Mon oncle antisémite

À un dîner de famille, une réflexion antisémite, dite l’air de rien, vient rompre l’atmosphère festive, et précipiter la rupture. O. Bouquet nous propose ses variations sur le topos de « l’oncle raciste », en profitant pour interroger un pan de l’histoire familiale et nationale. 

 

Ascendants. Archives d’O. Bouquet.

 

Mon oncle Édouard est le frère aîné de ma mère. C’est aussi mon parrain. Il m’a souvent accueilli chez lui, avec une grande générosité, pendant mes études à Paris. Il est le fils préféré de mon grand-père. C’est un médecin reconnu et un chef de service estimé. La plupart de mes cousins sont parisiens. Nous avons la même paroisse depuis deux siècles dans le 17e arrondissement. On était à l’Action française. On ne se remet pas de 1981. On vit dans le souvenir des ancêtres blessés à la bataille de Rossbach (1757), des aïeux « grands ambassadeurs » et des alliances avec les Breguet et les Schlumberger. On cite ce frère lieutenant de la 2e DB dont la section a hissé le drapeau français sur la flèche de la cathédrale à la libération de Strasbourg. On se souvient de cet autre, résistant par hasard, mort en déportation à Dora. Croix de guerre, mon grand-père « a rejoint de Gaulle à Londres ». Mais il n’a pas réussi autant que ses frères cadets, industriels en AOF. Il se sent déclassé. Surtout lorsque sa première fille, ma mère, épouse un fils de cheminot, « un ouvrier ». La mésalliance produit l’éloignement. Mes parents quittent Paris. C’est les années 70. Direction : le sud-ouest. 

Mes parents repartent de zéro. Les tabourets de salle à manger sont achetés à crédit. La porte de la maison donne directement sur une étable. « Pas mal comme chauffage central », dixit mon oncle Édouard, et tout le monde rit. Ça change des grands appartements loi 1948 du boulevard Malesherbes. Mon primaire se passe dans une classe unique, parmi des fils d’ouvriers franco-portugais et les « gitans » qui ont leurs caravanes à côté de chez nous. Je ne vais pas à Saint-Jean de Passy comme mon grand-père, ni à Stanislas comme mes oncles. Mais, je suis bon élève. Je fais mon lycée en ZEP. Littéraire, je suis contraint de faire une terminale C (dominante maths-physique), tant le niveau des autres classes est faible. Loin de Paris, je me relie à la famille par l’histoire. Cette histoire est nationale et coloniale. On a des oncles résistants et d’autres collabos. Qui avait son rond de serviette au Lutetia a fui à la Libération – on l’appelle « Robert le Traître » – ; il s’est fait gifler par son oncle, mon arrière-grand-père : « quand je pense que ton père est mort à Verdun ». Qui s’est carrément fait fusiller par les FTP, devant sa femme, ses enfants et les douves de son château. Les châteaux restés dans la famille, on adore ça chez les déclassés de la haute. On se reçoit à déjeuner : « Monsieur le Comte est servi ». Les enfants se taisent à table.

Que faire avec quelqu’un qu’on aime ou qu’on a aimé et dont on craint qu’il tienne des propos racistes ou antisémites ? Moi je ne prends plus le risque et ai fait le vide autour de moi.

À 18 ans, je suis assis avec les adultes, je peux participer aux discussions. Mon oncle se pique de littérature. Je lui dis que je dévore Belle du Seigneur d’Albert Cohen. La bouche pincée, la voix déformée, il n’y goûte pas : « Cohen, Cohen, Cohen… ». Je regarde ma mère, sans comprendre. Elle me dit, dans un regard où l’amour pour son fils le dispute à l’obéissance aux hommes de la famille (ce qu’elle a pris quand elle a voté Mitterrand en 1981…) : « Cohen : il est juif… ». En hypokhâgne, je me hasarde à faire une blague antisémite. On me prévient : « pas de ça ici ». Je commence à comprendre. Je lis beaucoup sur les camps d’extermination, je pars en Israël, je m’intéresse au Proche-Orient. 

À Sciences Po, je tombe amoureux. Ma copine est juive. Je demande à mon oncle si c’est un problème pour lui. Il me répond : « je préfère Claudia Schiffer ». Un jour, son fils parle de Simone Weil. Quelqu’un demande : « l’ancienne ministre ? ». Mon oncle répond : « Non, pas celle qui s…ait les capos ». Il y a tout dans cette phrase. Je suis sidéré. Je reprends mon souffle, salue poliment et rentre chez moi. J’écris une lettre de rupture à mon oncle. J’annonce que je ne le verrai plus. J’en parle à un ami. Il me conseille de ne rien en faire – il vaut mieux espérer pouvoir en parler un jour. Je déchire la lettre. Mais je n’irai plus dîner à l’impromptu chez mon oncle. Je ne rirai plus avec sa femme qui s’occupe de mon linge. Je ne danserai plus le rock avec mes cousines. 

Mon amie Muriel devient ma conjointe. Nous avons trois enfants ensemble. Nous décidons que notre famille sera juive. Je suis croyant, elle pense ne pas l’être. Ça tombe bien : le judaïsme ne l’impose pas. En revanche, si j’accepte – difficilement – que mes enfants ne soient pas catholiques, je ne me résous pas à ce qu’ils ne reçoivent aucune éducation religieuse. J’ai beaucoup lu sur le judaïsme : tout repose sur l’Alliance, et donc, tout part de la circoncision. Enfin, je pose le problème, simple comme le passage du saxophone à la clarinette : difficile de devenir juif quand on a été élevé dans le catholicisme. L’inverse arrive souvent – ils le savent dans ma famille : les juifs convertis sont les pires. 

Nos enfants sont juifs. Nous célébrons les fêtes : brit milah et bar-mitsvah pour les garçons ; nomination et bat-mitsvah pour ma fille. Ils m’accompagnent pour Noël et me regardent faire le signe de croix à l’entrée de l’église. On leur a bien expliqué. C’est toujours compliqué dans les familles mixtes. Si l’un de mes enfants choisit un jour de sortir du judaïsme, c’est son droit. Je le soutiendrai. 

Descendants. Archives d’O. Bouquet.

 

Pour ne pas simplifier les choses, et pas fâché non plus d’emmerder ma famille comme ça (un « intellectuel », c’est un « original »), j’ai réorienté mon goût pour l’histoire bien loin de la grandeur française et familiale perdue. Je ne porte pas le même nom que mon grand-père, mais je suis tout de même son petit-fils aîné. Un hiatus à corriger : au moins, après Sciences Po, je pourrai me hisser jusqu’au poste si longtemps désiré par son propre grand-père : le Palais Farnèse, Rome. Raté : la diplomate aujourd’hui, c’est ma conjointe. Elle a dormi à Farnèse il y a quelques mois. Et moi, je travaille sur les peuples turcs. « Au moins, ils ne sont pas arabes » : mon grand-père a bien ri à l’une de ses dernières blagues. 

Un jour, quelques années après la mort de ce dernier, mon oncle Édouard croise ma conjointe à un enterrement. Son fils lui dit : « Tu te souviens de Muriel ? Elle attend un enfant d’Olivier ». Muriel lui tend la main. Mon oncle ne la prend pas. Là, c’en est vraiment fini avec lui. Quand il disparaît dans les souffrances d’une épouvantable leucémie, je ne lui rends pas visite ; je ne prends aucune nouvelle. Ses enfants ne cherchent plus à me voir. Fair enough.  

Que faire avec quelqu’un qu’on aime ou qu’on a aimé et dont on craint qu’il tienne des propos racistes ou antisémites ? Dans ces familles, ça va souvent ensemble et ça arrive à tout bout de champ. Un tel dit « c’est du travail d’arabe » ; à côté, un autre « dans la banque, c’est plein de juifs ». Chacun a sa réponse et fait ses choix. Moi je ne prends plus le risque et ai fait le vide autour de moi. Pas facile : je les aimais mes cousins. Je fais une exception et elle est de taille. À New York, un autre oncle qui m’est cher nous avait invités à dîner, Muriel et moi, il y a 30 ans de cela. Il nous avait dit qu’il adorait se balader en ville le samedi. Pourquoi, lui demanda-t-elle ? « Parce qu’il n’y a pas de juifs dans les rues ». Ça ne s’invente pas. Depuis, je lui ai dit ce que j’en pensais et Muriel ne l’a plus jamais vu. Mais je l’appelle de temps à autre. Après tout, même les antisémites ont un ami juif. 

Je suis convaincu que des familles comme la mienne ont cultivé, dans les limites de l’entre soi, quelque chose qui a participé, en France, disons entre 2002 et 2024, à l’émergence décomplexée et dangereuse de la parole raciste et antisémite.

Je suis universitaire et je crois dans les vertus de la démonstration scientifique. Je ne peux prouver ce que j’avance, n’ai consulté aucun collègue sociologue ou politiste à ce sujet, mais je suis convaincu que des familles comme la mienne ont cultivé, dans les limites de l’entre soi, quelque chose qui a participé, en France, disons entre 2002 et 2024, à l’émergence décomplexée et dangereuse de la parole raciste et antisémite. Pendant que mes enfants ont grandi dans le culte de la République et l’apprentissage du judaïsme, mes oncles et tantes ont enseigné aux leurs que leurs cousins juifs n’étaient pas tout à fait comme eux. Heureusement, nous avons maintenu le contact avec mes parents. Ils pensent ce qu’ils pensent. Je ne veux pas le savoir, dès lors qu’ils ne l’expriment pas devant nous. Ce serait une rupture que je ne peux pas envisager. Je les ai invités aux bar-mitsvah de mes enfants. Tout s’est bien passé. Quand la rabbine a sorti les rouleaux de la Torah, elle a demandé à Maman de s’approcher. Dans ces familles, on se tient. Maman a pris les rouleaux, concentrée. Elle aime ses petits-enfants, juifs ou pas.


O. Bouquet

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