Rwanda : « C’est dur de vivre avec tous les gens qui nous ont tués. »

Entre avril et juillet 1994, en un peu plus de trois mois, près d’un million de Tutsis ont été assassinés au Rwanda. Écrit en 2007, K. republie aujourd’hui ce texte de Stéphane Bou, à l’occasion de la semaine de commémoration du début du génocide[1]. À l’heure où les rescapés vieillissent et où le négationnisme du crime qui les a frappés continue de circuler, il nous a semblé important de donner une nouvelle vie à ce reportage qui plongeait dans un pays encore pétrifié par l’horreur, où les souvenirs des massacres s’infusent partout, dans les mots, les silences, les corps, les paysages. Il témoigne de la durée du génocide – sa persistance psychique, sociale, politique – et du travail mémoriel propre à l’épreuve génocidaire. 

Kigali Genocide Memorial Museum, photographies de victimes du génocide de 1994.

 

Qu’après le génocide arménien et la Shoah, la passion génocidaire ne soit nullement éteinte, c’est ce qu’ont révélé les crimes commis au Rwanda en 1994, par leur ampleur inouïe et leur caractère systématique d’exécution de chaque tutsi, visé à la fois individuellement et indistinctement. Raul Hilberg, dans la dernière édition de son livre majeur, le soulignait sur un mode quasi testamentaire : « Le désastre des Tutsis s’est déroulé au su et au vu du monde (…) L’histoire s’était répétée »[2]. Si la mémoire post-Shoah doit être préservée, c’est d’abord en ce qu’elle enseigne la vigilance à l’égard de ce que peut, par déraillement de la politique des États pris de fureur nationaliste ou de xénophobie ethnique, subir toute minorité : l’extermination. À cet égard, cette mémoire est faite pour être appropriée comme une arme pour comprendre les mécanismes qui mènent à ce type d’acte et le structurent dans son accomplissement, et ainsi parer au pire. À l’heure où le terme et le concept de génocide sont lancés comme des anathèmes et des mises en accusation, plutôt que comme les outils de compréhension et d’intelligibilité des situations qu’ils doivent être, et au moment où le recueillement mémoriel nous convoque s’agissant du Rwanda, il importe de rappeler ce qui est en jeu. Cela, à la fois pour contester les calomnies mises en circulation du côté antisioniste, et pour mettre face à leur responsabilité tous les signataires de la Convention pour la prévention et la répression contre le crime de génocide, dont Israël, au moment où la passion nationaliste le submerge et le détourne de ses devoirs d’État démocratique moderne. — La rédaction.

 

*

 

Le Rwanda n’en finit pas de vivre à l’heure du crime. Comment pourrait-il en être autrement ? C’était hier. Fouiller la terre, c’est prendre le risque de découvrir un autre charnier, et aujourd’hui encore il faut exhumer les cadavres pour tenter de reconnaître les morts. Le décompte n’est pas terminé. Le souvenir du génocide est à l’air libre et hante le paysage. Sur certains sites, comme à Murambi, des centaines de squelettes ont été pétrifiés par la chaux, reliques d’un massacre qui s’expose en signe d’une sidération sans répit. « Que faire, que dire, à qui demander, quand celui à qui je dois demander n’est plus là ? » chantent les deux amis tutsis qui nous y ont accompagnés. Un visiteur suédois a pour sa part écrit deux mots dérisoires sur le livre d’or de ce mémorial infernal : « Very sad ».

Les rescapés n’ont toujours pas compris pourquoi ils auraient dû disparaître et pourquoi ils n’ont pas disparu. Leur génocide, le plus rapide et le plus productif de l’histoire, ils en parlent parfois comme Arlette, rencontrée le soir même de mon arrivée à Kigali. Elle raconte sa vie, mais s’interrompt brutalement : « C’est à ce moment-là que notre génocide est arrivé… ». Elle sait bien que le crime a longuement mûri et appartient à l’Histoire, qu’il a été rendu possible par des années de politique discriminatoire et de discours haineux, mais il lui apparaît aussi comme une catastrophe naturelle, un mystère climatique que personne n’arrive à élucider, un monstre anonyme venu d’on ne sait où pour dévaster le pays et dont il faut craindre le retour. Au Rwanda, on est même sûr qu’il reviendra, un jour ou l’autre, en Afrique ou ailleurs : au deuxième étage du mémorial de Kigali, où se mélangent les restes de 256 000 cadavres, à l’entrée de l’exposition consacrée à « l’histoire des génocides du XXe siècle », on n’a pas écrit « plus jamais ça ». Les Rwandais ne sont pas aussi optimistes. Ils vous préviennent en vous accueillant avec une autre phrase : « La violence du génocide frappera encore ». Pour eux, c’est le monde entier qui est le lieu du crime.

Il y a beaucoup de gens qui sont dans une solitude interminable. Pas forcément la solitude réelle, mais la solitude vécue. Un sentiment que l’humain n’existe plus. 

Comment faire pour ne pas penser tout le temps au génocide ? Comment ne pas cesser de témoigner pour ses victimes ? Les rescapés sont pris dans une situation impossible, coincés entre les morts qui les habitent et les vivants qu’il faut rejoindre. Pour le docteur Naason, l’un des trois psychiatres du Rwanda (autant que dans la plus petite rue du Quartier latin) : « Le survivant d’un projet d’extermination n’est pas le survivant d’une guerre. C’est quelqu’un à qui l’on n’a pas cessé de dire qu’il n’avait pas le droit d’exister et que, s’il survit, c’est comme une exception. Il y a beaucoup de gens qui sont dans une solitude interminable. Pas forcément la solitude réelle, mais la solitude vécue. Un sentiment que l’humain n’existe plus ».

Le traumatisme est comme un nuage toujours suspendu dans l’air et qui peut cracher sa foudre à tout moment. « Entre avril et juillet surtout, au moment des commémorations et des anniversaires, c’est comme une épidémie. Ceux qui retournent dans le génocide ont des maux de tête interminables. Ils se cachent. Ils crient. Ils ne croient pas que le génocide est terminé. Les établissements scolaires doivent fermer pour laisser passer la crise. » Arlette et Anita en parlent en souriant, avec cette douceur imperturbable qui vaut aux Rwandais la réputation, venue d’on ne sait quelle blague coloniale, d’être « les Suisses de l’Afrique ». « Plus les années passent, plus les traumatismes se réveillent. Dans les premières années, on était comme détachés. Chaque année qui passe, le traumatisme est plus fort que l’année précédente. » Et puis Anita me demande si j’ai déjà été à Saint-Tropez. Saint-Tropez ? Elle explique en gloussant que « Sous le soleil » est un de ses programmes de télévision préférés. On ne peut pas toujours porter le fardeau d’être du côté des morts. Parfois la vie ressemble à un sitcom de TF1, où des starlettes bronzées débitent leurs minables soucis existentiels étendues sur des transats.

Plus les années passent, plus les traumatismes se réveillent. Dans les premières années, on était comme détachés. Chaque année qui passe, le traumatisme est plus fort que l’année précédente. 

Arlette et Anita sont deux orphelines, mais elles appartiennent à une même famille. Comme tous les membres de l’AERG, comme la plupart des rescapés, qui font tous partie d’une étrange famille recomposée de bric et de broc où le « papa », la « maman », les « grands frères » et les « petites sœurs » ont à peu près le même âge. Ensemble, ils organisent des « descentes » dans les écoles des villages pour aider les orphelins du génocide à ne pas devenir des vagabonds. Les rescapés forment un pays dans le pays. Dans le village de Kimironko, cent trois personnes sont regroupées en vingt-quatre familles. Ils ont tous entre 15 et 25 ans. Les plus vieux cherchent des revenus le jour pour subvenir aux besoins des plus jeunes. On se relaie pour étudier. On construit des projets en commun. « La meilleure chose pour ne pas tomber dans le traumatisme, c’est le travail », explique un grand frère. Pourtant, « le suicide est une voie que de plus en plus de gens empruntent, constate le docteur Naason, et l’on peut dire que c’est aujourd’hui un véritable problème de santé publique. Le poids du temps : les gens n’ont pas trouvé de réponse ».

Les gens n’ont pas trouvé de réponse ? Le gouvernement croit, lui, en avoir trouvé une. Il lui a donné un nom, elle s’appelle « unité et réconciliation ». Au cœur de cette politique, les gacaca[3]. Dans les villages des collines, ces tribunaux traditionnels doivent juger des dizaines de milliers d’assassins et leurs complices. Au lendemain du génocide, cent mille d’entre eux étaient détenus en prison. Solution impossible. Les gacaca sont le moyen trouvé pour que les coupables se repentent, les victimes pardonnent et le pays se réconcilie. « Il n’y a pas le choix », dit-on.

Ainsi, on n’a officiellement plus le droit de parler de Tutsis et de Hutus sous peine d’être accusé de « divisionnisme ». Tous Rwandais ! Tout faire pour effacer des décennies d’histoire, que les survivants ressassent ad nauseam : « Toute mon enfance, j’ai entendu ceux qui nous insultaient : “Vous êtes des Tutsis, vous êtes des serpents”. C’était la vie. Un jour, notre maître d’école nous a fait une leçon d’histoire : “Vous n’êtes pas les mêmes. — Mais nous vivons dans les mêmes collines ! — Regardez, il y a ceux qui sont longs et ceux qui sont courts”. Ça me revient toujours : « Les Tutsis sont des traîtres ». On nous parlait de versets dans la Bible qui disaient que les Tutsis doivent être tués parce qu’ils ont été abandonnés par Dieu. Il y avait des familles hybrides. On a dit : “Toi, tu es hutu, mais dans ton ventre il y aura des Tutsis”. Ils l’ont éventrée. Il y a des mamans qui ont tué leur enfant. Il y a des enfants qui ont tué leur maman. Si, pendant trente ans, on a dit que les Tutsis n’étaient pas des hommes, ça ne va pas changer en deux jours. Même s’il y a une politique de réconciliation. Il faut voir comment toucher ceux qui ont vécu toute leur vie avec ces idées. C’est un long processus… ». Ces phrases, je les ai entendues dans cent bouches différentes.

« Les gens, ils veulent encore tuer. »

Il faut imaginer les survivants, minorité vivant au milieu de ceux qui ont assassiné leurs familles. La peur, toujours la peur. « Je ne peux plus revenir dans mon village, confie le docteur Naason. La dernière fois, j’imaginais que tout le monde allait me chasser. Ici, dans la grande ville, je me dis que personne ne va savoir qui je suis. » Thierry Sebaganwa en est convaincu : « Les gens, ils veulent encore tuer ». Et il raconte qu’en avril 2006, au moment des commémorations, un auditeur a hurlé sa haine à la radio lors d’une émission de libre antenne : « On vous tuera tous ». Ce nostalgique du génocide qui veut finir le travail et pense que la radio des Mille Collines n’a pas fini d’émettre a écopé de dix-sept ans de prison. Le docteur Naason affirme : « J’ai eu quelques rares cas de génocidaires passés par la psychose. Il faut pouvoir en passer par la folie pour pouvoir dire quelque chose à propos de ces massacres auxquels ils ont participé. Ceux qui ont des remords se suicident avant de passer chez un médecin ».

En attendant, Thierry ne comprend pas « pourquoi ce sont toujours les mêmes qui sont tués. Il y a des villages où, s’il y a une gacaca, les rescapés sont très menacés. Ça s’accélère quand il y a les tribunaux, parce qu’ils sont les seuls à savoir ce qui s’est passé ! Ils représentent des dangers pour les génocidaires ». Un rapport de Human Rights Watch vient d’être rendu public, qui reproche au gouvernement rwandais de ne pas leur accorder une protection suffisante. Certains estiment que, l’année passée, il y aurait eu plus de deux cents meurtres.

« Quelques dizaines, selon Jacqueline Kondika, député du FPR (Front patriotique rwandais). Nous avons eu en effet quelques cas d’insécurité, et le gouvernement a pris des mesures. » Elle fait son métier de député, fidèle à la politique de son gouvernement : « Juste après le génocide, les plaies étaient ouvertes. Les juridictions gacaca ont été instituées pour faire face aux réalités actuelles. C’est très pratique dans le cadre de l’unité et de la réconciliation de réduire les peines. Les gens doivent retourner chez eux pour contribuer à la réconciliation. Il s’agit de ressusciter un pays. Les bourreaux, il faut les rééduquer. On n’a pas le choix, on doit vivre ensemble, et j’ai pris la décision de pardonner à ceux qui ont exterminé ma famille parce qu’il n’y a pas d’autre choix possible ».

« Ici, on vous parle lentement, doucement, et puis soudainement, on vous cogne. C’est ça le problème au Rwanda. »

Un soir, pendant un dîner, on appelle Venuste sur son téléphone portable pour lui dire que des Hutus sont en train de jeter des pierres sur la maison d’un membre de sa famille. Pour Thierry, « les autorités ne sentent pas les problèmes comme nous les sentons. Il nous faudrait une force ». Souvent, les rescapés tutsis se sentent aussi éloignés qu’on peut l’être de ces Tutsis de l’extérieur, arrivés en 1994 d’Ouganda ou du Burundi et qui parlent anglais. « Comment exercer la justice dans un pays où il y a autant de criminels ? se demande le docteur Naason. L’État est coincé. Sa bonne volonté est complètement dépassée par la situation. Quand l’État libère trente mille personnes, c’est interprété comme un signe de faiblesse. Il y a la réconciliation officielle et la réalité. Une appartenance ethnique s’est refondée sur le génocide. Il y avait autrefois des mariages mixtes. Aujourd’hui, c’est rare. »

Elvis, le président de l’AERG de Butare, nous accompagne à Runda, dans le district de Kamonyi. Il revient sur cette réputation des Rwandais d’être les « Suisses de l’Afrique » : « Ici, on vous parle lentement, doucement, et puis soudainement, on vous cogne. C’est ça le problème au Rwanda ». Tout au long de la route, des écoliers dans leur uniforme bleu vif croisent les camions qui déposent leur chargement de prisonniers sur les chantiers de construction. Leur uniforme est rose. Nous allons assister à une gacaca. À mes côtés, Alain explique pourquoi il ne témoignera jamais : « Mon principe est simple. Je suis un homme, je suis construit pour être un homme, et le reste, je laisse tomber. Je ne veux pas témoigner parce que ça ne sert à rien. Un homme a tué, disons, cinq personnes : il va faire, avec les remises de peine, cinq ans de prison, un an de travaux, et puis il sera libéré. Qu’est-ce que ça va changer ? Tous les jours, je vois le vieillard qui a montré l’endroit où on était cachés ». Il se souvient du visage d’un assassin, une croix autour du cou. Cette image lui a-t-elle fait perdre la foi ? « Mais Dieu m’a aidé à être toujours vivant ! »

Le tribunal est au bout d’un chemin de terre, sur un terrain vague. Un toit en tôle ondulée est posé sur une maigre charpente de bois. Il n’y a pas de mur. Des enfants sont accrochés au grillage qui encercle la grange. Ils rigolent avec l’unique militaire présent, une vieille mitraillette négligemment pendue le long du corps. Le public entre et sort quand il veut pendant les débats. La justice des collines rwandaises n’est pas très protocolaire. Elle ressemble davantage à une thérapie de groupe qu’au procès d’un génocidaire. Thierry me traduit comme il peut ce procès de western.

Un homme est debout, immobile face à ses juges. Il s’appelle Mufasha. Il est accusé d’avoir participé au meurtre d’un enfant de 15 ans, Robert Niyomwungeri, après lui avoir volé ses 1700 francs rwandais. Au moment où je m’assois par terre, il est en train de demander pardon pour ne pas avoir jusque-là « parlé la vérité ». Un juge prend la parole : « Pourquoi dans votre groupe n’avez-vous été que deux à prendre l’argent ? 900 francs pour toi et 800 pour ton ami, c’est ça ? ». Il répond qu’il avait « la force » parce qu’il était mandaté par les autorités du secteur. « Explique-toi », lui demande quelqu’un dans le public. Mufasha se retourne. Je découvre son visage terrorisé : « J’ai entendu ce dont vous m’accusez. Il y a des voisins qui peuvent témoigner. Je n’étais pas dans le groupe qui a attaqué. J’en ai entendu parler. Je n’étais pas là. J’étais à la maison ». Il accuse le père de son voisin d’avoir volé les habits de la victime. À qui la veste ? À qui le tricot ? Il ne sait pas qui a pris le tricot… Je demande à Thierry s’il pense qu’il ment ? « Bien sûr, il passe son temps à se décharger sur les autres. »

Un témoin s’avance. Il donne sa version des faits : « Ils ont emmené la victime devant sa maison. Ils lui ont demandé s’il avait de l’argent ici ? Il leur a donné 1700 francs. Un homme dans le groupe avait un gourdin, et il l’a frappé sévèrement jusqu’à la mort. On ne l’a pas empêché. Ils ont cherché un bâton. Après, ils l’ont pris et l’ont jeté dans les toilettes. Ça se voyait qu’ils étaient organisés pour le tuer, parce qu’ils avaient retiré les bois pour le jeter dans les toilettes ». Dans le public, un jeune Rwandais, qui pose sans cesse des questions, exige des éclaircissements et de nouvelles explications. Thierry peine à la traduction. Beaucoup de détails m’échappent. Il me résume la situation : « Mufasha n’était pas le chef, en fait, c’était le second. Celui qui frappe avec un gourdin s’appelle Gashongore. C’était lui le chef. On ne sait pas aujourd’hui où il est. Il a fui à l’étranger ».

« Il n’y avait pas d’autorité. Nous avions la haine dans nos cœurs, nous écoutions la radio. »

La grange continue de se remplir. Un enfant de 2 ou 3 ans court entre le témoin et l’accusé debout, toujours immobile, le regard perdu dans le vague. On repousse une poule qui veut entrer dans la salle. « Mufasha, maintenant, à toi la parole. » Tous les regards convergent vers lui : « Le témoin a menti parce qu’il faisait partie de ceux qui ont jeté l’enfant dans les toilettes. Je demande pardon à tous les Rwandais, à Dieu et aux familles de ceux que j’ai tués. J’étais de la bande qui a tué. En tant que chef de cellule, je suis aussi un assassin ». À mes côtés, Thierry se lève subitement pour poser une question : « Tu demandes pardon avec ta conscience ? — Je demande pardon à la famille humaine parce que j’ai tué. — Comment pouvais-tu penser qu’il n’y aurait pas de conséquence ? — Il n’y avait pas d’autorité. Nous avions la haine dans nos cœurs, nous écoutions la radio. — Quelle est ta contribution pour construire la paix ? — Il faut que l’on reconstruise la maison que l’on a détruite. Il faut épauler les rescapés des familles. Ma contribution sera de repérer, dénoncer et livrer aux autorités ceux qui voudraient faire un autre génocide ». Il récite sa contrition en automate. Mon interprète de fortune se tourne vers moi, me dicte l’échange de questions et de réponses qui vient d’avoir lieu : « Je suis sûr qu’il n’est pas sincère, soupire-t-il. C’est dur de vivre avec tous les gens qui nous ont tués ».

Thierry Sebaganwa

Depuis 1994, Thierry rêve d’Israël. Il a transformé son appartement de Butare en musée de la Shoah. Sur les murs, des dizaines de photos accompagnées de légendes témoignent. Il a encadré une authentique étoile jaune, ayant appartenu à la grand-mère d’une amie française. « Après mon génocide, je me suis engagé dans le combat pour la mémoire et la commémoration. Quand je parle de la Shoah, je vois mon histoire. L’objectif de mon musée était d’apprendre à mes amis cette histoire très atroce et qui est semblable à ce qu’ils ont vécu. En tant que Rwandais, c’est un devoir. » Pour lui, les deux événements appartiennent à un même récit qu’il faut inlassablement raconter. « Je me sens bien avec les Juifs. Je me sens consolé, je sens qu’ils peuvent m’apprendre. » Parfois, Thierry retire les dizaines de photos de son exposition privée et invite ses amis à faire la fête chez lui. Quand ses amis ont fini de danser, ils l’aident à replacer les photos. 

« Comment les Juifs vivaient en Allemagne avant que Hitler invente la haine des Juifs ? »

Il s’est démené comme un diable pour contribuer à la commémoration de la Shoah que l’UEJF, et Elvis, celui de l’AERG de Butare, ont organisée dans le grand auditorium de l’université. Après la petite cérémonie, les lectures de quelques textes canoniques et la projection de Nuit et Brouillard, les dizaines d’étudiants présents fondent sur les organisateurs et les harcèlent de questions. « Comment les Juifs vivaient en Allemagne avant que Hitler invente la haine des Juifs ? … Est-ce que les États-Unis et la Russie, qui étaient des nations très fortes à l’époque, ont fait quelque chose pour libérer tous ces gens dans les camps ? Je n’ai pas très bien compris, les Tziganes étaient avec les Allemands contre les Juifs ? Comment il pouvait y avoir des Allemands juifs ? Est-ce que les images que l’on a vues dans le film ont été prises en direct et par satellite ?  Ici, nous savons que le génocide des Tutsis a été préparé par le gouvernement, et on sait pourquoi. Mais pourquoi les Allemands, eux, se sont attaqués aux Juifs ? Combien de temps s’est écoulé avant que, en Israël, on se mette à écouter les témoignages des rescapés ?  Quelle est la différence entre Juif et Israélien ? Nous, on a plus le droit de dire qu’il y a des Tutsis et des Hutus, et on nous dit aussi qu’il faut une réconciliation. Est-ce qu’il y a une bonne coopération aujourd’hui entre les Juifs et les Allemands ? »

Retour à Paris. Stupéfaction de devoir bien souvent rappeler quelques faits élémentaires. Oui, il y a bien eu huit cent mille morts, peut-être plus, en quelques mois. Non, ce n’est pas l’opération Turquoise qui a mis fin au travail des génocidaires. Et faites attention : il vous arrive encore de confondre les Tutsis et les Hutus. Je me souviens aussi qu’un soir, à Butare, j’ai demandé à un rescapé s’il était capable de distinguer un Hutu d’un Tutsi. Est-ce vrai que de jeunes enfants tutsis se mettaient des haricots dans le nez pour élargir leurs narines ? Il m’a désigné un étudiant qui passait : « Lui, ce doit être un Hutu. » Le lendemain, j’ai reconnu l’étudiant. Il témoignait sur l’un des petits films projetés au musée du Mémorial de Murambi. Les sous-titres racontaient comment il avait perdu ici toute sa famille tutsie.


Stéphane Bou (Avril 2007)

 

A écouter sur France Culture, une émission de Sonia Kronlund sur Thierry Sebaganwa et le musée de la Shoah qu’il a créé dans son appartement de Butare : “La Shalom House”, Les Pieds sur terre (avril 2014)

Notes

1 Il était alors paru dans le numéro du Mercredi 11 avril 2007 de Charlie Hebdo. Merci à Gérard Biard de nous avoir autorisé à le faire reparaître.
2 La destruction des Juifs d’Europe, tome III, Folio, Gallimard, p. 2244.
3 Prononcer « gatchatcha ».

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