Portugal : la fin du retour des juifs séfarades

Il y a quelques mois, la documentariste Juliette Senik a réalisé pour K. un entretien avec le député Jose Rebeiro e Castro, principal initiateur de la loi accordant la nationalité portugaise par naturalisation aux descendants des Juifs séfarades portugais expulsés (souvent appelée « loi du retour »). Or, depuis cet entretien, la loi a été gelée. En cause, des dysfonctionnements et des polémiques sur lesquels le journaliste Elie Petit revient dans cet article.

 

 

L’impressionnant succès de la loi

Sept ans après son adoption à l’unanimité par des députés applaudissant debout, la loi du Retour des juifs originaires du Portugal a été gelée de facto, avec fracas. Avant ce gel, en janvier 2022, le rabbin de la Communauté juive de Porto, Daniel Litvak, se félicitait encore dans un journal local de ses résultats : « La communauté juive nationale a enregistré une croissance de 1 000 %[1] et de nombreuses familles préparent encore leur retour. Le Portugal compte aujourd’hui des synagogues remplies, des musées, une école juive portugaise, le plus grand centre Chabad d’Europe[2], des journaux juifs, des restaurants casher et de nombreux événements internationaux. Jusqu’à présent, l’État a accordé environ 50 000 certificats de naturalisation à des Juifs d’origine séfarade[3]. » En effet, près de 1 800 descendants de juifs séfarades ont acquis la nationalité portugaise en 2017. En juillet 2019 on comptait quelque 33 000 demandes, dont environ un tiers avait déjà abouti après un long processus de vérification. Ce chiffre a encore progressé en novembre 2020, pour atteindre au total la naturalisation de 23 000 personnes, soit environ 30 % des quelques 76 000 demandes soumises depuis 2015. À la fin du mois de janvier 2022, le total s’élevait à 56 685 naturalisations, quand 80 102 cas étaient encore en attente. Entre 2022 et 2023 le nombre de demande aurait encore été multiplié par deux ou trois selon certaines sources. En décembre 2022, ce sont finalement plus de 56 000 juifs d’origine séfarade qui ont été naturalisés, avec une inflation notable des demandes d’année en année.

Les polémiques et l’enquête

Dès 2022, des cas de falsifications, d’abus ou d’origine manifestement mal prouvées, ont commencé à être signalés, parfois anonymement. En réaction, le gouvernement portugais prit, dès le mois de mars, un décret-loi renforçant l’examen des candidatures. Des cas emblématiques, comme la naturalisation de l’oligarque russe Roman Abramovitch, accordée en six mois et validée en avril 2021, qui s’appuyait sur une étude de l’ascendance séfarade du requérant par le rabbin Alexander Boroda de la Fédération des communautés juives de Russie, dont l’oligarque dirige le conseil d’administration, ou encore celle, pourtant autrement mieux appuyée, du dirigeant du groupe Altice, Patrick Drahi, firent l’objet de polémiques dans le débat public. Polémiques renforcées par le fait que la loi n’avait pas prévu de possibilités de déchéance de la nationalité acquise en cas de fraude avérée.

Pointée du doigt, la communauté juive de Porto, à l’origine des certificats de naturalisation, a plutôt vu d’un bon œil, au départ, la possibilité d’une enquête qui « démolirait des théories infondées ». Une des accusations à l’encontre d’Abramovitch avait été portée par le dissident russe Alexei Navalny par une série de tweets datés du 23 décembre 2021 dans lesquels il accusait les autorités portugaises de « porter des valises d’argent » – autrement dit qu’elles avaient été payées pour accorder la nationalité à l’oligarque.

Le 11 mars 2022, une enquête a été lancée par le ministère public sur la base de dénonciations qui a ordonné des perquisitions à la synagogue de Porto et au musée juif attenant, ainsi que la confiscation du passeport du rabbin Litvak. Ce dernier,  désormais suspecté de « falsification de documents, trafic d’influence, corruption active, blanchiment d’argent et association de malfaiteurs » dans ce qui est devenu « l’affaire sur les illégalités présumées dans l’octroi de la nationalité dans le cadre du régime des descendants de juifs séfarades » se trouvait dès lors empêché de quitter le pays. Deux jours après ces raids à la recherche des « valises de billets », le conseil d’administration de la Communauté juive de Porto [Communidade Israelita do Porto ou CIP], tout en rejetant les accusations, annonçait qu’elle « n’avait plus aucun intérêt à collaborer avec l’État pour la certification des juifs séfarades ». Dans son communiqué, la Communauté juive de Porto annonçait en outre déposer une plainte au pénal auprès du procureur général de la République pour « accusation calomnieuse et corruption journalistique ».

Comme le raconte la journaliste Raphaëlle Rérolle dans un article du Monde,  paru le 28 février 2023, l’histoire ne s’est pas arrêtée là. En août 2022, les fonctionnaires de l’état civil portugais ont été surpris des longues files d’attente devant leurs bureaux : « Équipés de pliants, de thermos ou de casse-croûtes, des usagers s’installaient vers 19 heures et restaient jusqu’au matin, pour être sûrs d’être les premiers à l’ouverture. Dès 9 heures, ils entraient déposer une demande, puis reprenaient leur place dans la file d’attente afin d’en consigner une autre, puis une encore autre, jusqu’à vingt les bons jours. Tous étaient avocats et tous faisaient le siège de l’administration dans un but bien précis : obtenir un passeport portugais pour des clients éparpillés à travers le monde. » D’après Jose Rebeiro e Castro, interrogé dans un long entretien pour K., cette inflation des demandes serait le fait de cabinets d’avocats ayant vu dans cette loi une opportunité financière et proposant leurs services pour accompagner les demandes.

Pourtant, en septembre 2022, après une lourde campagne d’accusations contre la communauté juive portugaise, les trois magistrats en charge de l’enquête, Paulo Barreto, Alda Tomé Casimiro et Anabela Simões Cardoso, rejetaient les accusations du ministère public, les qualifiant de « non fondées ». Leur arrêt contestait également le fait que des sommes aient pu être perçues par Daniel Litvak pour la délivrance de certificats de nationalité dans le cadre de l’activité de la Comunidade Israelita do Porto (CIP). Seul le cas du milliardaire russe faisait l’objet d’un approfondissement de l’enquête par le bureau du procureur.

Effets contre-productifs sur les Juifs portugais

Sans que la loi n’ait jamais été sollicitée par la communauté juive portugaise, c’est à celle-ci qu’a échu la lourde responsabilité de certifier les origines séfarades des demandeurs. Les communautés de Porto et de Lisbonne devaient traiter les demandes, vérifier les preuves fournies, ainsi que les arbres généalogiques, et envoyer les candidatures au Registre de la nationalité.

Si la Communauté de Lisbonne ne commente pas les accusations et continue de coopérer avec les autorités, cet épisode de suspicion a laissé des traces profondes dans la communauté juive de Porto : « Nous ne pardonnerons jamais aux antisémites qui ont monté cette opération policière honteuse pour détruire la loi dite séfarade » déclarait Gabriel Senderowicz, le président de la Communauté, au Jerusalem Post en novembre 2022. Et de poursuivre : « Le grand rabbin a été arrêté sans aucune preuve, et la synagogue a été piétinée comme s’il s’agissait d’un bordel. Aucun édifice religieux n’a été traité de la sorte au Portugal au cours des 500 dernières années ». Dans un document de 131 pages adressé au procureur de la Cour Européenne de Justice et intitulé « The First Major Antisemitic Conspiracy of the 21st Century », la communauté juive de Porto qualifiait cette campagne antisémite de propagande de type soviétique et dénonçait un complot qui aurait visé à empêcher Patrick Drahi de continuer à détenir la majorité du capital d’un groupe portugais de télécommunication. L’État portugais n’a pas ouvert de procédure contre la requête de Monsieur Drahi qui a obtenu la nationalité en 2016. Son groupe continue ses investissements au Portugal après des parts prises dans les actifs du groupe Portugal Telecom.  Le document de la communauté, qui précise néanmoins que « l’État portugais n’est pas antisémite », tend à démontrer qu’une vaste machination a été à l’œuvre et a conduit à une campagne de dénigrement.

À l’occasion de son centenaire en janvier 2023, c’est un autre document que la communauté juive de Porto a publié et distribué largement. Intitulé « Two millennia of the Jewish community of Oporto – Chronology 1923-2023 » [Deux millénaires de la communauté juive de Porto – 1923-2023] et disponible uniquement en portugais et en anglais, la communauté conclut sa chronologie par ces mots :

« Compte tenu de l’insignifiance économique du pays dans la langue duquel le mot « judiaria » désigne un méfait, des événements anti-juifs déjà signalés, et des défis typiques d’une époque qui rejette la spiritualité, la Communauté juive de Porto, comme ses homologues, n’aura probablement jamais un avenir radieux, ni n’attirera un grand nombre de frères de foi, plus sûrs, intégrés et à l’aise ailleurs. Elle s’en sortira, peut-être pour longtemps, avec de rares périodes de joie et de grandeur, vite réprimées par les pouvoirs publics. Il en a toujours été ainsi. Certaines familles nouvellement arrivées ont déjà commencé à repartir. Quelle tristesse. Tôt ou tard, un temps viendra où les salles de prière de la Communauté, qui sont aujourd’hui au nombre de trois, seront vides, et où les musées, qui sont aujourd’hui pleins, viendront à fermer. Le son des rituels juifs chantés aujourd’hui à l’unisson par des centaines de personnes et l’accueil amical et gratuit de milliers de classes scolaires auront sombré dans l’oubli. La population de tout le pays continuera à désigner le grand bâtiment de la synagogue Kadoorie comme un symbole de matérialisme, d’argent et de mauvais sentiments. »

En mai 2020 déjà, Jose Rebeiro e Castro, conscient des menaces pesant sur « sa » loi (l’ancienne ministre de l’Intérieur, Constança Urbano de Sousa, universitaire spécialiste du droit des nationalités, proposait d’inclure une condition de résidence), concluait un article dénonçant les amendements apportés par le PS portugais par ces mots : « Il n’y a qu’un seul moyen sûr de ne pas être accusé d’antisémitisme : c’est de ne pas discriminer les Juifs, notamment lorsqu’il s’agit de saper une loi de réparation historique. » Entre dénonciations de dérives et campagnes antisémites, le rêve de Jose Rebeiro e Castro, tel qu’on peut le découvrir dans l’entretien qu’il nous a accordé peu de temps avant ces récents événements, s’est transformé en cauchemar pour la communauté juive de Porto.


Elie Petit

Notes

1 NDLR : Ce chiffre ne compte certainement pas les participations effectives à la communauté mais plutôt les membres comptés comme y appartenant suite à leur naturalisation
2 NDLR : Le centre Chabad de Porto est en effet un des plus grands d’Europe mais ne semble pas aujourd’hui atteindre sa capacité maximum d’accueil
3 NDLR : L’État accorde en réalité la nationalité. Le nombre de certificats proposés par les communautés de Porto et Lisbonne (qui procèdent par des critères différents) excède le nombre de naturalisations effectives.

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