Quand ‘The Club’ recrée le monde ladinophone des juifs d’Istanbul.

La série The Club, diffusée sur Netflix, ébranle les récits officiels de la Turquie pour présenter une image plus complexe et réaliste de l’Istanbul juive des années cinquante. Alors que le tournage de la saison trois vient de se terminer, le journaliste turc Nesi Altaras revient sur les effets, pour les juifs stambouliotes, de ce programme inattendu, interprété dans une langue – le ladino – qu’il n’aurait jamais cru entendre dans une série destinée au grand public.

 

Affiche turque de Kulüp [The Club]

DESHARON TODOS LOS PERROS I GURSUZES, déplorait mon amie Karen Gerşon Şarhon. « Ils ont laissé sortir tous les chiens et les bons à rien. » Mais Karen – l’éditrice d‘El Amaneser, le dernier périodique ladino au monde, et l’une des meilleures enseignantes de cette langue juive séfarade aujourd’hui en activité – ne s’exprimait pas en son nom propre. Elle parlait en tant qu’aubergiste dans le premier épisode de la série The Club de Netflix, dont la deuxième saison est sortie en janvier 2022.

En tant que sépharade né et élevé à Istanbul, ce fut un choc de voir mon amie et d’entendre la beauté tranquille du ladino – le son « sh » (peu courant en espagnol), son mélange de mots d’origine hispanique et turque – sur une plateforme de streaming accessible à des millions de personnes dans le monde. D’autant que je ne suis pas le seul de mon entourage à y avoir reconnu des amis ; de nombreux personnages secondaires de The Club, une production turque qui se déroule dans l’Istanbul des années 1950, sont joués par des membres de la communauté plutôt que par des acteurs professionnels.

Basée sur l’histoire vraie de vies bouleversées par l’antisémitisme – celles d’une mère et d’une fille séfarades travaillant dans le monde du divertissement istanbuliote – la série se distingue immédiatement de la plupart des productions turques, qui, quand elles reconnaissent l’existence des juifs, le font souvent à travers des caricatures de banquiers maléfiques. Les efforts des créateurs pour impliquer la communauté dénotent d’une nouvelle approche dans la chronique du passé multiculturel d’Istanbul.

Plus significatif encore que le frisson d’apercevoir des visages familiers à l’écran, il y a le plaisir d’entendre et de voir résonner pour le plus grand nombre une langue qui reste généralement cantonnée aux foyers et aux espaces communautaires. Le déclin de l’usage du ladino a été précipité par l’extermination massive de ses locuteurs émigrés en France et dans les Balkans par les nazis, ainsi que par la politique turque de répression des minorités religieuses durant la majeure partie du XXe siècle. A partir des années 1980, il n’était déjà plus la lingua franca des communautés sépharades ; à Istanbul, où se trouve la plus grande communauté juive de sa région d’origine, le ladino est rarement la langue principale parlée à la maison. Chez les jeunes séfarades, le ladino est surtout connu pour ses nombreux proverbes et ses insultes colorées, tandis que les abondantes archives de sa littérature attendent toujours d’être redécouvertes.

Bien que des personnes du monde entier aient récemment exprimé leur intérêt pour l’étude de cette langue, d’autres, même dans les départements d’études juives, continuent de la rejeter comme indigne d’un engagement profond, comme l’a observé l’universitaire sépharade Devin Naar.

Pour toutes ces raisons, il est rafraîchissant et opportun de voir une production turque importante s’efforcer de maîtriser cette langue, notamment en engageant des membres plus âgés de la communauté comme consultants et professeurs de langue. L’apport de ces locuteurs locaux est visible lorsque les personnages en viennent à mélanger, sans effort, le turc et le ladino.

Par exemple, les personnages appellent Israël « Medina » et leurs voisins turcs « vedres ». Deux termes qui ont été adoptés par les Juifs pour éviter d’être identifiés comme tels et The Club fait allusion à cette histoire en choisissant de ne pas les expliquer au spectateur non initié. En préservant leur caractère secret tout en faisant un clin d’œil aux sépharades qui reconnaîtront rapidement leur signification, l’émission donne la priorité à un engagement total avec son public ladino, tout en faisant connaître l’existence du ladino à un public mondial.

L’usage quotidien du ladino dans The Club est particulièrement poignant quand il se trouve accolé aux traces visibles de la campagne « Citoyen, parle turc ! », dont les effets se sont étendus de la fin des années 1920 aux années 1960. Dans le contexte de la turquification – un ensemble de politiques visant à homogénéiser la Turquie – le « Citoyen, parle turc ! » s’accompagnait d’amendes et même d’arrestations des minorités ethniques surprises en train de parler leur langue maternelle en public. De telles interdictions auraient lourdement pesé sur les protagonistes de The Club, qui suit l’itinéraire des employés oubliés d’un établissement haut de gamme, un bar et salon de jazz tape-à-l’œil appelé Club Istanbul. Au milieu du XXe siècle, la plupart de ces travailleurs étaient juifs, arméniens ou grecs. Dans une scène, le personnage principal, Matilda, une femme sépharade récemment libérée de prison, grimpe les collines du quartier juif ouvrier de La Kula, et nous entendons des conversations en ladino – des enfants qui appellent leurs amis pour jouer, des familles s’invitant à dîner. En l’espace de quelques décennies, les spoliations et les pressions à l’assimilation ont poussé la plupart de ces familles à émigrer, mettant fin à cette vie de quartier animée.

L’émission aborde plus explicitement deux des politiques de turquification les plus désastreuses. Dans la première partie, le cours de la vie de Matilda change lorsque sa famille est soumise à un impôt sur la fortune discriminatoire. La loi de 1942 était apparemment conçue pour augmenter les revenus en temps de guerre, mais son véritable objectif, explicité par le Premier ministre lors d’une réunion à huis clos du parti, était de transférer les biens des juifs et des chrétiens aux « vrais » Turcs. Alors que l’imposition des musulmans avoisinait le pourcentage à un chiffre, la plupart des minorités religieuses ont été contraintes de payer des sommes équivalentes à plus de 100 % de leur richesse. Ces pratiques prédatrices reconfigurèrent la vie de nombreux juifs et chrétiens, les laissant sans le sou. Radios, tapis et réfrigérateurs se mirent alors à joncher les rues de La Kula, les familles se précipitant pour vendre tout ce qu’elles pouvaient. Mon propre grand-père, dont le père était couturier à Istanbul, conserve le souvenir vivace de s’être réveillé avec une vente aux enchères dans son salon. Son cheval de bois et ses crayons de couleur figuraient parmi les biens vendus pour couvrir la dette colossale de la famille. Comme cela ne suffisait pas, son père a été arrêté et déporté dans un camp de travail forcé de l’est de la Turquie, avec plusieurs centaines d’autres membres des minorités religieuses. Laissés sans ressources par l’impôt sur la fortune, et à la recherche d’un nouveau départ, la moitié des 90 000 Juifs de Turquie ont quitté le pays entre 1947 et 1950, s’installant pour la plupart en Palestine. Malgré la dévastation qu’il a infligé à la petite communauté juive de Turquie, l’impôt sur la fortune est largement absent de la mémoire publique turque contemporaine. Lorsqu’on s’en souvient, cette politique discriminatoire est souvent défendue comme une nécessité du temps de guerre. L’émission fait entrer le traumatisme privé des familles juives dans le domaine public, en refusant de s’associer aux récits aseptisés du passé.

La deuxième partie de The Club présente une tragédie plus souvent rappelée, mais qui n’est toujours pas enseignée dans les écoles : le pogrom d’Istanbul de 1955. Après qu’un journal ait intentionnellement publié une fausse histoire prétendant que la maison d’Atatürk à Salonique avait été attaquée à la bombe par des Grecs, une foule organisée s’est abattue sur les quartiers grecs d’Istanbul. La violence s’est rapidement étendue aux Arméniens et aux Juifs. Des milliers de maisons et de commerces, de nombreux cimetières et églises, ainsi qu’une synagogue ont été détruits. Les violences physiques et sexuelles furent monnaie courante. Dans The Club, les événements du pogrom sont soigneusement recréés, et entrecoupés de photos d’archives. Cependant, le spectacle de la destruction reste confiné aux environs immédiats du Club Istanbul, éludant la véritable étendue de la violence et laissant hors-champ les scènes les plus horribles – l’incendie des églises, la profanation des tombes des patriarches grecs, un match de football joué avec des crânes pillés. À la fin du pogrom, les personnages mettent la table pour un dîner aux chandelles tandis qu’une voix off les décrit comme une famille élue. Ce soudain changement de ton dissimule l’exode massif qui a suivi le pogrom : près de la moitié de la population grecque a fui le pays, et il y a eu des vagues d’émigration significatives, bien que moins importantes, parmi les populations arméniennes et juives déjà réduites.

Aujourd’hui, parmi les 10 000 Juifs qui vivent encore en Turquie, les conversations sur l’éventualité du départ restent omniprésentes. L’héritage des politiques de turquification persiste, soutenu par une version édulcorée de l’histoire. Dans de nombreux quartiers, nous continuons à être considérés comme des invités, accueillis selon le bon vouloir de nos hôtes, les Turcs. Bien que citoyens légaux, nous ne sommes pas censés exiger une citoyenneté égale ; nous sommes seulement autorisés à demander la tolérance de nos hôtes gracieux. Aussi imparfaite soit-elle, The Club ébranle les récits officiels turcs pour présenter une image plus complexe et réaliste de la Turquie, du monde juif et d’une langue juive, qui, bien qu’ayant subi d’énormes pressions, persistent sous de nouvelles formes.


Nesi Altaras

@nesialtaras

Nesi Altaras est journaliste et chercheur (sur l’histoire du judaïsme turc et du Moyen-Orient). Originaire d’Istanbul, il vit à Montreal. Il publie en anglais, ladino et turc. Il est membre de la rédaction d’Avlaremos, revue juive turque en ligne. 

 

Cet article a été initialement publié dans la lettre d’information électronique de Jewish Currents. Nous la remercions de nous avoir permis de le traduire en français

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