Parmi les feuilletons politiques de l’été, l’échange épistolaire entre Benjamin Netanyahou et Emmanuel Macron est venu rejouer la scène classique du dialogue de sourds. Au-delà des pantomimes, qui peut en effet dire ce qu’était l’objet de leur correspondance ? Gérard Bensussan s’attache ici à décrypter les motifs d’une incompréhension particulièrement symptomatique de la situation politique actuelle.
L’échange estival de lettres entre le Premier ministre israélien Netanyahou et le président Macron, aussi bien par lui-même que dans ses retentissements fonctionnels, comme disent les médecins, sur la situation politique française, laisse plutôt songeur. Les deux courriers, en effet, chacun dans sa portée propre, baignent dans une confusion dont on ne sait si elle est insue, signe d’un aveuglement plus ou moins volontaire, ou délibérément surjouée. Ces deux lettres témoignent en tout cas des malentendus, des méprises et des hypocrisies qui entourent comme une gangue à peu près infracassable les impossibles débats sur la guerre à Gaza et ses « appropriations » françaises et européennes.
L’une et l’autre documentent, d’une certaine manière, l’effacement étiologique progressif de la terreur du 7 octobre, chacune dans son registre : le Premier ministre israélien en la subordonnant à des intérêts politiques immédiats qui le poussent dans une fuite en avant sans issue, et le président de la République en n’en faisant plus, dans ses déclarations, qu’une précaution oratoire liminaire, formelle, et finalement devenue inutile.
Je rappelle les propos. Dans sa lettre adressée à l’AFP le 19 août dernier, B. Netanyahou faisait état de son inquiétude devant « la montée alarmante de l’antisémitisme en France », s’inquiétant d’une « haine des juifs (qui) rôde dans les rues » et « ravage les villes » de tout le pays. Le Premier ministre israélien ajoutait, et c’est sans doute le premier motif de sa lettre au président, que l’appel de ce dernier « à un État palestinien alimente ce feu antisémite », « renforce le refus du Hamas de libérer les otages et encourage ceux qui menacent les juifs français ». La charge est rude.
La réponse présidentielle ne l’est pas moins. Pour se laver de l’infamie suggérée à mi-mots, E. Macron rappelle le grand nombre de ses interventions mémorielles et la fermeté de son action dans la lutte contre « l’abomination » de l’antisémitisme, engagée, explique-t-il, dès les premières semaines qui suivirent sa première élection, par exemple la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv le 16 juillet 2017. Il souligne également que la protection des compatriotes juifs contre les exactions antisémites est pleinement assurée par les services de l’État sous sa responsabilité sans faille. Et il ajoute, l’enjeu est bien là, que la question de l’antisémitisme et du conflit israélo-palestinien est trop grave pour donner lieu à des calculs intéressés.
Le dialogue – de sourds – Netanyahou-Macron répète, sans surprise, tout ce que l’on peut aujourd’hui entendre confusément sur la question du conflit israélo-palestinien et de l’antisémitisme. Cette correspondance de l’été 2025 est une non-correspondance.
On peut donner acte à l’un et à l’autre de deux points factuels : 1) l’antisémitisme sévit désormais en France, et ailleurs en Europe, comme jamais depuis 1945 ; il s’affirme, se manifeste, sans la vergogne et la retenue qui prévalaient jusqu’alors, ce qui ne peut manquer d’interroger sur l’efficacité de la seule révérence mémorielle invoquée par le président français et d’inquiéter quant aux conséquences à plus long terme d’une telle situation ; 2) les accusations portées contre des institutions républicaines défaillantes ne sont pas fondées pour autant, elles « offensent la France tout entière », ajoute E. Macron – ce que d’ailleurs le grand rabbin de France, Haïm Korsia, a rappelé à son tour, au dam d’une partie de la communauté juive.
B. Netanyahou, dans sa lettre, feint de négliger une différence capitale, et vitale pour l’existence quotidienne des juifs : la différence entre la position de l’État et de ses institutions, d’une part, et l’opinion publique de plus en plus perméable à l’argument antisémite, d’autre part. Rappelons que l’antisémitisme et toutes ses manifestations, y compris depuis 2014 l’apologie et la provocation à des actes de terrorisme, relèvent d’une réponse pénale. La loi prévoit de les sanctionner par cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. L’existence de cet arsenal juridique et l’engagement des autorités sont évidemment essentiels. Ils tranchent avec la situation politique qui a dominé dans de vastes parties du continent européen entre les deux guerres mondiales. Certains, d’ailleurs, s’en affligent et promettent déjà l’abolition du délit d’apologie du terrorisme lorsqu’ils exerceront le pouvoir, comme ils l’espèrent. Ils proposent même d’embastiller les préfets qui auront recouru à la loi de novembre 2014 pour convoquer et entendre un certain nombre d’élus « antisionistes ». C’est un signe. Le parti LFI, puisque c’est de lui qu’il s’agit, estime que la lutte contre l’antisémitisme, dès lors que l’antisionisme en relèverait, et telle qu’elle est prise en charge par les autorités publiques et les instances judiciaires, entrave la liberté d’expression. Pourquoi Netanyahou, à l’inverse, s’en prend-il à l’exécutif français soupçonné de n’en point faire assez ? L’accusation de complaisance est évidemment mobilisée dans un contexte politique et diplomatique précis. Elle est censée fonctionnellement entacher les critiques de la conduite de la guerre à Gaza par le gouvernement Netanyahou et porter un insidieux soupçon sur l’intention du gouvernement français de reconnaître très bientôt un État de Palestine. Qu’il y ait sous cet aspect une instrumentalisation de l’antisémitisme ne paraît pas douteux. Netanyahou vient par exemple de reconnaître la réalité du génocide arménien (enfin, et ce n’est que justice !), non pas pour des raisons morales et historiques de fond, mais pour rendre la monnaie de sa pièce à Erdogan qui reprend, à son tour, l’accusation de génocide en cours à Gaza. Dans les deux cas, la circonstance surdétermine tactiquement la position et la précède.
B. Netanyahou, dans sa lettre, feint de négliger une différence capitale, et vitale pour l’existence quotidienne des juifs : la différence entre la position de l’État et de ses institutions, d’une part, et l’opinion publique de plus en plus perméable à l’argument antisémite, d’autre part.
Ce défaut de perspective dans la considération depuis Israël de la situation française, qu’il soit effet de méconnaissance ou calcul politico-diplomatique, ne saurait pourtant masquer la spectaculaire amplification de l’antisémitisme. Et d’ailleurs, l’imputation d’antisémitisme ne paralyse plus, elle n’effraie pas grand monde et intimide de moins en moins. Elle a même soudé autour de la lettre présidentielle une bonne partie des politiques français, à gauche en particulier. Netanyahou a certainement surestimé l’impact moral et l’effet d’empêchement que ferait peser une telle accusation sur le débat politique. À moins, c’est aussi le plus probable, qu’elle ne fût d’abord destinée à la diaspora – ces deux aspects ne s’entre-excluant nullement.
Il y a aujourd’hui dans les expressions de l’antisionisme radical un certain nombre de traits nouveaux. La destruction d’Israël, son démantèlement et les appels plus ou moins directs à se débarrasser d’une manière ou d’une autre des juifs, pour dire la chose sans ambages, sont présents dans le débat contemporain autour de la nature de la guerre de Gaza. La revendication cartographique d’une « libre Palestine du Jourdain à la Méditerranée » en fournit l’image topographique, des cénacles les plus avisés aux cahiers de coloriage proposés aux enfants. Il n’est pas impossible qu’à l’échelle d’une ou de deux générations, les pays européens deviennent des pays vidés de leurs juifs, comme ce fut le cas au cours de longues séquences historiques passées. Nous entrons désormais dans l’ère de la « fin de l’innocence » des juifs, comme a pu l’écrire un idéologue violemment antisioniste, Frédéric Lordon. Son propos est très simple : Gaza nous ouvre enfin les yeux et nous fournit la preuve métaphysiquement achevée de « leur » non-innocence congénitale, ontologique. En effet, le 7 octobre 2023 a confirmé, selon une nouvelle causalité diabolique, la culpabilité foncière du sionisme, ainsi que l’inévitable « destin » qui l’attend, comme écrit encore le même sur le ton apocalyptique du prédicateur. De plus en plus souvent aussi, les mots d’ordre pro-palestiniens sont associés de façon inédite aux dégradations en tous genres des lieux de mémoire de la Shoah, stèles, listes nominatives d’enfants déportés ou de Justes, plaques commémoratives, ce qui devrait appeler sur ces phénomènes une attention nouvelle, au moins sémiologique.
« L’État palestinien » n’est en soi ni un épouvantable blasphème antisémite ni le miraculeux grigri d’une « solution » enfin trouvée à toutes les difficultés.
Emmanuel Macron a-t-il alimenté ce feu dévastateur ? Lui-même n’est pas soupçonnable, est-il utile de le dire. Mais ses coups de barre successifs, d’un côté puis d’un autre, ses tergiversations, entre appel urgent à constituer une coalition anti-7 octobre et non-participation voyante à la manifestation contre l’antisémitisme, avaient de quoi désarçonner. La question de l’État de Palestine, qui forme l’enjeu de cet échange de lettres, telle qu’elle se pose aujourd’hui à la fois pour les responsables israéliens en général et pour la diplomatie française, est biaisée. Il faut déjà rappeler que tous les dirigeants d’Israël, depuis le plan de partage de 1947, ont reconnu la légitimité ou la nécessité d’un État palestinien, Netanyahou aussi à l’occasion. « L’État palestinien » n’est en soi ni un épouvantable blasphème antisémite ni le miraculeux grigri d’une « solution » enfin trouvée à toutes les difficultés. Ladite « solution à deux États » entérine d’ailleurs la reconnaissance du bien-fondé de la revendication sioniste, puisqu’elle prend acte de l’existence d’un État juif à côté d’un État palestinien. On a beaucoup expliqué que cette reconnaissance par la France, dès septembre 2025, alors que les otages croupissent encore dans les tunnels-geôles du Hamas, était inopportune. C’est vrai. Je voudrais souligner que, dans le flot erratique des incohérences et inconstances présidentielles, il y eut un moment particulièrement pesant, et préoccupant à mes yeux. En mai dernier, en réponse à la question d’un journaliste, Emmanuel Macron affirmait qu’il ne lui revenait pas, comme responsable politique, de statuer sur le « génocide en cours » à Gaza, et que les historiens devront trancher le moment venu. Cette fausse prudence apporte d’abondantes eaux à un moulin qui tourne déjà à plein régime. Il y a là une faute – dans la teneur du propos, son style et la rumeur qu’elle conforte. On aime à citer dans le débat politique, jusqu’à satiété, le mot de Camus selon lequel mal nommer les choses ajouterait au malheur du monde. Il y a pire : très bien nommer ce qui n’existe pas, trouver le mot adéquat, le signe dont l’efficace se tiendra dans une autoréférentialité pure, une assurance de soi qui n’aurait jamais besoin de se confronter au réel et à ses significations.
L’échange Netanyahou-Macron oblige à une double exigence qu’il faut tenter de tenir par les deux bouts, dont chacun, distordu par les protagonistes, nous dit quelque chose de ce réel.
– L’antisionisme de principe qui domine aujourd’hui dans les manifestations appelle de ses vœux « un monde sans sionisme » (G. Thunberg). Comme tel, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou pas, il est la forme contemporaine éclatante de l’antisémitisme traditionnel, qu’il retrouve (« sans ») et renouvelle (« sionisme »). Emmanuel Macron, il faut lui en donner acte, a repris dès 2017 la définition de l’antisionisme comme antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Cette reconnaissance dont l’importance est décisive est à présent fragilisée, atténuée, et comme annulée, par sa réponse sur le génocide de mai dernier.
– Critiquer la politique d’un gouvernement israélien quel qu’il soit, celui de Netanyahou ou un autre, en temps de guerre ou en temps de paix, n’a par soi-même rien à voir avec l’antisémitisme – rien, il faut le dire et le redire. Cette distinction en forme de maxime travaille le sionisme lui-même dans sa teneur démocratique. Il est donc exclu d’y déroger, en suggérant, comme on l’entend ici ou là, qu’un antisémitisme viscéral animerait toute réserve et toute distance prise avec une ligne politique, des pratiques ou des décisions géostratégiques effectuées par un gouvernement israélien, celui-ci ou un autre. Cependant une considération, comme un codicille, devrait toujours régler l’usage de ce nécessaire partage entre critique légitime et amalgame outrancier. S’y tenir relève de l’exercice d’un jugement, d’un libre discernement par tous et par chacun. Il ne saurait être question, comme on peut aussi le constater de temps à autre, d’en faire une attestation de bonne conduite. Comme tous les citoyens, les Juifs n’ont pas à montrer patte blanche ou à exhiber leur schibboleth antisioniste pour être admis à la discussion, sous peine de se voir suspectés de « double allégeance », de déloyauté, de « cosmopolitisme » disait-on jadis.
Dans ses grandes lignes argumentatives, le dialogue – de sourds – Netanyahou-Macron répète, sans surprise, tout ce que l’on peut aujourd’hui entendre confusément sur la question du conflit israélo-palestinien et de l’antisémitisme. Cette correspondance de l’été 2025 est une non-correspondance. Elle vient sanctionner l’extrême difficulté, l’impossibilité même, d’un échange rationnel d’arguments et de propositions. Les deux chefs d’État ne font que refléter à leur échelle l’opacité et la nature oblique d’intentions plus ou moins avouées, telles qu’on peut en prendre acte partout dans la société civile. La démocratie, mélange incongru d’apocalypse et de banalité, n’est pas sans faiblesses. Et même : sans faiblesses, elle ne serait pas.
Gérard Bensussan
Philosophe, professeur émérite à l’Université de Strasbourg, Gérard Bensussan a travaillé sur la philosophie classique allemande et la philosophie juive. Il a publié une vingtaine d’ouvrage dont ‘Le temps messianique. Temps historique et temps vécu’ (Vrin, 2001), ‘Dans la forme du monde : Sur Franz Rosenzweig’ (Hermann, 2009) et dernièrement ‘L’Écriture de l’involontaire. Philosophie de Proust’ (Classique Garnie, 2020). Son dernier livre : ‘Des sadiques au cœur pur. Sur l’antisionisme contemporain’ (Hermann, 2025).