La loi de naturalisation des juifs portugais expulsés durant l’Inquisition – Entretien avec José Ribeiro e Castro

En septembre 2021, la journaliste Juliette Senik publiait dans K. un texte racontant son travail de documentaire sur les Juifs tentant d’obtenir leur nationalité espagnole. Ces démarches faisaient suite à la possibilité de « renaturalisation » ouverte par une loi espagnole pour les descendants des expulsés du XVe siècle. L’Espagne ne fut pas la seule nation à promulguer une telle loi. Au Portugal, le député José Ribeiro e Castro, fut l’un des deux promoteurs d’une loi de naturalisation similaire. Juliette Senik l’a rencontré et s’est entretenue avec lui… quelques temps avant que la loi ne soit gelée.

 

Stèle à la mémoire des Juifs portugais victimes de l’Inquisition, rue Sao Domingos à Lisbonne (c) Juliette Senik

 

Pour prolonger mon questionnement sur la Loi du Retour en Espagne, j’ai mené un entretien avec José Ribeiro e Castro, avocat et ancien député du parti portugais CDS[1], qui avait défendu la Loi de naturalisation des juifs d’origine portugaise au Parlement en 2012. En le rencontrant dans son bureau à Lisbonne, il s’agissait de l’entendre formuler avec ses mots la nécessité d’une telle loi.

Quelques jours plus tôt, j’avais assisté à un shabbat dans la synagogue de Porto, où de nombreux jeunes suivaient l’office avec bonne humeur. À l’entrée de la synagogue, une petite exposition permanente explique la présence des juifs au Portugal avant l’Inquisition. Face à la synagogue, un musée où circulent des groupes de lycéens met en scène l’histoire de la Shoah. Au sein d’un espace qui exhibe les photographies connues de la guerre et possède sa « salle des noms », la lumière naturelle, actrice du lieu, d’abord absente puis de plus en plus vive, vise à rappeler que la vie doit continuer. Vers le début de la visite, deux cartes du monde juxtaposées montrent l’effondrement numérique des juifs dû à la seconde guerre mondiale : l’une avant, l’autre après. Cette manifestation de la disparition a frappé José Ribeiro e Castro, qui y fera référence lors de notre rencontre.

L’enjeu de l’entretien était de comprendre les raisons de son engagement dans la défense de cette loi et, plus largement, les raisons pour lesquelles un député, et à travers lui un peuple, souhaite voir revenir « ses » juifs, qu’il a expulsés plusieurs siècles auparavant. La démarche ne semble pas provoquer le même vertige chez l’ancien député que chez moi. Ses certitudes quant à la légitimité des juifs à « revenir » au Portugal contrastent avec mes incertitudes quant au sens de ce retour. José Ribeiro e Castro reste même inébranlable face aux accusations d’abus dans l’obtention de la nationalité par des avocats indélicats et aux rumeurs qui ont durci les conditions requises pour acquérir un passeport. Je viens chercher dans le bureau de cet ancien membre du parti chrétien conservateur la preuve que tout cela n’est pas qu’un geste, mais une loi ancrée dans un pays qui sait ce qu’il fait, portée par un homme de bon sens.

Mais, tandis que José Ribeiro e Castro évoque les communautés portugaises et les juifs d’origine portugaise de Hong Kong, de New York, ou de Curaçao, c’est un autre vertige qui me prend : jusqu’où tout citoyen du monde peut-il remonter dans l’histoire pour demander la nationalité d’un pays d’origine ? Dans le cas du Portugal, ancien empire, quel statut singulier est celui des juifs ? Et puisqu’il faut donner un sens à un passeport qui ne soit pas que de convenance, que signifie cette demande à l’heure de la mondialisation ?

Cet entretien a été mené avant que la loi ne soit gelée à l’issue d’un processus complexe (voir dans K., l’article d’Elie Petit : « Portugal : la fin du retour »). « Je pense que ce serait parfait que cette loi subsiste jusqu’à son extinction naturelle » m’avait dit pour sa part José Ribeiro e Castro lors de notre rencontre, conscient des difficultés auxquels celle-ci faisait face. – Juliette Senik.


 

Juliette Senik : Quelle était la situation de la communauté juive au Portugal avant la discussion et le vote du projet de Loi de naturalisation des juifs ?

José Ribeiro e Castro : Disons que la situation était pacifique. Mais il faut bien sûr mentionner que la communauté juive n’était pas aussi importante qu’avant l’expulsion ordonnée par les édits de notre roi Manuel à la fin du XVIe siècle. À cette époque, les 200 000 juifs portugais représentaient un cinquième de la population. Si nous n’avions pas fait les choses ainsi, il pourrait aujourd’hui y avoir jusqu’à deux millions de juifs au Portugal. Lorsque l’Inquisition a pris fin, certaines familles sont revenues, principalement du Maroc, mais très peu. Et puis il y en a eu d’autres qui sont passées par le Portugal en fuyant l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale. La communauté juive est restée une petite communauté, bien traitée et bien accueillie. Elle n’a d’ailleurs jamais sollicité l’adoption d’une pareille loi devant le gouvernement ou le Parlement.

J.S. : Pourquoi et comment le Parlement portugais en est-il venu à voter cette loi ?

J.R.C. : L’histoire peut être résumée ainsi : le premier Parlement démocratique du Portugal, au début du XXe siècle, a approuvé notre première Constitution, a aboli l’Inquisition et a adopté un décret disant : « Si les juifs veulent venir, qu’ils viennent ». Certains l’ont fait, d’autres pas. L’histoire commence là. Mais pour parler en substance de décisions politiques plus récentes, laissez-moi vous raconter une histoire personnelle. En 2010, j’étais président de la commission des affaires étrangères au Parlement et j’ai été contacté sur Facebook par un juif de New York, un rabbin si je me souviens bien. Il m’a posé la question suivante : Est-il possible pour un juif d’ascendance séfarade de demander la nationalité portugaise ? J’ai répondu qu’il était membre des anciennes communautés portugaises et qu’il avait le droit de demander la naturalisation en vertu du paragraphe 6 de l’article 6 de notre constitution. Ensuite, c’est au gouvernement de décider. Mais je suis allé vérifier un peu plus en détail et j’ai soumis deux questions au ministère de la Justice et plus précisément à son service des affaires internes.

José Ribeiro e Castro (c) Instituto Francisco Sá Carneiro, Wikimedia commons.

J.S. : Quelle a été la réponse du ministre de la Justice ?

J.R.C. : La réponse que j’ai reçue était un peu hésitante. Elle comportait de nombreux « mais ». J’ai compris que ce n’était pas une réponse du ministre, mais une réponse prudente des affaires internes. Les responsables de ce service interprétaient très strictement la disposition générale d’une loi qui ne s’appliquait pas uniquement aux descendants séfarades, mais à toutes les communautés d’ascendance portugaise dans le monde, que ce soit en Malaisie, en Inde ou ailleurs. Quoi qu’il en soit, le Parlement a été dissous en raison d’un différend politique, une nouvelle législature a commencé en 2011 et après les élections, ce sont les socialistes qui ont présenté un projet de loi relatif à la naturalisation des juifs expulsés. La responsable du projet de loi, Maria de Belém Roseira, était une députée très en vue du parti socialiste. Et tandis que cette dernière promouvait ledit projet de loi, j’en ai présenté un autre, très semblable, de mon côté.

J.S. : Y avait-il des dissensions entre les socialistes et le CDS ?

J.R.C. : Non, ni avec aucun autre parti. Les deux projets ont été votés à l’unanimité par le CDS, le PSD, les socialistes, les communistes et l’extrême gauche. Ensuite, les projets sont passés en commission et il y a eu un débat final sur quelques points de détail, article par article. En commission, les votes ont toujours été unanimes. Enfin, en 2015, le Parlement réuni en séance plénière a adopté la loi en première et en deuxième lecture à l’unanimité. C’était très émouvant.

J.S. : Vous aviez le sentiment de vivre un moment historique ?

J.R.C. : C’était la consécration d’un désir de réparer l’histoire. Il y avait eu une rupture dans notre passé, parce que les juifs étaient au Portugal avant même que nous, les Portugais, n’existions. Certains disent qu’ils sont venus ici après la démolition du Temple de Jérusalem. Le Portugal est né en tant que pays au XIIe siècle, or les juifs étaient déjà là. Le peuple portugais s’est formé comme un royaume, avec un roi et sous la protection de ce dernier. Toute la population présente sur le territoire a participé à la construction du pays. Nous n’avions pas de recensement des nationalités à cette époque. Les juifs faisaient partie de la population, malgré les préjugés à leur égard. Ils vivaient parfois en Espagne, parfois au Portugal. Et il est important de souligner que, pendant les conflits entre le Portugal et l’Espagne, aucun juif n’a trahi ou ne s’est montré déloyal, bien au contraire. J’aimerais évoquer ici Yaya Ben Yaish. Il a été le premier rabbin du Portugal et venait du monde mauresque. C’était un ami de notre premier roi. Son fils a été le deuxième rabbin du Portugal. Je voudrais aussi ajouter que, dans l’histoire des grandes découvertes portugaises, les juifs ont eu un rôle très important, parce qu’ils ont aidé à financer des voyages des scientifiques afin de développer la technique, d’étudier la cosmographie, etc. Si j’étais dans cette situation, j’aimerais beaucoup le pays qui veut me voir revenir cinq siècles plus tard. Je sympathiserais d’autant plus avec ce pays qu’il serait devenu un lieu sûr pour toute famille juive, comme l’est le Portugal aujourd’hui. Une question me taraude : Qu’est-ce que les juifs ont fait à l’humanité ? Ont-ils violé nos femmes ? Ont-ils torturé nos maris ? Ont-ils tué nos enfants ? Ont-ils massacré nos pères ? Qu’ont-ils fait, d’où vient cette haine ? C’est inimaginable. Et ils n’ont pas de terre. Bon, maintenant ils ont Israël, mais à l’époque, ils n’avaient pas de terre pour se mettre en sécurité et ils ont été expulsés. Ils ont besoin d’un endroit sûr. Et si le Portugal peut être ce lieu sûr pour ceux qui y sont liés, c’est tout bénéfice pour nous.

J.S. : Au moment où la loi a été votée, s’agissait-il d’une question discutée au sein de la population portugaise ?

J.R.C. : Ce n’était pas un débat d’actualité. Cela s’est passé il y a cinq siècles : il ne s’agissait donc pas d’une question récente. La Shoah n’a rien à voir avec cela. Le Portugal a permis à de nombreux juifs d’échapper au génocide. Le pays ne nourrissait donc aucune culpabilité à ce sujet. Néanmoins, il subsistait un passif qu’il nous appartenait de solder.

J.S. : La population portugaise avait-elle conscience de ce passif ?

J.R.C. : Je ne peux pas dire qu’elle le ressentait fortement, car l’initiative n’est venue ni des communautés juives ni du peuple portugais. Mais le fait que la loi ait été adoptée à l’unanimité, sans créer de débat public généralisé, signifie bien que, même s’il n’y avait pas de conscience nette de ce passif, les gens ont estimé que son règlement était une mesure juste et qu’ils pouvaient en être satisfaits.

Ruelle de Lisbonne (c) Juliette Senik

J.S. : En tant que membre d’un parti conservateur proche de la démocratie chrétienne, quel est le sens de votre implication dans le projet de loi ? Y a-t-il eu une réflexion sur les relations judéo-chrétiennes au sein de ce parti ?

J.R.C. : Il s’agissait d’une initiative individuelle de ma part, même si le parti l’a soutenue. Nous avons de très bonnes relations avec Israël et la communauté juive. Nous avons en quelque sorte hérité de la mémoire de la Shoah. Il y a toujours un malaise en Europe à cause de cet événement et nous portons le souvenir de l’ignominie et de l’injustice qu’il représente. Au Portugal, les choses différent de l’Espagne. Il y a dix ans, nous étions plus favorables à Israël qu’aux Arabes, en Espagne c’était l’inverse. Aujourd’hui, à cause de la question palestinienne, il y a un sentiment de plus en plus critique envers Israël et les juifs parmi la population. Il vient de la gauche, selon laquelle Israël accomplit un génocide en Palestine. Les partisans de ces idées sont des extrémistes, mais cela a un effet. Malgré le conflit interminable en Israël, nous Portugais avons tendance à nous ranger toujours du côté des juifs. Nous revendiquons aussi une tradition judéo-chrétienne. Et je trouve cela juste. Au Portugal, on se demandait en regardant autour de nous : Où sont les juifs ? Ils ont disparu depuis le XVe siècle. C’est une bonne chose que des synagogues s’animent…

J.S. : Les synagogues sont-elles vraiment devenues plus vivantes ? Je me demande si les bénéficiaires de la nationalité sont, en majorité, venus vivre au Portugal.

J.R.C. : Dans la presse portugaise, il y a eu beaucoup d’histoires très touchantes publiées en 2015, en 2016, en 2017 : un professeur d’université de New York veut que ce pays, cinq siècles après, rende justice à la mémoire de sa famille ; une jeune femme s’est rendue à Villaviole, une ville du nord du Portugal, pour en savoir plus sur la vie de ses ancêtres… Nombreuses sont les histoires de ce genre. La loi n’exige pas qu’ils viennent vivre ici, mais certains sont venus, en petit nombre il est vrai. En fait, je ne pense pas qu’il soit essentiel que la loi exige que les gens viennent vivre ici. Cette loi spécifique exempte les candidats à la naturalisation de vivre ici et de parler portugais. Ce sont des descendants de personnes qui ont vécu très loin du Portugal. Donc si vous voulez les accueillir à nouveau dans notre nationalité, vous ne pouvez pas exiger qu’ils vivent ici : en effet, il s’agit de leur rendre justice tout en reconnaissant qu’ils ne sont plus en phase avec le pays.

J.S. : Et pensiez-vous à l’utilité pour le Portugal de donner à ses anciens ressortissants la nationalité portugaise ? Ils sont nombreux et tous ne sont pas juifs…

J.R.C. : Nous sommes un petit pays, mais aussi un ancien empire colonial. Nous sommes allés partout. Par exemple, j’ai récemment écouté l’histoire d’une petite communauté d’origine portugaise au Myanmar très durement persécutée par les musulmans. Ils ont conservé certaines coutumes et habitudes, mais ils ne parlent pas portugais. Il existe aussi des cas en Indonésie, dans de petites îles où vivent encore des descendants de Portugais. C’est une minorité qui a conservé un lien avec son passé portugais… Concernant le cas de la communauté juive, je pense que c’est bon pour le Portugal en général. Nous avons des intérêts économiques, culturels et politiques communs. Si les communautés séfarades se mêlent aux communautés portugaises dans ces pays, c’est parce que nous avons beaucoup de populations migrantes dans le monde entier, des gens qui sont allés travailler partout à l’étranger et qui votent à nos élections. Par exemple, la famille Kadoori est le nom donné à une belle synagogue de Porto, mais cette famille vient de Hong Kong. Ils ne parlent pas un mot de portugais, mais étaient membres d’un cercle appelé « Club Lusitano » qui servait de lieu de rencontre à la communauté portugaise de cette ancienne colonie britannique, y compris des personnes importantes d’ascendance portugaise. Donc, cette histoire existe déjà, et je pense qu’il est bon pour nous de la récupérer et de la retrouver. De nombreux Portugais considèrent que l’expulsion des juifs n’est pas seulement tragique d’un point de vue humanitaire, mais aussi d’un point de vue historique, parce que les liens de la communauté juive avec l’Europe auraient pu permettre à beaucoup de gens de profiter de découvertes importantes. L’expulsion a déplacé les activités des Juifs vers les Pays-Bas ou le Royaume-Uni et nous avons perdu cet apport. À la fin du XVIe siècle, le roi était un prêtre jésuite hostile à l’Inquisition et favorable aux « nouveaux chrétiens », c’est-à-dire aux juifs convertis. Pendant notre guerre d’indépendance, lorsqu’il a cherché une aide diplomatique auprès de la communauté juive des Pays-Bas et d’autres endroits, celles-ci la lui ont apportée. Ils se sentaient donc toujours liés à nous. Et c’est une bonne chose pour le pays, que nous puissions reconstruire ces liens [Ribeiro insiste sur ces mots]. Et nous pouvons en bénéficier, non seulement dans le pays, sur le territoire national, mais aussi à l’étranger, pour revenir à la vaste compréhension de la communauté nationale qui existait avant les édits catastrophiques du roi Manuel. C’est mon point de vue.

J.S. : Mais pensez-vous que le rêve serait que ces populations reviennent réellement au Portugal et s’y établissent ?

J.R.C. : Une partie d’entre elles, oui. Si elles veulent bien venir. Elles pourraient aider à repeupler les régions centrales. Si la communauté juive veut y venir et y remettre de la vie, ce serait formidable. Mais c’est à eux de décider, et à nous de les accueillir et de les respecter.

J.S. : Cette loi confère-t-elle le droit aux Brésiliens non juifs d’origine portugaise de demander la nationalité ?

J.R.C. : Dans la loi en vigueur avant 2013, le gouvernement pouvait accorder la naturalisation aux candidats parlant portugais et vivant au Portugal depuis au moins six ans. Je vous ai dit au début de cet entretien que j’avais posé une question au service compétent du ministère de la Justice et que celui-ci s’était montré très réservé. Et bien maintenant, la règle qui s’applique aux juifs séfarades figure au paragraphe 7 [Ribeiro pointe du doigt un paragraphe ajouté récemment sur une photocopie du texte de loi] : « Le gouvernement peut accorder la naturalisation avec une exemption des exigences de vivre au Portugal pendant six ans et de parler portugais, aux descendants de juifs séfarades portugais, en démontrant la tradition d’appartenance à une communauté séfarade d’origine portugaise, sur la base d’exigences objectives prouvées pour le lien avec le Portugal, à savoir le nom de famille, la langue parlée à la maison, la descendance directe ou collatérale. » C’est bien. Tous ceux qui ont eu la nationalité portugaise dans le passé, ceux qui prouvent qu’ils sont des descendants de Portugais et les membres de communautés d’ascendance portugaise, quels qu’ils soient, peuvent la demander. Donc le but de la loi était de préciser que les séfarades pouvaient le faire.

Fiche d’un réfugié juif polonais exposée au « Musée de l’Holocauste » de Porto (c) Juliette Senik

J.S. : Mais qu’en est-il des Brésiliens, quelles preuves doivent-ils produire ?

J.R.C. : Les Brésiliens n’ont rien à prouver. Bien sûr, une fois leur pays devenu indépendant, ils ont acquis ipso facto la nationalité de celui-ci. Pour notre part, nous avons dû adopter des lois très dures, très sévères en 1975 sous la pression de leur gouvernement soucieux de limiter le nombre de binationaux. Donc ce type de législation peut créer quelques problèmes…

J.S. : Comme pour les musulmans ?

J.R.C. : Non, ils peuvent faire une demande, mais en application du paragraphe 6, avec l’obligation de parler portugais et de vivre au Portugal. Pour les Maures, l’histoire n’est pas la même que pour les juifs, car ils sont arrivés au Portugal à la suite d’une invasion. Certains sont restés après l’expulsion. Mais ceux qui ont été expulsés sont allés au Maroc, en Mauritanie ou en Algérie.

J.S. : Quelles sont les différences entre le processus juridique de « renaturalisation » en Espagne et au Portugal ?

J.R.C. : En Espagne, ils ont été plus stricts dans leurs exigences et ils ont fixé un délai limite pour les demandes. Au Portugal, nous ne voulions pas de limite de temps. J’ai personnellement influencé la loi dans ce sens. Une autre différence : il n’est pas exigé de parler portugais. Je ne demande pas à M. Kadoori de Hong Kong, un anglophone, de parler portugais. Bien sûr, nous aimerions qu’il apprenne à parler notre langue, mais ce n’est pas essentiel. Nous avons des Portugais aux États-Unis dont la descendance ne parle pas portugais, cela peut arriver. Et ils n’ont jamais perdu la nationalité, d’arrière-petit-fils en petit-fils, mais ils étudient en anglais, ils travaillent en anglais, donc ils ont une très faible connaissance du portugais.

J.S. : Quel est le délai moyen pour qu’une demande de naturalisation aboutisse ?

J.R.C. : Le flux des demandes fait qu’il est très difficile de répondre rapidement. Je connais des cas qui ont pris cinq ans.

J.S. : La loi, après un démarrage enthousiaste et la réception de nombreuses demandes, est devenue quelque peu controversée. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

J.R.C. : Permettez-moi d’attirer l’attention sur un point ici. La loi est maintenant devenue très controversée parce que, lorsque nous l’avons adoptée, nous pensions recevoir 5 000 à 10 000 demandes. Nous n’avions jamais imaginé un tel succès. Et il y a eu des cas de malversations d’avocats en Israël et ailleurs, lesquelles ont abouti au dépôt de demandes biaisées. Ce qui a donné une très mauvaise réputation à la loi, au point que nous devons maintenant promouvoir une opération anti-diffamation.

J.S. : Il y a deux ans, une parlementaire a lancé une campagne contre la loi basée sur le nombre excessif de candidatures motivées par des publicités sur Internet ou par des intérêts commerciaux.

J.R.C. : Je pense que nous devrions interdire toute forme de publicité pour cette loi et faire appliquer scrupuleusement cette interdiction. Je pense que la citoyenneté portugaise, comme toute citoyenneté, est le capital le plus précieux, le plus vital d’un pays, et je refuse d’en faire la publicité comme s’il s’agissait de Coca-Cola ou de chips. Je ne peux pas dire que je vous accorde la nationalité portugaise parce qu’elle donne accès à l’espace Schengen et ainsi de suite… Nous devons maintenant rétablir la confiance dans cette loi, conformément aux objectifs initiaux de ses défenseurs. Nous devons rétablir la si belle unanimité qui prévalait au moment du vote.

J.S. : Ce sont surtout les candidatures venant non pas d’Israël, mais du Venezuela ou de Colombie, qui posent problème ?

J.R.C. : Je peux comprendre que les juifs, souvent expulsés de par le monde, aient besoin de ce pays comme d’un lieu sûr. Et nous pouvons être fiers qu’ils considèrent le Portugal comme un refuge potentiel. Il est possible que la réglementation ait été trop souple, mais cela nuit également aux relations entre l’État et les communautés juives, car la presse attaque ces dernières, principalement à Porto. Les journaux prétendent que certains membres de la communauté de Porto sont impliqués dans des affaires douteuses avec Israël et avec des avocats malhonnêtes. Certains Portugais parlent d’une exploitation de la loi et d’un gain d’argent facile au profit du peuple juif. Il y a là un problème qui doit être résolu pour que la loi ne soit pas tuée. Le succès de cette dernière ne peut être construit que sur une confiance mutuelle entre l’État portugais, l’administration et les communautés juives. L’intervention des communautés est absolument essentielle pour démontrer que les personnes qui font une demande peuvent prouver leur histoire. Comment le peuvent-ils ? Pour les chrétiens, quand nous devons prouver l’existence d’un ancêtre au Portugal, nous allons dans les églises pour chercher le certificat de baptême. Mais les juifs ne sont pas chrétiens. Nous pouvons certes consulter les archives de l’Inquisition qui répertorient les personnes persécutées à l’époque, mais beaucoup d’entre elles ont purement et simplement disparu. C’est dans la mémoire de la communauté juive qu’il faut puiser pour retracer la lignée des familles. Certains sont allés à Hambourg, puis à La Haye, puis à Amsterdam, puis à Curaçao, puis aux États-Unis. Ou bien ils sont partis au Maroc. La participation de la communauté juive est absolument essentielle à l’opération. Beaucoup de Vénézuéliens viennent probablement des colonies néerlandaises, de Curaçao. Je n’ouvre pas aux Vénézuéliens ou aux Brésiliens. J’ouvre aux descendants de pères portugais. Et je sais que beaucoup d’entre eux sont allés en Amérique du Sud. Mais nous devons vérifier.

J.S. : Une autre controverse est née à la suite de la guerre en Ukraine : des membres du Parlement portugais ont exigé la déchéance de nationalité portugaise de l’oligarque Roman Abramovitch, qui l’a reçue il y a quelques mois. La loi prévoit-elle cette possibilité ? Est-elle discutée ? Pensez-vous que ce serait une bonne chose ?

J.R.C. : Selon notre loi, si le processus de naturalisation est entaché de fraude, la nationalité est retirée en vertu de l’article 9, libre à l’individu concerné de contester cette déchéance devant les tribunaux. Mais la loi n’a pas été faite pour ou contre Abramovich. L’enjeu n’est pas de savoir qu’il est le président de Chelsea, ou un ami de Poutine, ou millionnaire, ou riche, mais si le processus a pu être frauduleux. Donc il doit prouver que les papiers qui ont été présentés étaient authentiques, et une enquête a été ouverte.

Synagogue Kadoorie Mekor Haim de Porto (c) Wikimedia commons.

J.S. : Vous qui tenez à cette loi, quelles sont les difficultés qui surgissent aujourd’hui ?

J.R.C. : Un membre du Parlement a demandé que les candidats soient obligés de vivre au Portugal pendant deux ans. Cela n’aurait pas de sens que la loi, après avoir dispensé les demandeurs de vivre au Portugal, impose soudainement une exigence de résidence de deux ans. D’ailleurs, si l’on posait cette condition, je suis sûr que beaucoup d’entreprises du secteur immobilier proposeraient une parade, au risque de voir la presse affirmer ensuite : « Les avocats sont de mèche avec les spéculateurs immobiliers… ». Je pense qu’il y a des moyens de lutter contre ce genre de demandes, parce que la loi dit au paragraphe 7 qu’elle s’applique aux descendants des juifs séfarades portugais démontrant la tradition d’appartenance à une communauté séfarade d’origine portugaise, et cela sur la base de critères objectifs prouvant le lien avec le Portugal [José Ribeiro martèle le bureau avec un stylo pour appuyer ses propos]. Donc, si nous pouvons donner un caractère concret aux demandes qui remplissent ces conditions, l’idée de manipulations véreuses prendra fin.

J.S. : Vous pensez à quoi ?

J.R.C. : J’ai eu une idée très simple, pour le moins insolite, mais je pense qu’elle pourrait marcher. On pourrait demander à chaque candidat d’écrire son histoire sur une feuille de papier. Pourquoi vous sentez-vous portugais ? L’opinion publique a été très sensible aux histoires parues dans la presse. Et certaines étaient très naïves et sympathiques. C’était le but de la loi. Son but était de servir ceux qui sentent qu’ils appartiennent à cette histoire, qui sentent [Ribeiro insiste sur le mot] qu’ils sont les descendants de ceux qui étaient ici au XVe siècle et qui ont été expulsés. Certaines histoires m’ont impressionné, comme celle d’un homme qui a toujours la clé du petit village de sa famille. C’était un objet qui avait traversé les générations. Ce n’est pas la seule condition requise, mais c’est quelque chose qui permet d’évaluer la véracité de l’histoire. Nous devons donc faire en sorte que la transcription de ces conditions requises soit plus claire dans la loi. Nous pourrions également réduire le nombre de cas sur lesquels nous pouvons statuer par an, car les services sont inondés de milliers de demandes et n’ont pas la capacité de les traiter. Vous m’avez déjà demandé : combien de temps cela prend-il ? Il n’est pas acceptable que certains cas aient pu prendre cinq ans ! Un processus de nationalisation ne devrait pas durer plus d’un an. Donc je pense que le gouvernement pourrait adopter une norme d’organisation des services, en disant que, selon le paragraphe 7, nous décidons d’un maximum de dix mille cas par an et en introduisant un peu plus de discipline dans leur traitement. La contrepartie est que notre loi n’a pas de date d’expiration. Mais nous pouvons arriver à un stade où la situation devient trop antagoniste. J’en suis profondément peiné, car je pense qu’il est très important de rétablir la paix dans ce processus et de revenir à l’accord unanime qui a d’abord existé sur l’objectif de la loi.

J.S. : Comment voyez-vous le devenir de cette loi ?

J.R.C. : L’idéal serait que cette loi subsiste jusqu’à son extinction naturelle. Et mon rêve sera réalisé lorsque la communauté portugaise de New York inclura la communauté portugaise séfarade de New York, ou lorsque la communauté portugaise du Brésil inclura sa partie séfarade.


Propos recueillis par Juliette Senik

Notes

1 Le CDS ou Parti Populaire est un parti de droite conservateur. Au Parlement Européen, ses députés appartiennent au même groupe que « Les Républicains » français.

Écrire à l’auteur

    Article associé

    Soutenez-nous !

    Le site fonctionne grâce à vos dons, vous pouvez nous aider
    Faire un don

    Avec le soutien de :

    Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

    Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.