle au faciès ou encore les discriminations à l’embauche. Pour l’antisémitisme, ce sont d’autres ressorts qui s’expriment. Il y a un manque total de culture sur cette problématique chez les mouvements militants d’extrême gauche. » C’est l’une des raisons pour lesquelles les photos des collages sont souvent accompagnées de longs textes explicatifs et pédagogiques sur le compte Instagram.
L’initiative commence à faire des émules dans d’autres villes. Deux groupes de colleuses juives doivent bientôt être créés, à Lille et à Bruxelles. En Belgique, c’est Ninon, la fondatrice du groupe des colleuses de Bruxelles qui a pris l’initiative après avoir été choquée par la présence d’étoiles jaunes dans les manifestations anti-pass sanitaire en France. Elle a été inspirée par le compte Instagram des colleuses juives de Marseille, notamment dans sa dimension explicative et intersectionnelle. Elle s’enthousiasme déjà à l’idée de « lutter contre l’antisémitisme main dans la main avec des mouvements français. »
Yoram Melloul, texte et photos.
* Le prénom a été modifié
Notes
1 | Acte de divorce selon la loi juive |