Pourquoi l’Europe ? Ce que Doubnov permet de voir

Simon Doubnov (1860-1941) fut cet historien-sociologue – mort dans le ghetto de Riga – qui fit de l’histoire des Juifs une histoire des mutations de la diaspora, dispersée et organisée autour de divers centres. La nation juive est polycentrique et, au début du XXe siècle, il en allait pour lui de la nécessité de saisir la carte nouvelle de ces centres à l’époque moderne, d’en déchiffrer les tensions et les équilibres, sur fond de persécution, mais aussi de vitalité manifeste du judaïsme à l’Est. Mais, après la Shoah et après la création de l’État de l’Israël, comment saisir aujourd’hui le collectif dispersé des Juifs modernes ? C’est après et avec Doubnov, que Bruno Karsenti se pose la question.

 

Josef Albers, proto-Form (B), 1938, wikiart

 

Une grande polarité domine la vie juive à notre époque, celle entre Israël et la diaspora. Certains ressentent vivement la tension entre les deux pôles, d’autres moins. D’autres encore la nient purement et simplement, ce qui les pousse soit vers le sionisme exclusif (tous les juifs doivent rejoindre Israël) soit vers l’antisionisme (Israël ne compte pour rien dans le fait d’être juif). Ces deux extrêmes, quoiqu’il en soit, sont plutôt l’exception. On peut même les soupçonner de dénégation, dans la mesure où il est très improbable que quiconque puisse complètement s’extraire de la polarité, s’en considérer tout à fait affranchi. À un moment ou à un autre, au gré des expériences subjectives, des aléas et des événements qui surviennent, elle refait surface dans la façon dont chacun appréhende son identité, c’est-à-dire s’affirme ou se pense comme juif.

Polarité ou polycentrisme ?

Or cette polarité n’a rien de simple. L’erreur, en l’occurrence, est de supposer qu’il y aurait entre les deux pôles une symétrie, causant un tiraillement entre deux ancrages de même ordre, en concurrence l’un avec l’autre. Il ne s’agit précisément pas de cela. La diaspora définit le trait essentiel du peuple depuis l’exil, c’est elle qui le qualifie sur la longue durée. Et le jeune État moderne nommé État d’Israël, tard venu, de facture certes très singulière, ne vise pas à effacer la diaspora, bien que certaines versions du sionisme aient pu initialement caresser le rêve « du rassemblement de tous les exilés ». Dit autrement : le sionisme n’est pas un messianisme, il ne figure pas la restauration du royaume, l’astre destiné à absorber tous ses satellites. Il n’abolit pas la diaspora mais fait apparaître en elle une option que la condition précédente de l’exil ne ménageait pas. Option constamment ouverte, qui distingue pour les juifs ce pays parmi tous les autres, et qui produit ce sentiment général de vivre dans une polarité, où qu’on soit.

C’est ainsi la dispersion qui reste le grand arrière-plan de la vie juive, encore aujourd’hui. Israël n’est pas le centre des centres, en dépit de la propriété existentielle nouvelle qu’il confère aux juifs partout dans le monde, et en dépit de sa spécificité. Bref, sous la polarité apparente, ressentie diversement selon les conditions et les lieux, se tient encore et toujours le polycentrisme juif, auquel Israël même est intégré.

Dès l’origine, on a affaire à une dispersion collective : les juifs migrent de lieu en lieu, déplacement qui s’opère par groupes et par flux. Ils s’installent où ils le peuvent, se constituent en communautés, s’organisent en formant des centres juifs, consistants en eux-mêmes, qui entretiennent des liens plus ou moins forts les uns avec les autres.

Varsovie, Rue Nalevki (quartier juif), années 1920.

L’est de l’Europe, du Moyen Âge jusqu’à la Shoah, a été à cet égard comme un tissu serré, le plus dense et le plus étendu que les juifs aient jamais connu au cours de leur exil. Sa destruction fut celle d’un monde juif à part entière. Une autre trame significative, riche en relations internes et externes, fut le judaïsme espagnol du Moyen Âge à la Renaissance. L’expulsion qui le dissémina fut le point de départ d’une expansion inédite, dans presque toutes les directions, quelque chose comme une mondialisation. Il faut dire qu’une ruse de l’histoire joua ici à plein : les conversions forcées, l’Inquisition et le marranisme eurent cette conséquence non intentionnelle que, puisque l’émigration concernait aussi de « nouveaux chrétiens », des territoires de toutes sortes, parfois interdits à l’émigration juive, recueillirent les exilés. Ceux-ci pouvaient redevenir juifs ailleurs, que cet ailleurs soit déjà peuplé de centres juifs anciens, ou complètement nouveau et dépourvu jusque-là de présence juive.

Où en est-on aujourd’hui ? Comment le polycentrisme se laisse-t-il décrire ? Aussi considérable et intimidante soit-elle par son amplitude, la question n’en est pas moins insistante à chaque étape de l’histoire du peuple. Les juifs ne peuvent faire autrement que de se la poser de façon récurrente, afin d’identifier avec le plus de lucidité possible la séquence dans laquelle ils se trouvent, les points d’appuis disponibles et indisponibles, les voies et orientations qui se dessinent. La précarité inscrite au principe de leur installation les dispose à s’élever à cette perspective d’ensemble. Pour cela, aujourd’hui comme hier, il a fallu se doter de certains instruments. Avec la modernité et la fondation d’une historiographie juive détachée de la tradition, ces outils sont devenus historiques et sociologiques – ce qui ne veut pas dire que la tradition ait cessé de signifier, seulement que l’intelligibilité qu’on y puise s’est déplacée, réinscrite dans un mode de pensée sécularisé et moderne. C’est de là qu’est partie la lignée des historiens du judaïsme depuis le XIXème siècle. Et c’est grâce à cette lignée, sur sa lancée, qu’on raisonne encore.

Dans cette longue cohorte, un nom se détache : Simon Doubnov (1860-1941) fut cet historien-sociologue qui fit de l’histoire des juifs une histoire des mutations de la diaspora faite de centres en interrelations. Il est l’historien par excellence des juifs comme nation polycentrique, peuple en mouvement toujours assigné à reprendre sa configuration dans l’espace politique et mental de la condition exilique. Cela rend son œuvre toujours actuelle, ou plutôt continuellement actualisable, chaque fois que le besoin d’auto-description se fait sentir dans la conjoncture. Or on en est exactement là. On est enclin à revenir à son dispositif de pensée, parce qu’on perçoit que, dans le monde juif, certaines coordonnées sont en train de changer, à la suite surtout de ce qui s’est produit en Europe depuis quelques décennies. La question se pose donc pour nous de cette manière : qu’est-ce que, dans le moment présent, le legs de Doubnov nous permet de voir ?

Une exhortation

Restituons ce legs dans ses grandes lignes. Simon Doubnov est mort exécuté par un soldat letton dans la nuit du 8 au 9 décembre 1941, lors de la liquidation par les nazis du ghetto de Riga. Trop âgé pour envisager un nouvel exil (il avait quitté la Russie en 1922 pour Kovno, en Lituanie, puis s’était installé à Berlin, et avait à nouveau quitté Berlin en 1933 pour Riga), il n’avait pas eu la force de fuir vers la Palestine ou les États-Unis. Jusqu’au bout, il trouva néanmoins celle d’enjoindre tous ceux qu’il rencontrait de faire l’histoire du peuple, de l’écrire et de la consigner, des premiers temps jusqu’au présent moderne. « Bonnes gens, n’oubliez-pas, bonnes gens, racontez, bonnes gens, écrivez », tels furent dit-on ses derniers mots. Profession de foi d’historien ? Sans doute, mais pas seulement, ou pas dans le sens courant. Car l’historien, auteur d’une œuvre monumentale[1], est aussi un militant, le théoricien du nationalisme juif et le fondateur d’un parti, le Volkspartei, le « parti du peuple juif » créé en 1906 – ce parti non-sioniste et non-socialiste qui réunissait ce qu’on appelait alors les « folkistes » ou les « nationalitaires », sorte de troisième voie entre le Bund et le sionisme[2]. C’est la collusion, la fusion de l’histoire et de la politique qui s’exprime dans les derniers mots de Doubnov. Et c’est aussi l’idée de nation, telle qu’elle a cours, qui trouve dans cette collusion une sorte de point d’élucidation.

Affiche électorale pour le Parti Folkiste (année inconnue).

À sa sortie du heder et de la yeshiva de Mistislav, en Biélorussie, en route pour Saint-Pétersbourg où il accumula les lectures profanes, Doubnov fut fasciné, non par l’idéalisme allemand et l’hégélianisme, mais par une référence française très à l’honneur dans la Russie de l’époque : le positivisme d’Auguste Comte. C’est là qu’il puisa sa représentation du principe de nationalité qui guida toute sa théorie de l’histoire. À Comte, il reprend l’idée que toute nation passe nécessairement par trois stades, trois états. Mais il en donne une version très particulière : pour lui, le premier est naturel et tribal, le second culturel et politique, le troisième spirituel et social. Le point important, que Doubnov a retenu de Comte, c’est que le social prévaut sur le politique : il le dépasse en ce qu’il accomplit véritablement la nation, réalise l’esprit qui est en elle. Dans cette perspective, le mode politique d’existence n’est pas, en dépit de ce qu’on croit en général, un point d’achèvement, mais seulement le moyen le plus courant de concrétisation du principe national. Les institutions politiques, à commencer par l’État, remplissent une fonction importante, mais subordonnée. Elles font sortir les nations de leur phase inchoative et fruste, empreinte de spontanéité aveugle, où dominent les conditions physiques et biologiques d’existence et les élèvent sur un autre plan. L’État, c’est-à-dire l’unité d’un pouvoir exercé sur un territoire, fournit une peau ou une écorce à la société nationale, lui permettant d’accomplir son travail sur soi, à l’abri des menaces qui risqueraient de l’anéantir. L’écorce, si précieuse soit-elle, ne se confond en cela jamais avec le noyau.

Or est-on en mesure de ne pas oublier que l’écorce n’existe que pour le noyau, et non lui pour elle ? C’est tout le problème de la modernité qui s’insinue dans cette question. Dans n’importe quel État-nation, la nation prime toujours sur l’État, en droit sinon en fait. Mais il n’est pas rare que le fait ne suive pas le droit et s’en écarte. Lorsque les États-nations saturent l’espace mondial et s’y affrontent, la tendance se fait d’autant plus forte. Le sens véritable du processus, qui veut que la politique soit moyen et non pas fin, et que toute nation soit fondée à se réaliser sans être opprimée par l’une d’entre elles qui s’est emparée du pouvoir d’État, s’opacifie alors dangereusement.

Il est néanmoins un cas où l’inversion du principe est impossible, c’est celui des juifs. C’est en cela qu’ils se distinguent des autres – de toutes les autres nations, y compris de celles actuellement sans États. Car le peuple juif a un mode d’existence unique : il est un fruit sans écorce, une pure nation spirituelle subsistant dans le temps et l’espace sans peau étatique. Il est l’illustration singulière d’une sorte de délestage politique. Comment un tel phénomène est-il possible ?

Alexandre Rodtchenko, ‘Cercle blanc’, 1918, wikiart.

Il l’est par l’histoire, répond Doubnov. Entendons : il ne relève pas d’une essence métaphysique du judaïsme, ni d’un don miraculeux d’origine divine, mais de la trajectoire historique inouïe qui a engendré les juifs comme une nation exclusivement spirituelle, dont l’existence sociale se suffit à elle-même. Ce qu’on doit entendre par leur élection n’a pas d’autre signification selon Doubnov. Elle tient tout entière au fait que leur histoire les a spiritualisés et socialisés à un degré tel que l’État reste pour eux à distance de ce qu’ils sont, et qu’ils n’y prétendent pas pour eux-mêmes. L’histoire suffit dans leur cas : ils n’existent que par elle, elle résorbe tout ce qui, pour les autres, est imparti aux institutions politiques. Voilà ce que disaient en réalité les derniers mots de Doubnov. Il faut donc, c’est le grand impératif, que cette histoire s’enseigne, s’écrive, se raconte, se reprenne sans cesse et s’expose. En cela, les juifs s’avèrent éminemment modernes. Ou plutôt ils témoignent, pour la modernité en général, de ce qu’elle risque d’oublier constamment d’elle-même : que les nations s’y accomplissent comme des entités dont le mode politique d’existence est au service de la vie sociale et du sens qui s’y réalise.

Galout moderne

Quelle est donc cette histoire qui forge les juifs comme une nation unique ? Comment l’histoire, dans ce cas, a pu se faire tissage exclusif, texture intégrale d’un peuple ? Cette histoire a, on le sait, son nom traditionnel : Galout. Le geste historiographique de Doubnov consiste à l’avoir modernisée en la réinterprétant comme la logique interne d’une histoire unique. Ce qu’il en retient, c’est que la perte du temple et de l’État a entrainé une installation dans la précarité qui atteste de l’extrême vitalité du principe national. De la faiblesse émerge une force, quoique d’une autre nature que celle qui a cours sur la scène tourmentée des nations non-juives.

Israël, comme toute nation ancienne, a connu la royauté, puis en est sorti. Il a voulu la reconquérir, mais ses tentatives sont restées vaines. Comme les petites nations en croissance, il a cherché la protection de l’écorce, a fait croître son principe jusqu’au stade culturel-matériel, s’est essayé à la politique. Mais ce stade s’est inscrit très vite sous le signe de l’échec. C’est alors que le peuple juif a acquis son trait original. L’échec l’a assigné à être partout une minorité nationale, c’est-à-dire à résider dans des espaces dominés par des nations majoritaires munies de leurs institutions politiques. Ce statut structurellement minoritaire a eu pour effet de l’engager dans un mouvement d’intériorisation, où son principe de nationalité n’a pas cessé de s’entretenir pour lui-même et en lui-même. Complètement intérieur à la vie du groupe, il s’est développé sur le mode de la pure nationalité. C’est cette vocation à l’intériorité qui est la caractéristique du peuple juif dans toute sa trajectoire exilique, et qui explique sa persistance et sa force propre. Et qui fait, de surcroît, sa valeur éminente pour les modernes en général, attachés à se constituer en nations.

Avec un écart pourtant. D’ordinaire, dans l’optique moderne, on notera que le thème de l’intériorité est pris tout autrement. Il y revêt un sens individuel, et non pas collectif. Le processus d’émancipation des juifs, et donc leur accès à la modernité, a pris explicitement cette voie. « Tout accorder aux Juifs comme individus, tout leur refuser comme nation… », c’est la formule canonique de Clermont-Tonnerre, qui donna le coup d’envoi à l’Europe entière, et libéra effectivement les juifs. Mais alors, selon Doubnov, un grand risque était couru. Car ce geste rabat l’identité sur un problème individuel de foi privée, de for intérieur, dans l’ignorance complète de la question nationale, autrement plus décisive pour penser ce que la modernité signifie vraiment. La formule, c’est son but, individualise. L’ouest de l’Europe, de ce point de vue, aura été un grand souffle libérateur, mais aussi une grande source d’illusions, pour tous les peuples européens et pour les juifs spécialement. En imposant la nationalisation unique – qui procède en fait de la nation majoritaire dans l’État –, en passant par des individus préalablement dénationalisés, elle survalorise forcément le mode d’existence strictement politique, c’est-à-dire la vie dans l’État. Quant aux juifs, elle les condamne au reniement. Certes l’Ouest a accompli le plus grand pas en levant les servitudes anciennes, les dominations qui les enfermaient et les soumettaient au pouvoir non-juif. Mais il l’a fait d’une manière telle que sa lancée dégénère en aliénation du principe national.

Le curseur se déplace alors sur la carte des centres juifs. C’est à l’Est qu’il appartient, au début du XXème siècle, d’apporter sa rectification. L’œuvre entière de Doubnov est placée sous le signe de ce grand glissement de l’Ouest à l’Est, avec ses espoirs et ses écueils.

Vitalité paradoxale des juifs de l’Est

Reprenons le fil général. Diasporique et exilique, le peuple juif connaît forcément au cours de son histoire de nation sans peau, structurellement minoritaire et dispersée, des changements d’équilibre. Il arrive qu’un centre donne le ton, saisisse la vérité actuelle du fait juif avec plus d’acuité, énonce ce dont il a besoin pour se perpétuer et croître en intériorité ; les autres se réajustent alors en fonction de ce qui a eu lieu. Puis, selon le tour pris par les événements et la façon dont les centres évoluent, l’équilibre se modifie. C’est ainsi que la modernité juive fut d’abord marquée par la sortie de la servitude et de l’oppression légale. A ce titre, elle fut d’abord française. Elle se diffusa dans plusieurs directions, notamment vers l’Allemagne, où elle rencontra une réalité juive plus dense et plus active, plus à même d’entretenir le principe dans son autonomie. Le centre allemand fut ainsi pour un temps le plus déterminant, la science du judaïsme y trouvant son terreau dès les années 20 du XIXème siècle. Mais le courant de la confessionnalisation et de l’individualisation y triompha aussi, de sorte que la nationalisation non-juive étouffa cet essor. L’âge d’or allemand ne dura pas.

Tout autre chose advient à l’Est, en Lituanie, en Pologne et dans le vaste espace dominé par la Russie, estime Doubnov. Cela tient aux épreuves que les juifs y affrontent et à leur dureté, que ce soit sous les Tsars ou sous les Soviets (Doubnov fut un grand déçu de la révolution russe, où il vit immédiatement l’étatisme l’emporter et les espoirs d’autonomie juive s’effondrer sous les coups du léninisme). Autrement dit : cela tient à leur souffrance prolongée, au blocage dans l’émancipation, et à la signification générale que cette souffrance revêt pour le destin des juifs dans leur globalité. Le fait que l’on vive toujours et irrémédiablement en Galout, dans ce contexte, ne peut pas s’oublier. Mais dans le même temps, les Lumières et la conscience socio-historique moderne y ont bel et bien percé, les acquis de l’émancipation, à défaut d’être vécus, ont été médités, approfondis et compris. Doubnov, Maskil russe, en est lui-même l’illustration. Qu’en résulte-t-il alors ?

Roman Vishniac, Ecoliers juifs, Mukacevo (1935-38) © Mara Vishniac Kohn.

Paradoxalement, c’est à l’Est que naît la perception la plus nette du combat nécessaire, dans l’actualité qui fut celle de Doubnov. Cette actualité, c’est d’abord celle du blocage russe, c’est-à-dire de la perpétuation de la domination et de la persécution sur les territoires les plus peuplés de juifs, où la vie intérieure de la nation persiste coûte que coûte, se ravive au travers même des épreuves subies. Mais comme ces épreuves augmentent, comme les pogroms se succèdent, l’actualité de Doubnov est aussi celle du peuplement croissant des deux centres secondaires, abondés de migrants de l’Est fuyant les persécutions : les États-Unis et la Palestine. Y aura-t-il basculement, et à quel prix, se demande Doubnov ? Car rien n’est sûr quant aux possibilités offertes en ces deux destinations. Au début du XXème siècle, la capacité de la vie juive à s’implanter aux États-Unis avec la même intensité qu’elle a connue en Europe, est encore incertaine. Un centre spirituel consistant peut-il s’y reformer, le « structurellement minoritaire » s’y développera-t-il dans ce qu’il a d’unique, et pas simplement comme une communauté quelconque, desséchée, juxtaposée à d’autres communautés ? Nul ne le sait. En Palestine, la situation est évidemment différente, puisque la vie juive ne s’y est jamais éteinte depuis les temps les plus anciens, et que le sionisme – notamment culturel, le plus proche de la vision de Doubnov, qui se lia d’amitié à Ahad Ha’am – y imprime sa marque régénératrice. Mais alors, ce sont les limites spatiales et géopolitiques qui, jointes au risque de verser dans un étatisme tout à fait impropre à ce que sont les juifs, hypothèquent l’avenir.

Et l’Europe de l’Ouest ? Laissons-la à son agonie, tranche Doubnov. La nationalisation étrangère, l’hétéro-nationalisation, y est trop avancée, les juifs y sont définitivement aliénés, lorsqu’ils ne sont pas déjà assimilés. Aucun espoir n’est placé à ce pôle du polycentrisme.

Au fil de sa longue existence, et sans doute jusqu’à ses derniers instants dans le ghetto de Riga, Doubnov a scruté la situation, arpenté le polycentrisme dans la disparité de ses figures et dans la constellation qu’elles composent. Ses dernières paroles, on l’a vu, ne sont rien d’autre qu’une exhortation à poursuivre l’analyse historique, qui est en vérité le moyen « politique », au sens étrange que prend le mot pour les juifs, de penser et d’agir en situation. Cela étant, il était inévitable que son point de vue évolue avec les événements, qu’il connaisse des inflexions, des revirements, des désillusions. Sur le sionisme, vu l’aggravation manifeste de la situation dans l’Europe tout entière, vu le seuil franchi dans la persécution, son jugement s’est modifié dans un sens sans cesse plus positif. Mais sans que cela ne modifie le rôle assigné au pôle russe et polonais dans l’économie générale du polycentrisme. C’est que, si misérable et douloureuse soit généralement leur existence, les juifs s’y engagent dans des luttes où l’essentiel se formule clairement : l’exigence de rester juifs et de devenir modernes, sachant que l’un est en vérité la condition de l’autre, et inversement. Dans chaque combat, chacun se souvient pertinemment de ce que la Galout veut dire : il n’y a pas d’ancrage national-territorial qui puisse tenir lieu pour les juifs de la réalisation de leur identité ; leur mission est d’une autre sorte, unique en son genre et élective à ce titre. L’Ouest l’a oublié, et c’est l’Est qui la porte et la rappelle à tous. Il est l’espace où la perception la plus nette de ce que la nation juive a son lieu partout où elle le peut, c’est-à-dire où il lui est permis d’entretenir son principe national, de vivre de son histoire singulière, à l’abri de la persécution et dans le respect de ses droits. Car les droits nationaux, pour les juifs, sont des droits qui forcément se configurent dans leur inhérence à la Galout.

Situation actuelle

Les deux dernières grandes césures de l’histoire juive, la Shoah et la création de l’État d’Israël, débordent bien entendu le diagnostic de Doubnov. Englouti lui-même par la Shoah, il ne pouvait imaginer l’ampleur de la catastrophe qui s’abattait sur les juifs de l’Est, ni bien sûr prévoir combien la situation de l’Europe de l’Ouest allait s’en trouver affectée. Le polycentrisme en fut complètement bouleversé. Le prisme qu’il nous a légué doit donc être réajusté. Un réglage est nécessaire, en fonction des points saillants de notre situation actuelle.

On notera pour commencer que la France est un drôle de pays pour les juifs. Émancipation soudaine et intégrale, antisémitisme tout aussi immédiat et virulent. Saut de l’ange dans l’émancipation, suivie de déceptions, parfois immenses, en plusieurs étapes.

L’extermination inaboutie a fait que, contrairement à l’Est, des juifs, en un nombre qui n’est pas négligeable en France, ont survécu et se sont maintenus, cherchant à se relancer en participant à la reconstruction, dans la conscience aiguisée et la prise en compte du crime intra-européen inédit que la Shoah a représenté. Un pôle se cristallise dont le creuset est l’expérience israélite de l’émancipation, qui fut à la fois celle de la nation portugaise du sud-est et des ashkénazes alsaciens et qui, à partir des deux dernières décennies du XIXème attira en France des juifs de l’Europe de l’Est, mais aussi de juifs de l’Empire ottoman acculturés à la France par l’Alliance israélite universelle. S’ajoute à ce pôle composite un grand nombre de juifs du Maghreb à partir des années 60, sous l’effet de la décolonisation, à commencer par les « juifs Crémieux » d’Algérie, parés de la citoyenneté française et élevés dans la culture républicaine depuis la fin du XIXème siècle, déchus de leur nationalité sous Vichy, la recouvrant peu avant la libération. Tous ont été visés, directement ou latéralement, par l’entreprise d’extermination. Or ce pôle comprend aujourd’hui près de la moitié des juifs d’Europe. Surtout, les juifs de France sont le collectif où s’est sédimentée et concentrée la pluralité des expériences juives européennes. Ils figurent, pour le dire comme Doubnov, la conscience historique juive la plus complète, riche de l’ensemble des passés cumulés et réinterprétés.

Ces facteurs altèrent fortement le polycentrisme. Le diagnostic de l’équilibre varie, tout comme l’identification du centrage pertinent, c’est-à-dire du centre depuis lequel la constellation parvient à se réfléchir dans la totalité de son mouvement. Du tableau qu’on a sous les yeux, plusieurs points ressortent comme des coordonnées nouvelles sur lesquelles prendre appui.

Paul Klee, ‘Monument’, 1929, wikiart

La France, et plus généralement l’Europe, en ce moment, perd ses juifs. Mutatis mutandis, et abstraction faite de l’immense écart des conditions d’existence des communautés entre un temps et l’autre, elle est dans la place fonctionnelle qu’occupait la Russie pour Doubnov. Une souffrance significative, globalement signifiante pour l’ensemble du monde juif, s’y manifeste depuis un certain temps. La sensibilité et la redescription qu’elle enclenche du problème exilique en tant que tel y ont leur épicentre. Mais cela se produit dans un contexte qui a considérablement changé par rapport à l’époque de Doubnov. En termes démographiques, les deux plus grands centres juifs sont hors d’Europe.

Un État juif est né, lieu d’abri, défenseur et représentant du peuple juif sur la scène internationale. Pour inimaginable que cela ait pu longtemps paraître aux juifs comme au non-juifs, l’événement s’est produit. La grande polarité vécue par tous les points de la diaspora en est la suite directe. Mais elle ne se comprend qu’en référence au nouvel équilibre polycentrique qui s’est ainsi déterminé. C’est aussi ce qui explique les dilemmes constants que connaît cet État, puisqu’il lui faut intégrer à sa structure d’État le fait qu’il demeure tout de même un centre juif immergé dans cette économie de relations où il n’y a pas de centre des centres.

De l’autre côté, la politique américaine a considérablement évolué, surtout dans sa toute dernière séquence. Un nationalisme qui lui paraissait étranger a commencé à s’y accuser, qui rend moins évidente son hétérogénéité à la forme « État-nation », hétérogénéité qui a longtemps constitué son avantage en termes d’autonomie culturelle. Quant à l’impact actuel de cette évolution pour les juifs américains, on voit qu’il se traduit par une montée de l’inquiétude face à l’antisémitisme ; et l’on remarque que pour la formuler, c’est vers l’expérience européenne, paradigmatique, que les regards se tournent[3]. Dans cette configuration nouvelle, instable, qui fait ré-affleurer un peu partout le vieux sentiment de précarité, comment ressaisir sous une même perspective le collectif dispersé des juifs modernes, comme Doubnov nous incite à le faire ?

Doubnov à Vilnus, 1934.

Un chose est sûre. C’est dans ce contexte que nous devons penser ce que doit être notre polycentrisme raisonné, celui qui correspond à notre situation[4]. Or il semble que nous devions le penser à présent depuis l’Europe, non pas de l’Est, mais de l’Ouest, comme le lieu de la dernière reprise de l’existence juive européenne après la Shoah, avec une conscience aigüe, plus aigüe qu’en Israël et qu’aux États-Unis, de ce que la structure diasporique du peuple implique réellement, c’est-à-dire de la façon dont s’affirme son unicité, son élection parmi les nations.

Car la question juive, quoiqu’il arrive, est toujours de même structure : où est la souffrance actuellement significative ? Et quel polycentrisme faut-il instaurer et organiser sur cette base ? Comment vivre la Galout, au temps t ? Ce que Doubnov permet de voir, c’est que le lieu où nous nous trouvons, en Europe, n’est nullement indifférent dans la quête du nouvel équilibre qui met aujourd’hui l’intégralité du monde juif sous tension, et par quoi il rééprouve sa vitalité.


Bruno Karsenti

Notes

1 On doit à la Société des Amis de Simon Doubnov d’avoir accès à nombre d’ouvrages en langue française. La pièce majeure est la dernière partie de son histoire universelle du peuple juif en dix volumes, l’Histoire moderne du peuple juif (1789-1938), parue au Cerf en 1994, avec une préface de Pierre-Vidal Naquet intitulée « L’homme-mémoire ».
2 La pensée sociale et politique de Doubnov est exposée dans ses Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, traduites et présentées par Renée Poznanski aux éditions du Cerf en 1989.
3 Sur cette évolution, ses effets sur l’écriture de l’histoire juive et son sens pour le présent, voir le livre récemment paru de Pierre Birnbaum Les larmes de l’histoire. De Kichinev à Pittsburgh, Gallimard, 2022.
4 Ce n’est certes pas un hasard si la pensée de Doubnov a connu précisément en France une relève consciente et revendiquée. Elle est l’une des principales sources du Cercle Gaston Crémieux (du nom d’un juif communard marseillais fusillé en 1871), cercle de juifs de gauche fondé en 1967, immédiatement après la guerre des six-jours, à l’initiative de Richard Marienstras, et réunissant entre autres Elise Marienstras, Claude Lanzmann, Pierre Vidal-Naquet, Rachel Ertel et Léon Poliakov. Engagé dans la défense des droits des minorités, le cercle a mené une profonde réflexion sur l’identité diasporique, ouverte à toutes les interrogations sur les identités, sur fond d’histoire des juifs modernes. Le texte majeur est le livre de Richard Marienstras, Être un peuple en diaspora, réédité chez Les prairies ordinaires en 2014. Voir le site d’archives : https://cercle-gaston-cremieux.fr/

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