Les historiens Shira Klein et Jan Grabowski ont rédigé une importante étude sur les distorsions de l’histoire de la Shoah – en particulier en Pologne – contenues dans un grand nombre de pages Wikipédia. Ils y analysent les pratiques de certains Wikipédiens, ces bénévoles contribuant à la rédaction de l’encyclopédie ouverte, qui visent à minimiser, omettre, voire nier certains faits historiques ; notamment ceux qui touchent à l’image d’une Pologne victime et héroïque, peuplée de Justes ayant sauvé les Juifs pendant la guerre. Entretien mené par Ewa Tartakowsky.
Avant que nous n’abordions votre récente étude – « La déformation intentionnelle de l’histoire de la Shoah par Wikipédia » (février 2023, The Journal of Holocaust Research) – pourriez-vous revenir sur le contexte polonais dans lequel ces pratiques s’inscrivent ?
Jan Grabowski : Depuis le début de ce siècle, une politique de la mémoire a commencé à jouer un rôle de plus en plus important dans la vie publique polonaise. Ce phénomène est en partie dû aux attentes de l’Union européenne, qui a fait pression sur ses nouveaux membres pour qu’ils alignent leur compréhension de la Shoah avec le récit dominant dans les démocraties occidentales. Le désir de faire le point sur les événements de son propre passé national qui, jusqu’à récemment, ont été obscurcis, déformés ou tout simplement supprimés des programmes scolaires par les autorités communistes, était également devenu une préoccupation en Pologne. Finalement, les premières années du XXIe siècle ont été marquées par la montée des nationalismes, qui ont affirmé avec de plus en plus d’énergie leur place sur la carte politique de l’Europe de l’Est. C’est dans ce contexte que l’histoire de la Shoah s’est vite retrouvée au centre des politiques mémorielles en Pologne — car c’est le seul chapitre de l’histoire polonaise qui ait une portée universelle et mondiale. Et c’est un chapitre sur lequel les autorités polonaises n’avaient aucun contrôle. Aussi, prendre le contrôle sur la narration de la Shoah est-il devenu le principal objectif de la « politique historique » de l’État polonais.
Quelles ont été les conséquences de cette situation ?
Jan Grabowski : Plusieurs institutions ont été créées, chargées par les autorités d’élaborer et d’appliquer la version officielle, approuvée par l’État, de l’histoire nationale polonaise. Au premier rang de ces institutions figure l’Institut de la mémoire nationale (Instytut Pamięci Narodowej – IPN), créé par décision du Parlement en 1998. Initialement, la mission de l’institution consistait à examiner les crimes commis au XXe siècle contre la nation polonaise et à poursuivre les personnes impliquées dans le système communiste pendant la période 1944-1989. Au fil du temps, cette mission s’est élargie pour inclure la gestion d’énormes fonds d’archives ainsi que pour proposer un très large éventail d’activités éducatives, renforcées par un important programme de recherche. L’IPN s’est rapidement lancé dans une frénésie de recrutement, embauchant des centaines d’historiens professionnels, devenant ainsi le plus grand « producteur » d’historiographie en Pologne. Aujourd’hui, l’IPN, armé par l’État polonais avec un budget annuel de 500 000 000 zlotys (125 000 000 $) et plus de 2 500 employés (dont trois cents employés avec des titres de docteur et de professeur) est devenu le plus important acteur mondial dans le domaine « mémoriel ». Mais il est aussi devenu une menace réelle et permanente qui pèse sur la mémoire de la Shoah.
Car dès sa création, l’IPN s’est caractérisé par une orientation très à droite (« défendre le nom de la nation ») et, comme on pouvait s’y attendre, il est devenu un refuge pour les nationalistes de toutes obédiences. Cette évolution idéologique s’est accélérée depuis l’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice (PIS) en 2015 et a atteint sa conclusion logique avec la nomination, en 2021, du dr. Tomasz Greniuch au poste de directeur de l’IPN à Wrocław. Greniuch est un ancien néo-nazi, qui a publiquement levé le bras droit pour faire le salut nazi et un admirateur du « fils que je n’ai jamais eu » préféré d’Hitler, Leon Degrelle.
L’Institut de la mémoire nationale n’est pas la seule institution polonaise active dans ce domaine.
Jan Grabowski : En effet, à côté de l’IPN se trouve l’Institut Pilecki, fondé en 2017, que l’on pourrait appeler un petit IPN, une structure plus restreinte (active non seulement en Pologne mais aussi à l’étranger, avec une branche allemande établie à Berlin, et une autre qui devrait ouvrir à New York) qui travaille main dans la main avec l’IPN, en attaquant les historiens indépendants et en promouvant le mythe de la « Pologne innocente ». L’Institut Pilecki, doté de fonds importants provenant du budget de l’État, offre désormais aux universitaires occidentaux des bourses et des subventions financièrement intéressantes, rémunère des conférences, prend en charge la traduction et la publication de livres et couvre les frais de voyage des chercheurs soigneusement sélectionnés.
En 2020, l’Institut Roman Dmowski et Ignacy Jan Paderewski pour l’héritage de la pensée nationale, communément appelé Institut Dmowski, financé par l’État, a lui aussi ouvert ses portes. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec l’histoire polonaise : Roman Dmowski était le fondateur et le dirigeant du parti de la Démocratie nationale polonaise (Endecja) et un antisémite forcené qui a fait de la lutte contre les Juifs la pierre angulaire de son idéologie politique. Malgré sa création récente, l’Institut Dmowski a déjà réussi à acquérir une certaine notoriété en servant d’agent intermédiaire pour organiser le versement de fonds gouvernementaux (connus sous le nom de « Fonds patriotique ») destinés aux nationalistes extrémistes et à leurs milices.
Pour compléter ce panorama, il faut mentionner le ministère polonais des Affaires étrangères, qui vend le récit historique de l’État (par l’intermédiaire d’un certain nombre de branches spécialisées) à des publics étrangers. Citons également les diverses ONG organisées par le gouvernement (Government-organized NGOs, GONGO ), généreusement subventionnées par les contribuables polonais et entretenant des liens directs avec les autorités polonaises. Bien que leurs noms aient une consonance burlesque : « Institut de lutte contre l’anti-polonisme Verba Veritatis » ou » Refuge de la défense du nom de la nation polonaise », leurs activités n’ont rien d’amusant.
Enfin, depuis 2015, les musées « commémoratifs » polonais ont été enrôlés dans l’assaut de l’État contre l’histoire. Certains d’entre eux, comme l’Institut historique juif de Varsovie ou le Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk ont vu la nomination de nouveaux directeurs, fidèles soldats du régime nationaliste, et ont aligné leur récit sur les attentes des autorités. Des sommes colossales ont été engagées par le gouvernement polonais dans la construction de ces nouveaux musées, qui ont tous, entièrement ou en partie, un rôle à jouer dans la guerre mémorielle contre l’histoire de la Shoah. En 2016, le musée Ulma des Polonais sauvant les Juifs à Markowa a ouvert ses portes ; le musée du ghetto de Varsovie (présenté par le ministre de la culture Gliński comme « le musée de l’amour polono-juif ») devrait ouvrir en 2025; deux musées des « Soldats maudits », ont ouvert l’année dernière; quant à l’immense Musée de l’histoire polonaise, il ouvrira dans le courant de cette année à Varsovie.
Lorsqu’il s’agit d’étudier l’histoire de la Shoah, les attaques touchent également le domaine juridique. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
Jan Grabowski : Oui, il y a les lois. Des dispositions juridiques sont destinées à défendre « l’honneur de la nation ». Elles s’inspirent d’une législation datant des années 1930 : introduite à l’origine dans le code pénal polonais en 1932 sous la forme de l’article 152, la loi prévoyait des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans pour ceux qui « tournaient publiquement en dérision la nation polonaise ou l’État polonais ». À la fin des années 1930, dans un contexte de montée du nationalisme et de l’antisémitisme, cette loi a souvent été appliquée contre les Juifs polonais. Après la guerre, sous le communisme, la loi a été modifiée pour mieux refléter les nouvelles réalités politiques. L’article 133 du code pénal prévoyait dix ans de prison pour ceux qui « tentaient publiquement de subvertir l’unité de la République populaire de Pologne avec un État allié ». Il n’est pas difficile de deviner quel État particulier les législateurs socialistes avaient à l’esprit.
Le 27 juin 2018, Mateusz Morawiecki, le Premier ministre polonais, a déclaré au parlement : « Ceux qui prétendent que la nation polonaise ou l’État polonais portent la responsabilité des crimes de la Seconde Guerre mondiale devraient, bien entendu, être emprisonnés.
En 1997, après la chute du communisme, les législateurs polonais ont tout simplement rétabli la réglementation d’avant-guerre. Le nouvel article 133 du code pénal prévoit des peines allant jusqu’à trois ans de prison pour les personnes qui « calomnient la bonne réputation de la nation polonaise ». La définition de la « bonne réputation de la nation » est, bien entendu, purement arbitraire et, de nos jours, c’est aux procureurs de l’État, et aux dirigeants politiques, qu’il revient de décider si et quand il convient d’engager des poursuites. En 2015, Jan T. Gross, l’un des spécialistes les plus reconnus de la Shoah, professeur d’histoire à l’université de Princeton, a affirmé que : « pendant la guerre, les Polonais ont tué plus de Juifs qu’ils n’ont tué d’Allemands ». Incontestablement vraie, cette déclaration a déclenché une réaction furieuse des autorités polonaises et une longue enquête a été menée en vertu de l’article 133 du code pénal — qui a finalement été infructueuse.
En janvier 2018, le parlement polonais a voté la « loi polonaise sur la Shoah » (pour être exact, il s’agissait de « Modifications de la loi relative à l’Institut de la mémoire nationale ») qui, entre autres, menaçait d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans ceux qui « blâmaient la société polonaise pour les crimes commis par le IIIe Reich nazi ». La nouvelle loi, bien que s’inspirant de l’article 133, était beaucoup plus précise et avait une cible « mémorielle » clairement définie. Perçue à juste titre comme une menace pour la poursuite de l’étude de la Shoah et une atteinte à la mémoire de l’un des plus grands crimes de l’histoire de l’humanité, l’adoption du projet de loi a soulevé des protestations dans le monde entier. Le 27 juin 2018, reculant devant l’indignation internationale, le gouvernement polonais a retiré les dispositions pénales du projet de loi. Mateusz Morawiecki, le Premier ministre polonais, a déclaré au parlement : « Ceux qui prétendent que la nation polonaise ou l’État polonais portent la responsabilité des crimes de la Seconde Guerre mondiale devraient, bien entendu, être emprisonnés. Mais nous devons agir en gardant à l’esprit les réalités internationales et c’est pourquoi nous les prenons en compte ». Morawiecki a toutefois assuré au parlement que l’État polonais disposait encore de suffisamment d’outils pour infliger des sanctions aux contrevenants, notamment par le biais de procédures civiles. Le nouveau projet de loi facilite l’action civile des ONG contre les « calomniateurs de la bonne réputation de la nation polonaise », et les actions civiles peuvent désormais être intentées sans frais de justice. En effet, ce scénario, ou plan d’action contre les historiens polonais, allait bientôt être testé devant les tribunaux polonais[1].
Revenons à votre article, dont le point de départ est l’importance de Wikipédia dans la formation des représentations et des savoirs sur la Shoah. Quels sont les principaux tropes de ces récits façonnés en Pologne par ces wikipédiens à tendance nationaliste ?
Jan Grabowski : Les principaux tropes concernent la croyance générale en l’« innocence historique » de la société polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit en particulier de la prétendue universalité des efforts polonais de sauvetage des Juifs pendant la Shoah, incarnée par l’expression « des millions de Polonais ont sauvé des Juifs » (!), dont la conséquence logique est le gonflement du nombre de Polonais tués pour avoir sauvé des Juifs. Un autre trope consiste à insister sur la « complicité juive » dans la Shoah, à tenter de présenter les conseils juifs et la police juive comme des acteurs essentiels des plans génocidaires allemands et à insister sur la prétendue collaboration à grande échelle des Juifs et des communistes – en particulier dans le contexte de l’explication des massacres de l’été 1941, tels que celui de Jedwabne (« les Juifs l’ont bien cherché »). L’inflation des pertes et des souffrances polonaises pendant la guerre, en tant que démonstration de ce qu’on appelle « l’envie de la Shoah »[2], est un autre trope important. Il en résulte une minimisation de l’importance et de l’étendue de l’antisémitisme polonais.
Pouvez-vous donner quelques exemples des récits dominants sur les « sauveteurs polonais » qui souffrent de distorsions liées à la victimisation, d’une part, et, d’autre part, à l’héroïsation des Polonais non juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Jan Grabowski : L’Institut Pilecki a mis en place un programme intitulé « Called by Name » (Appelé par son nom), qui consiste à ériger des monuments en l’honneur des Polonais tués pour avoir sauvé des Juifs. L’un des plus récents est le monument de Jan Maletka, un cheminot polonais tué par les Allemands à la gare de Treblinka pour avoir apporté de l’eau aux Juifs qui attendaient dans les trains de la mort à la gare. Il n’y a pas l’ombre d’une preuve crédible que Maletka l’ait fait par bonté d’âme. En revanche, il existe des preuves accablantes que des cheminots polonais ont vendu de l’eau à des Juifs à la gare de Treblinka contre de l’or, des diamants et des bijoux.
Un autre monument de Pilecki se trouve à Ostrów Mazowiecka, tout près de là. Il a été érigé en l’honneur de Mme Jadwiga Długoborska. Il n’existe aucune preuve historique crédible liant Długoborska au sauvetage des Juifs, mais il se trouve qu’elle est la tante de Magdalena Gawin, jusqu’à récemment vice-ministre polonaise de la culture, et aujourd’hui directrice de l’Institut Pilecki, ce qui compense largement l’absence de preuves historiques de ses nobles actes en temps de guerre.
Irena Sendler est aujourd’hui universellement saluée comme la sauveuse de 2 500 enfants juifs. Il est plus probable qu’elle en ait sauvé quelques centaines.
Plus important encore, l’histoire des sauveteurs est sortie de son contexte. En réalité, il s’agissait de personnes courageuses qui avaient surtout peur d’être dénoncées par leurs propres voisins. Dans la société polonaise, les personnes qui abritaient des Juifs étaient peu acceptées. L’exemple le plus flagrant est le musée Markowa de la famille Ulma. Les Ulma ont certes été exécutés pour avoir sauvé des Juifs. Mais ce qui n’est pas dit, c’est que la « solution finale » dans ce village (et dans de nombreux autres villages de la région) a été mise en œuvre sans même la présence d’un seul Allemand ! Tout comme est tu le fait que des Juifs locaux ont été volés, violés et assassinés par des paysans locaux, des brigades de pompiers volontaires et des policiers bleus polonais.
Ces déformations peuvent être trouvées sur Wikipedia.
Un autre trope concerne les Juifs en tant que communistes et collaborateurs…
Jan Grabowski : Pour expliquer les massacres comme celui de Jedwabne, les Juifs sont d’abord présentés comme la force principale des milices mises en place par les Soviétiques qui organisaient les déportations vers la Sibérie. En réalité, les Juifs étaient, proportionnellement, le groupe le plus important parmi les personnes déportées. Deuxièmement, les Juifs étaient plus visibles dans la milice – parce que la vue de Juifs dans une force de police, quelle qu’elle soit, était un choc pour les observateurs non juifs. Ce qui implique que les communistes polonais d’origine juive auraient suivi leur propre programme « juif » (et non communiste). Et que les pogroms et les meurtres de Juifs de l’après-guerre auraient été causés par des raisons politiques et non raciales (« les Juifs ont été tués en tant que communistes, et non en tant que Juifs »).
Dans votre article, vous abordez la question très importante de la scientificité de Wikipédia, qui concerne en fait l’ensemble de cet outil collaboratif. Vous mentionnez également le problème des sources mentionnées et du référencement des articles de Wikipédia. Pouvez-vous expliquer la différence entre la visibilité des auteurs sur Wikipédia et Google Scholar que vous avez analysée et comment cela se traduit en termes de visibilité de la connaissance scientifique sur le net ?
Jan Grabowski : Afin d’étayer les mythes nationaux polonais, les rédacteurs de Wikipédia qui se livrent à la déformation de l’histoire de la Shoah sont obligés de citer des auteurs et des sources peu fiables qu’ils doivent « vendre » à d’autres rédacteurs comme étant dignes de confiance et de valeur. Ils le font de différentes manières que nous décrivons en détail dans l’article. Par ailleurs, ils ont tendance à discréditer les historiens les plus éminents, afin de les ramener au niveau de leurs propres auteurs. En fin de compte, les auteurs marginaux, tels que Lucas ou Chodakiewicz, sont cités plus souvent que les historiens les plus connus dans ce champ de recherche.
Dans ce contexte, la modération de la discussion scientifique semble être cruciale. Pouvez-vous expliquer le cas d’ArbCom ?
Shira Klein : Il s’agit de l’abréviation de Arbitration Committee (Comité d’arbitrage). Outre les nombreux rédacteurs actifs de Wikipédia en anglais, il existe un comité d’arbitrage composé de 12 membres, souvent surnommé la Cour suprême de Wikipédia. Quelques mois après la parution de notre publication, le comité d’arbitrage de Wikipédia a publié une décision en réponse à notre étude, sanctionnant plusieurs éditeurs. Bien que cela puisse sembler prometteur, les actions de l’ArbCom devraient en fait inquiéter tous ceux qui se soucient de la désinformation.
[Il y a] un trou béant dans l’appareil de sécurité de Wikipédia. Ses garde-fous ne nous protègent des fausses informations que lorsqu’un nombre suffisant de rédacteurs parviennent à un consensus sur le fait que l’information est effectivement fausse.
C’est la troisième fois que l’ArbCom commet les mêmes erreurs dans un dossier relatif à l’histoire de la Shoah. L’ArbCom s’est contenté de souligner l’importance de s’attaquer aux manipulations de sources, tout en ignorant complètement les dizaines de problèmes qui lui ont été présentés par notre étude et par des rédacteurs en chef inquiets. En ignorant les contenus manifestement faux et en se concentrant uniquement sur la civilité des rédacteurs, l’ArbCom envoie le message qu’il n’y a aucun problème à falsifier le passé, tant que l’on se montre courtois… Les résultats sont tragiques : les arbitres ont banni un rédacteur qui, comme l’a montré notre article, avait apporté des informations dignes de foi pour réfuter des distorsions. Ils ont sanctionné un autre éditeur pour avoir documenté le blanchiment par les déformateurs du sens des figurines antisémites vendues en Pologne actuelle (appelées, de manière révélatrice, « Juif à la pièce d’argent »).
Pire encore, ils ont qualifié d’« exemplaire » un rédacteur-déformateur qui a défendu la négationniste Ewa Kurek. Cette dernière a pourtant affirmé que les Juifs « s’amusaient » dans le ghetto de Varsovie et que le COVID-19 est une « judéification » de l’Europe. Deux autres rédacteurs qui ont été bannis sont effectivement des déformateurs, mais l’interdiction (qui peut faire l’objet d’un recours dans les 12 mois) répondait à leurs mauvaises manières, et non à leur manipulation de l’histoire.
Il convient de noter que le mandat de la commission est de juger la conduite, jamais le contenu. C’est une bonne politique. Nous ne voudrions pas que les arbitres, qui sont des bénévoles anonymes n’ayant aucune expertise dans un domaine particulier, contrôlent le contenu. La force de Wikipédia réside dans le fait qu’elle permet à n’importe qui de modifier le contenu, démocratisant ainsi la connaissance comme jamais auparavant.
Mais cela laisse un trou béant dans l’appareil de sécurité de Wikipédia. Ses garde-fous ne nous protègent des fausses informations que lorsqu’un nombre suffisant de rédacteurs parviennent à un consensus sur le fait que l’information est effectivement fausse. Lorsqu’un domaine est dominé par un groupe d’individus défendant un point de vue erroné, l’information erronée devient le consensus.
Ces distorsions, tant dans le domaine institutionnel que dans Wikipédia, ont-elles une dimension multinationale, européenne ou même mondiale; ce qui signifierait qu’il s’agit à la fois d’un phénomène spécifiquement polonais mais aussi qui manifeste une tendance forte au-delà de la seule Pologne ?
Shira Klein : Oui, et ce problème n’est pas propre au traitement de la question de la Shoah par Wikipédia. Une campagne de désinformation similaire a lieu dans les articles de Wikipédia sur l’histoire des Amérindiens, où des rédacteurs influents déforment les sources afin de minimiser la violence coloniale des colons américains. L’article de Wikipédia sur Andrew Jackson, en proie à de telles manipulations, attire par exemple des milliers de lecteurs par jour…
Cette problématique pose plus largement la question de la visibilité de la recherche académique par rapport aux outils de vulgarisation de la recherche, comme Wikipédia, ou les manuels scolaires, sur lesquels je travaille et qui intègrent également très peu les acquis de la nouvelle historiographie de la Shoah. Pour le dire de manière un peu provocatrice : la recherche n’est-elle pas trop éloignée des sociétés ? Comment pouvons-nous, en tant qu’universitaires, combler ce fossé entre le progrès de la recherche avec des travaux de plus en plus spécialisés et une vulgarisation qui semble, comme dans ce cas, délibérément de plus en plus imprécise et déformée ?
Shira Klein : Je pense que davantage d’universitaires devraient continuer à faire ce qu’ils font – effectuer des recherches de la plus haute qualité, même au détriment de leur accessibilité – mais aussi prendre l’habitude d’écrire pour des publics populaires. Nous avons la responsabilité de diffuser nos recherches dans un style accessible au grand public et gratuitement. Pour ce faire, le monde universitaire doit valoriser l’engagement public des chercheurs plus qu’il ne le fait actuellement. Par exemple, les universités pourraient encourager les professeurs à suivre des cours sur la rédaction d’articles d’opinion ou sur l’engagement dans les médias sociaux.
Je m’interroge également sur les humanités numériques. L’intelligence artificielle offre aujourd’hui des possibilités inédites, notamment dans la formulation de contenus visuels, audiovisuels et textuels. Comment se prémunir contre de nouvelles déformations probables de l’histoire ? Cette question me semble cruciale dans un contexte où la recherche académique est infiniment moins diffusée et lue dans le champ social que les dispositifs populaires tels que Wikipedia et parce que les applications comme ChatGpt proposent des contenus à partir d’une agrégation de données déjà existantes, disponibles précisément sur Internet qui regorge déjà d’informations déformées.
Shira Klein : C’est parce que l’intelligence artificielle amplifie aujourd’hui l’information en ligne à une échelle sans précédent, qu’il est d’autant plus important de s’assurer de l’exactitude de Wikipédia – l’une des sources de ces outils usant l’intelligence artificielle…
Dans votre article, vous formulez une série de recommandations pour contrer les distorsions sur Wikipédia. Comment les résumeriez-vous ?
Shira Klein : La Wikimedia Foundation doit intervenir, comme elle l’a déjà fait pour endiguer la désinformation sur les versions chinoises, saoudiennes et croates de Wikipedia, avec d’excellents résultats. Elle doit également le faire dans sa version anglaise. La Wikimedia Foundation doit faire appel à des experts en la matière pour aider les rédacteurs bénévoles. Dans les cas où les mesures internes de Wikipédia échouent de manière répétée, elle doit demander à des universitaires – des universitaires classiques qui publient dans des revues avec comité de lecture et qui travaillent dans des universités non soumises aux diktats de l’État – de se prononcer. Dans le cas de la couverture de l’histoire de la Shoah par Wikipédia, il est nécessaire de mettre en place un comité consultatif composé d’historiens reconnus qui pourraient conseiller les éditeurs sur la fiabilité d’une source ou aider les administrateurs à comprendre si une source a été déformée.
Propos recueillis par Ewa Tartakowsky
Jan Grabowski est professeur au département d’histoire de l’université d’Ottawa (Canada). Il y enseigne l’histoire de la Shoah. On lui doit de nombreux articles sur la Pologne et les Polonais durant la guerre.
Shira Klein est professeur associé d’histoire à l’université Chapman en Californie. Elle est l’auteur d’Italy’s Jews from Emancipation to Fascism (Cambridge University Press, 2018).
Notes
1 | En février 2021, par exemple, la justice polonaise avait intenté contre les professeurs Barbara Engelking, présidente du conseil international d’Auschwitz, et Jan Grabowski, un procès en diffamation en raison de supposées « inexactitudes » contenues dans leur livre Plus loin, c’est encore la nuit qui fait état de nombreux cas de complicité de Polonais dans le génocide juif pendant la seconde guerre mondiale. Voir : « Le juge, la nièce et les historiens. La Pologne face à son passé », par Artur Kula & Judith Lyon-Caen. NDLR. |
2 | »L’envie de la Shoah » [ » Holocaust envy « ] est une expression qui désigne la jalousie à l’égard des Juifs, due au sentiment d’un soutien que la communauté internationale aurait apporté au peuple juif suite à la Shoah. Voir par exemple : “Holocaust envy: the libidinal economy of the new antisemitism.” NDLR. |