Semaine sainte sous Lexomil

Coïncidence du calendrier, Danny Trom avait prévu ses vacances en famille à Séville, pile pendant la Semaine sainte. Perdu au milieu des défilés de pénitents, le Lexomil ne suffisant pas pour contrer une peur et une angoisse juive sans doute ataviques, il s’est improvisé correspondant journalistique de cette expérience archaïque du catholicisme.

 

Semaine sainte à Séville, avril 2025 (c) Danny Trom

 

J’ignorais que ma semaine de vacances à Séville coïnciderait avec la Semaine sainte. 

Première sortie, la ville est calme comme si les touristes avaient déserté. Pas de voitures. Le claquement de talon de quelques passants résonne sur les pavés. Les balcons en fer forgé sont recouverts de tissus de velours rouge piqués de motifs dorés. La ville est à nous. Au tournant d’une ruelle, un attroupement devant l’Église. L’attente. Alors on attend aussi, mais quoi ? Peu importe, l’atmosphère est électrique, il va se passer quelque chose. On s’avance un peu, mais les gens sont contrariés, on recule. Les lourdes portes de l’église s’ouvrent très lentement, les yeux sont rivés en direction de l’antre quand soudain des trompettes-sirènes d’alarme crachent un son strident, avant que des roulements de tambour ne prennent le relais. Tel un monstre se dégageant d’un orifice trop étroit, surgit un énorme char doré avec Jésus tout de blanc vêtu emmené par les deux soldats romains, pointé du doigt par Judas, tout cela devant les yeux de Marie la mine résignée. Je fais monter ma fille sur un plot pour qu’elle voie mieux, ‘non’ me dit-on à l’arrière ; sa mère la prend sur les épaules, à nouveau ‘non’ nous dit-on. La procession s’ébroue dans l’immense vacarme de cuivres, ponctué de silences interrompus par le son d’une lourde cloche, comme composé par Ennio Morricone au moment où le duel attendu est proche de son dénouement. On connait le scénario : mort bientôt, ressuscité aussitôt. Entre-temps, le même suspens, toujours aussi prenant. Pour l’instant sa mort est imminente. Les visages sont fermés, jeunes et vieux confondus. Je m’aperçois qu’on est à présent au milieu d’une foule nombreuse. Pris d’une sensation d’étouffement, il me faut reculer. On s’éloigne pour respirer tandis que la foule s’agglutine au plus proche du défilé.

Le soulagement est de courte durée. À notre insu, la scène se réplique simultanément devant 70 églises de la ville, chaque congrégation crachant à la suite de l’expulsion du char une escouade indénombrable de pénitents coiffés de capirotes, cette cagoule en forme conique qui évoque aux étrangers que nous sommes le KKK. Le son, c’est bien celui aigu de la trompette mexicaine, mais ici point de sombreros : une tunique intégrale des pieds et la tête, dont la couleur varie selon la congrégation, ornée d’une immense croix. Ce sont des fantômes avec deux petits trous pour leurs yeux anonymes, qui se mettent en file pour former des queues interminables marchant au rythme des percussions. Chaque église, même de taille modeste, est capable d’en expulser des centaines. Comment est-ce possible, se demande-t-on. Sont-ils empilés tout petits dans le sous-sol de l’église et gonflent-ils au contact de la lumière du jour ? Il en résulte d’interminables colonnes en procession quadrillant bientôt toute la ville suivant des itinéraires connus des seuls initiés. Dans notre échappée, on croise parfois des silhouettes de retardataires empressées de rejoindre leurs rangs en longeant les murs. Ils pullulent. Pris dans cette toile d’araignée tissée par un démiurge du KKK, nous paniquons. Aucun moyen de rejoindre notre logement pour nous calfeutrer, chaque ruelle empruntée débouchant sur une foule recueillie, fascinée par sa procession, rétive à céder le passage ; le temps que Mappy nous propose un chemin alternatif, la même colonne ou une autre, allez savoir, nous barre la route. La chorégraphie est celle d’un préfet martial rompu à l’art de l’encerclement. En cette Semaine sainte, ce n’est plus une ville, mais un empilement de culs-de-sac mouvants. De la confusion à la désorientation à la panique, le claustrophobe que je suis saute allègrement les étapes. Dans la crise de panique et au bord de la crise cardiaque, il se dit que jamais il ne s’en sortira. La nuit tombe. Le labyrinthe se referme sur lui, l’odeur nauséabonde de l’encens et les percussions lugubres lui signalent à chaque lueur d’espoir retrouvé au tournant d’une ruelle, que le piège est fatal. Après une percée hardie (effectuée comme un aveugle tremblant sous la conduite de ma fille et de mon épouse), nous retrouvons notre abri. On les entend défiler sous nos fenêtres, mais le soulagement est tel qu’on en sourit, en songeant avec inquiétude au lendemain.

 « Mais cela n’a rien à voir avec le KKK ! » répète l’indigène courroucé. « D’ailleurs, ils dissimulent sous les ceintures de leurs tuniques des sucreries qu’ils distribuent aux enfants ». L’art de vous rassurer. 

 

Semaine sainte à Séville, avril 2025 (c) Danny Trom

 

Reste à savoir pourquoi ces pénitents encagoulés avec un chapeau si haut et si pointu qu’il semble vouloir empaler les étoiles, nous inspirent-ils une sainte trouille. Avec cette capirote — un mot jusqu’alors inconnu trouvé sur Wikipédia, qu’il nous sera difficile d’oublier — sans rapport aucun avec le KKK protestant, le pénitent est sensé mimer le condamné dont on dissimule le visage coupable à la vue du public. À l’origine, il s’autoflagellait, mais les mœurs ont évolué. À présent, il veut s’humilier pour ses fautes, vêtu à la manière dont hérétiques et autres déviants comparaissaient devant l’Inquisition. Mais alors pourquoi les pénitents ressemblent-ils à des bourreaux, se demande précisément l’hérétique ? Pourquoi, lui, fait-il l’expérience du gibier déjà cerné par la meute ? Pourquoi l’odeur écœurante de l’encens lui évoque-t-elle le fumet du bucher ? Pourquoi pense-t-il ne pas survivre au roulement de tambour ? À cette question, l’indigène n’a pas de réponse à proposer, il ne se l’est d’ailleurs jamais formulée. C’est que le son des trompettes stridentes ponctué de tintement de cloche à la Sergio Leone n’annonce précisément pas un duel. Ce ne sont pas deux regards qui se défient mutuellement, mais un seul regard tourné vers l’intérieur dont le public est témoin. Car tout est ici auto-référentiel : on s’auto-punit, on s’auto-humilie, on s’auto-condamne, on s’auto-absout. On vit la passion du Christ, qui est effectivement le responsable de son propre drame puisqu’il s’auto-tue, accomplissant ce qui se donne comme un sacrifice de soi, ce qui, en langage sociologique, est la forme même du suicide altruiste. C’est la même personne qui meurt et qui triomphe, qui triomphe dans l’offrande de sa vie, et cela contredit frontalement la morale commune du Western, fut-il spaghetti. En touristes ignorants, nous avons mal interprété la musique, le jour de notre arrivée. Pourtant, nous savions que de cette scénographie, quelque chose du duel persiste. Sinon, pourquoi le pénitent en voudrait-il aux coupables de ce meurtre si bénéfique pour l’humanité ? Ne doit-il pas s’auto-accuser intérieurement et le traquer à l’extérieur ? Alors, le portrait du pénitent se précise : il est martyr, victime et bourreau d’un seul tenant. Il est en somme le bourreau de lui-même. Sous son accoutrement, les deux faces du même personnage se débattent, celui qui souffre pour expier ses fautes, et celui qui sévit pour expurger le monde du péché. Le pénitent se dérobe aux regards sous sa capirote parce qu’il est fautif et persécuteur. À sa place, ne feriez-vous pas pareil ?


Danny Trom

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