Sept minutes

Le début laborieux des premières libérations d’otages ces jours-ci crée un émoi intense et amer dans la société israélienne. Dans K. cette semaine, la voix de l’écrivaine Rachel Shalita témoigne, dans « 7 minutes », de son amitié et de son inquiétude – jusque dans ses rêves – pour un otage, Alex Danzig, historien de la Shoah, figure de la réconciliation entre Israël et la Pologne, prisonnier aujourd’hui du Hamas.

 

‘Tunnel noir’, Erik Bulatov, 1964, WikiArt

 

Alex m’a dit qu’il faut exactement sept minutes à pied de chez lui à l’école, et que je dois sortir trente secondes avant lui puisque j’habite au numéro 5 et lui au numéro 7. Nous marchons rapidement sans nous parler, parce que si nous parlions, nous pourrions mettre sept minutes et demie ou même huit, et alors nous entendrions la sonnerie retentir et nous aurions des problèmes. Alex parle vite en hébreu, comme s’il était né ici, personne ne peut plus se rendre compte qu’il est l’un de ces enfants arrivés de Pologne, si ce n’est qu’il n’est pas bronzé, que ses cheveux sont un peu roux et qu’il a une voix douce, celle des enfants qui ne sont pas nés ici, qui ne marchent pas pieds nus et ne crient pas.  Sa mère a été dans la Shoah, c’est ce que nous savons, elle a les yeux tristes et elle ne crie jamais. Personne ne connaît son père, s’il en a un, peut-être est-il resté là-bas, en Pologne. Alex est l’enfant le plus intelligent de toutes les classes, mais il ne crâne jamais. Il participe à des jeux radiophoniques, des jeux pour les enfants, il est toujours le premier à répondre et il reçoit toutes les récompenses. Nous ne sommes pas dans la même classe. Nous n’allons pas non plus dans le même mouvement de jeunesse. Alex va à l’Hashomer Hatzaïr et moi au Mouvement unifié, comme nos parents quand ils n’étaient pas encore ici.

Après le lycée, Alex est devenu membre d’un kibboutz de l’Hashomer Hatzaïr. La première fois que je l’ai revu, bien des années plus tard, lors d’une réunion des anciens de notre école, Alex était un homme grand et massif, ses cheveux étaient encore roux mais beaucoup plus blancs, et en bataille comme s’il n’allait jamais chez le coiffeur, il avait un début de calvitie et une grosse barbe de sorte que je ne l’ai pas reconnu au premier coup d’œil.

Depuis quelques semaines, Alex se trouve dans un tunnel à Gaza. J’imagine un tunnel sombre et humide. Peut-il s’asseoir, s’allonger, a-t-il de quoi manger ? À quoi pense-t-il ? Professeur d’histoire polonaise. Spécialiste d’histoire polonaise. Il est l’auteur de guides de voyage sur la Pologne. Je pense beaucoup à lui. Peut-être que je pense beaucoup à lui pour ne pas penser aux enfants kidnappés. Je ne peux pas les imaginer. Je ne veux pas.

Le troisième jour de la guerre, j’ai trouvé dans la rue un grand carton d’emballage, il avait contenu un téléviseur. J’y découpe un grand rectangle et j’écris en lettres rouges et noires : « Libérez les otages », je marche en brandissant la pancarte dans la rue vide. Les gens ont peur de sortir à cause des sirènes. Une des rares voitures qui passent klaxonne pour me signifier son approbation. Je me dirige vers le siège de l’armée et, à ma grande surprise, il y a déjà vingt ou trente personnes munies de pancartes improvisées, écrites à la main. « Ramenez les otages. » Nous sommes là, sous le soleil de midi, agitant les pancartes devant les quelques voitures qui passent dans une avenue, l’une des rues les plus fréquentées de Tel-Aviv en temps normal. Nous ne savons pas si quelqu’un nous voit, si quelqu’un s’en soucie, mais nous devons être là, ne pas nous taire, être en compagnie de gens qui pensent comme nous. Nous revenons le soir, créons un groupe WhatsApp et les heures passent, et ils sont là, et Alex est là. Et il n’y a nulle part où échapper à l’inquiétude.

À quatre heures du matin, quelqu’un m’appelle « Maman » dans mon rêve, et je commence à penser aux enfants kidnappés qui ne sont pas encore libérés, certains d’entre eux n’ont plus de parents ni de maison. Je retrouve Alex dans notre rue, nous la traversons, nous passons le bosquet qui vient d’être planté, puis nous prenons un chemin qu’Alex a trouvé entre des immeubles récemment sortis de terre, et nous pénétrons dans le terrain semé de ronces qui mène à l’école. Alex me rappelle de faire très attention à ne pas m’écarter de l’étroit chemin, à cause des ronces. Nous marchons vite, pour arriver avant la sonnerie, mais elle nous devance, et elle sonne comme une sirène,  elle monte, elle descend, et Alex me dit, cette fois nous sommes arrivés à l’abri en un peu plus de sept minutes.


Rachel Shalita, 2 novembre 2023

Traduit de l’hébreu par Gilles Rozier

 

Rachel Shalita est née en 1949 au kibboutz Tel-Yossef, un an après la création de l’État d’Israël. Elle vit à Tel-Aviv. Deux de ses romans, traduits par Gilles Rozier, sont parus aux Edition de l’Antilope :
‘Comme deux sœurs’ (2016),
‘L’ours qui cache la forêt’ (2019).

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