Prions

Devant les tentations illibérales du gouvernement Netanyahou, comment trier les critiques d’Israël qui visent à trouver une solution en rappelant ce que fut l’intention directrice de cet État et celles qui visent à détruire ce qui est ? Et, notamment, comment la critique des juifs de la diaspora, en particulier d’Europe, peut-elle s’affranchir de ses inhibitions et de ses craintes d’être mal récupérée pour faire valoir sa position singulière ?

 

David Ben Gourion lisant la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël. Tel-Aviv, 14 mai 1948

 

Nous sommes pris à contre-pied. Nous faut-il à présent rejoindre les critiques de l’État d’Israël à mauvais escient parce qu’il nous faut critiquer la politique de son gouvernement à bon escient ? L’unité dans la critique est une pente aussi irrésistible qu’embarrassante et finalement dangereuse. Ce dilemme nous accompagne depuis de longues années, mais il est exacerbé par l’orientation du nouveau gouvernement, à un degré jusqu’à présent inégalé.

La ligne de partage entre la critique à bon escient et celle à mauvais escient est floue, fonction des circonstances, des analyses et des sensibilités. Un critère plus sûr réside dans l’intention qui motive la critique. Le partage entre la critique qui veut rectifier et celle qui veut détruire parait un bon critère. Nous le savons, parfois intuitivement, et pourtant cela ne nous aide pas car les intentions sont moins souvent ouvertement déclarées qu’imputées. Mais si ce critère est valide, il ne l’est donc qu’à partir de la factualité de l’existence de l’État d’Israël. Avant, l’objet n’était qu’une virtualité. Puisqu’il n’y avait rien à détruire ou à rectifier, tous les investissements, aussi contradictoires furent-ils, pouvaient légitimement se heurter. La factualité de l’État d’Israël change la donne dès lors qu’il s’impose à tous.

Ici, le réalisme doit dicter la conduite. D’ailleurs, les juifs, au cours de leur histoire, l’ont toujours été. L’exil contraint au réalisme. Ils ont reconnu l’autorité du roi étranger, dès lors que son pouvoir est factuel, et s’impose aux juifs résidant dans le périmètre où son autorité s’exerce effectivement. C’est pourquoi aussi les juifs sont toujours entrés activement en relation avec le pouvoir suprême, le priant de les protéger et de les considérer suffisamment pour leur garantir des conditions d’existence acceptables. Cette contrainte conduisit les juifs à prier dieu, leur roi, le souverain absolu, d’accorder sa faveur au souverain territorial, manière pour eux d’attester de leur indissociable loyauté à l’égard du roi étranger et du roi des rois. Et dès lors que le pouvoir du prince se fait pouvoir d’État, qu’il se stabilise, se centralise et se formalise, cette démonstration de loyauté s’est ritualisée dans une prière des juifs pour le royaume, récitée dans les synagogues le jour de shabbat.

La prière pour l’État, même si elle connait des variations en fonction des lieux et des époques, emprunte invariablement la formule typique « ha-noten techou’a » dans laquelle on prie dieu d’accorder au royaume le salut, le paix, un long règne — le roi y étant désigné comme celui qui protège, assure la tranquillité et la prospérité des juifs. Cet élément de la liturgie puise à une double source : Jérémie (29:7) recommande à Israël de rechercher « la prospérité de la ville dans laquelle dans laquelle tu es exilé et prie dieu en sa faveur car de sa prospérité dépendra la tienne » ; face à l’occupation romaine, rabbi Khanina, dans le Pirkei Avoth (3:2), conseille de prier « pour la prospérité du gouvernement [de Rome] car sans la crainte de son autorité les gens se dévoreraient les uns les autres vivants. ». La première source jette les bases de l’existence politique des juifs en exil en liant leur sort à celui du pays où ils résident, tandis que la seconde acte l’intérêt des juifs de vivre dans un monde régulé par une autorité plutôt que dans l’état de guerre de tous contre tous. Sur ces bases flottantes, la prière pour l’État se cristallisera aux XIVe et XVe dans le monde ashkénaze et séfarade, avant de se standardiser et d’essaimer dans les sidourim des communautés juives lorsqu’au XVIe et XVIIe siècle le pouvoir d’État centralisé des Monarchies, des Républiques et des Empires, se consolide.

Cette prière a deux destinataires, qui n’en sont finalement qu’un seul :  dieu, à qui la prière est adressée, et l’objet de cette prière, le souverain qui règne sur son domaine. De même, les effets de la prière pour l’État — qu’elle soit entendue, mal entendue, ou ignorée — leur sont attribuables solidairement. Les juifs prieront pour Isabelle la Catholique, le Kaiser, le gouvernement de la Couronne, la Monarchie et la République française, ou le parti communiste de l’URSS.

Mais sous cette apparente continuité, l’avènement de la souveraineté populaire et de l’émancipation des juifs en Europe, marque une rupture. Dès lors que les juifs deviennent citoyens d’un État qui désormais ne leur est plus extérieur, dès lors qu’ils sont nationalisés, la prière pour l’État mute, même si la formule rituelle perdure. Alors que jadis la prière était une demande inquiète associée à l’attente fébrile d’une réaction positive, et parfois un simple espoir, elle n’est plus qu’un témoignage d’une loyauté qui jadis devait être continument réitérée et qui, à présent que les juifs sont intégrés à la nation, est définitivement actée. Prier pour l’État revient en somme à prier pour le souverain populaire, pour la nation dont les juifs font partie intégrante, donc prier pour soi-même — circulation qui résume à elle-seule combien la modernité politique bouleverse le rapport général des juifs au pouvoir qui est désormais aussi le leur. Ce n’est que dans les périodes d’incertitude, lorsque surgit le doute, lorsque l’État reprend les traits de l’État étranger, lorsque l’État-nation trahit donc son propre idéal, que la prière retrouve sa tonalité d’antan.

L’État-nation est donc le leur, il est l’État des juifs nationalisés, mais sans être l’État des juifs. Alors qu’en est-il des juifs qui quittent l’Europe pour s’assembler en Palestine sous l’impulsion du sionisme politique afin de former une société juive majoritaire et de s’autogouverner ? Qu’elle se soit ossifiée à l’ouest de l’Europe ou qu’elle demeure vivace à l’Est, ces juifs voyaient dans la prière traditionnelle pour le royaume un signe déplorable de soumission, d’aliénation, la marque du vieux monde qu’ils quittaient. Mais, avec la naissance de l’État d’Israël, apparait, chose incongrue, un souverain associé au nom juif, rendant la prière pour l’État étranger caduque, cette fois-ci non pas tendanciellement mais absolument. La prière pour l’État-nation était déjà obsolète, en ce sens qu’elle était une forme héritée du rapport des juifs à l’État étranger devenu l’État-nation des juifs aussi. Pourtant, la Shoah attesta combien l’État-nation est susceptible d’abruptement dégénérer en un État étranger, non pas indifférent aux juifs mais hostile, et finalement criminel. Et avec la naissance de l’État d’Israël apparait un État qui ferme définitivement la possibilité que l’écart au travers duquel s’insinue le doute, se creuse. Ouverture d’une béance, cautérisation définitive de la faille, voilà la tension à l’intérieur de laquelle nous devons encore nous mouvoir aujourd’hui.

En Europe, la prière pour l’État en sera profondément affectée. Mais pour les juifs nationalisés dans un État dédié aux juifs, l’institution de la prière pour l’État perdait logiquement sa raison d’être. Comme pour ceux d’entre eux, minoritaires, attachés à la tradition, l’abandon d’une ancienne coutume est gênant, ils cherchèrent son recyclage plutôt que son abolition. Naquit de ce penchant « la prière pour l’État d’Israël », dévoilée au public lors de sa publication dans Ha’aretz le 20 septembre 1948. Rédigée peu de temps après la Déclaration de l’Indépendance de l’État du 14 mai, elle débute ainsi : « Notre Père au ciel, rocher et rédempteur d’Israël, béni l’État d’Israël, première manifestation de l’approche de la rédemption. » Longtemps, on ne sut qui de l’écrivain hébraïque Shai Agnon, qui obtiendra le prix Nobel de littérature en 1966 pour son œuvre, ou de Isaac Herzog, le grand rabbin d’Irlande de 1921 à 1936, puis de la Palestine mandataire et finalement de l’État d’Israël jusqu’à sa mort en 1959, la rédigea. On sait aujourd’hui qu’il s’agit du Rabbin Herzog, grand-père du chef de l’opposition travailliste à la Knesset il y a peu et actuellement président de l’État d’Israël, qui composa le poème, le soumit à son ami Agnon qui tout au plus retoucha ici ou là la copie. Cette découverte récente donne à la prière un sceau rabbinique, au soulagement des sionistes religieux.

La prière pour l’État d’Israël lie donc fermement l’État advenu au motif de la rédemption, contrairement à la Déclaration d’Indépendance de l’État qui évoque certes discrètement dieu en le dissimulant sous l’image biblique du rocher (sela), mais fait de la naissance de l’État d’Israël un moment historique où les juifs assemblés en Palestine se dotent d’un État moderne, démocratique, libéral, ouvert à l’immigration des juifs du monde, qui rejoint la famille des nations. La prière pour l’État d’Israël était-elle alors une simple adaptation du secteur religieux à l’apparition de l’État d’Israël ou était-elle pensée comme un pendant, un correctif, voire une alternative à la Déclaration ? Que la prière pour l’État d’Israël se termine elle aussi sur le mot « rocher » est l’indice que son rédacteur avait probablement la Déclaration d’indépendance en tête, même si le style poétique commun aux deux documents pourrait n’être que le signe de leur contemporanéité. Mais cela n’y change rien : alors que la Déclaration acte le renversement par lequel des juifs s’affranchissent du royaume étranger pour former une entité politique à eux, la prière pour l’État d’Israël affirme que cet État balise, telle une étape voulue par dieu, le chemin vers la rédemption finale. Et si la Déclaration assure que le gouvernement de l’État d’Israël advenu œuvrera en faveur de l’égalité de tous ses résidents-citoyens, juifs et non-juifs, cela dans toutes les sphères de leur existence, la prière pour l’État d’Israël en fait le véhicule d’une histoire providentielle et exprime l’espoir que dieu inspirera le gouvernement de l’État dans cette direction.

Que l’État d’Israël soit le signe annonciateur de la rédemption d’Israël sera cependant fortement contesté de l’intérieur du monde religieux. Pour les communautés orthodoxes, cet État associé au nom d’Israël est impie. Passés du joug de l’État étranger dont la protection est espérée à un État des juifs illégitime, ces communautés cessèrent de prier pour l’État, quel qu’il soit. Tout au plus se tournèrent-elles en direction du roi de Jordanie, souverain légitime de la terre sainte, afin d’obtenir son autorisation d’accéder au Mur des Lamentations. Mais le motif messianique allait parfois aussi susciter des réticences dans la mouvance sioniste-religieuse elle-même, et plus unanimement dans le judaïsme conservateur ou consistorial de par le monde : la nature de l’État advenu est-elle réellement pré-messianique ou la prière doit-elle seulement exprimer l’espoir, empli d’incertitude, que l’État possède cette qualité ? La prière pour l’État d’Israël fut généralement conservée telle quelle dans les synagogues du courant sioniste-religieux à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de l’État d’Israël, tandis qu’à l’extérieur elle fut adoptée mais souvent amendée, à l’exemple du rabbinat de Grande-Bretagne qui corrigea à la suite de « Béni l’État d’Israël », « qu’il puisse être le début de la rédemption ». Le sidour en usage du judaïsme réformé américain omet tout bonnement la rédemption en gardant la formule « Dieu éternel, reçois nos prières pour la paix et la sécurité de l’État d’Israël et son peuple ».

Deux problèmes aigus se posent ici, depuis toujours, que la crise actuelle en Israël intensifie au point que l’on se demande si une limite n’est pas franchie. Le premier est relatif à la politique juive que l’apparition de l’État d’Israël altère logiquement, l’autre relatif à la politique israélienne aujourd’hui polarisée. Sous l’angle de la politique israélienne, les deux textes solennels, la Déclaration de l’État et la prière pour l’État, aux statuts si différents, purent longtemps cohabiter sans se heurter. L’extrême polarisation actuelle quant au sens même que revêt l’État à laquelle on assiste aujourd’hui en Israël, témoigne qu’ils sont à présent lus et vécus dans leur incompatibilité. L’État veille aux intérêts de tous ses habitants et leur garantit des droits égaux, il est aussi un abri pour les juifs du monde et il cherche la paix avec ses voisins — voilà ce que proclame la Déclaration. L’État est le prodrome de l’ère messianique récite-t-on dans synagogue sionistes-religieuses, de sorte que seuls les juifs unis sur leur terre — peuple et terre étant pris ici dans leurs déterminations strictement halakhiques — sont emportés dans la dynamique étatique. La crise actuelle se trouve ici résumée dans ce qui la sous-tend.

Le second problème est relatif à la politique que nous, juifs d’Europe, citoyens de nos États respectifs, devons mener dans cette conjoncture dangereuse. Certes, la grande majorité des juifs ne prient plus au sens où ils ne récitent pas la prière pour l’État à la synagogue. Mais la prière doit ici être prise au sens concret qu’elle a toujours revêtu, celle d’une adresse à l’État qui se réfracte dans la prière solennelle mais qui passait par les canaux plus effectifs d’une discrète diplomatie. La naissance de l’État d’Israël eut pour effet d’alléger la charge de cette prière, en ce sens que la fonction de protection était à présent dédoublée, partagée de facto entre l’État dont les juifs sont citoyens — État qui, à l’époque post-Shoah déclare s’y engager — et l’État d’Israël dont c’est la vocation. Cette vocation s’actualiserait si d’aventure l’État-nation régressait jusqu’à leur devenir à nouveau « étranger », s’il trahissait son engagement. Dans l’incertitude, nous prions effectivement pour l’État-nation, donc nous nous adressons à nous-même en tant que citoyen de l’État, nous participions activement à ce dont nous faisons partie, mais nous ne formulons aucune demande à l’État d’Israël, nous ne prions pas son gouvernement, nous ne le prions pas de faire quelque chose, nous n’en sommes pas citoyens : nous tablons sur son existence continuée.

Or si le nouveau gouvernement embarque l’État d’Israël dans une politique messianique, avec toutes les conséquences que nous percevons à présent clairement, si son gouvernement acquiesce désormais à la prière pour l’État d’Israël que récite une frange de ses citoyens, et se détourne corrélativement de la Déclaration d’indépendance, ne demeure pour nous que la prière pour l’État-nation. Ceci mettrait fin au dédoublement pourtant ajusté à la configuration politique actuelle en Europe. Notre prière pour l’État-nation reprendrait alors à nouveau une tonalité anxieuse. Cette régression serait énorme, pour tous, pour les juifs qui se sont donnés cet État et pour cet État qui s’affranchit de l’expérience juive, qui perdrait jusqu’à son fondement en devenant lui aussi un État étranger aux juifs.

Alors, reprenons la question posée en introduction : nous faut-il rejoindre les critiques de l’État d’Israël à mauvais escient parce qu’il nous faut critiquer la politique de son gouvernement à bon escient ?  Non, nous ne devons pas les rejoindre, mais nous devons prendre le risque d’être mal compris, dès lors que notre critique ne vise pas même à rectifier l’État d’Israël, mais à le rappeler à ce qui le constitue en propre. Il nous faut donc nous unir aux manifestations de masse opposées au gouvernement actuel, à toutes les oppositions, qui, lorsqu’elles se cherchent un dénominateur commun, y parviennent à travers une date, 1948, un document, la proclamation de l’État. Prions pour que le gouvernement de l’État d’Israël soit fidèle à son acte de naissance. Voici précisément le sens déterminé de notre critique : prions publiquement pour que l’État d’Israël demeure lui-même. Prions pour qu’il existe.


Danny Trom

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