« Mon combat » d’Adolf Hitler, réédité en français : Un compte-rendu

 

 

Un auteur mesure son succès au nombre de copies vendues de son œuvre. Aussi sûr de lui-même soit-il, c’est ainsi. En cas de performance médiocre, il a à sa disposition un répertoire bien constitué où puiser une consolation : alors émerge la figure de l’auteur incompris. Trop en avance sur son temps, le jeune auteur se raconte qu’il finira par rencontrer le succès mérité par une reconnaissance tardive, éventuellement posthume. Avantage de cette dernière éventualité : il ne sera plus là pour le vérifier.

Adolf Hitler est un auteur qui relève de ce profil. Il finit par percer de son vivant, tout en ignorant l’ampleur de son succès posthume. Il écrit en prison son texte inspiré, intitulé finalement, après hésitations, Mein Kampf. Les historiens nous informent que plusieurs autres mains se sont immiscées pour donner au texte sa mouture finale, mais Adolf Hitler n’est ni le premier ni le dernier à bénéficier du secours de « nègres ». Cela ne le disqualifie pas. De l’avis unanime de la critique contemporaine le texte est mal écrit, mais enfin, si tel était un obstacle au succès, les bibliothèques seraient dépeuplées. Le traducteur, d’ailleurs, a soin de ne pas embellir le texte en français, parti-pris raisonnable bien que l’on puisse légitimement se demander, au regard des polémiques actuelles qui secouent les milieux littéraires autour du profil « racial » du traducteur de la poétesse afro-américaine Amanda Gorman, s’il n’aurait pas été plus prudent de confier la traduction de Mein Kampf à un suprémaciste blanc.

Pourtant, Hitler fit effectivement un flop à la parution de Mon combat en 1925. La traduction française prête à confusion : Mein Kampf n’était pas sur-titré Historisierung des Bösen (« Historiciser le mal »), mais sous-titré Eine Abrechnung (« Un règlement de compte »). N’attribuons pas trop hâtivement à ce choix quelque peu mesquin l’échec commercial du premier tirage : le livre a été tout simplement mis sur le marché à un prix bien trop élevé (douze Reichsmark, vous vous rendez compte ?! et cela en temps de crise). Mein Kampf rapporta à Hitler à peine de quoi éponger une infime partie de ses dettes. Mais les ventes explosent à partir de 1933 (on se doute des raisons de ce soudain succès), année où son éditeur écoule neuf cent mille exemplaires. Avec ses droits d’auteur, Hitler s’achète le Berghof, sa résidence secondaire dans les Alpes bavaroises. Et il peut enfin vivre de sa plume.

Au Berghof, dans sa résidence secondaire, l’auteur profite des fruits de son travail

Magnanime, Hitler renonce à son traitement de chancelier en 1933. Avec cet acte d’abnégation, la carrière civique de Mein Kampf est désormais bien installée. En 1945 il s’est écoulé à douze millions d’exemplaires. Mais comme un exemplaire est offert en cadeau de mariage de l’État aux couples allemands à partir de 1936, ne surestimons pas le profit qu’en a tiré l’auteur. D’ailleurs, après le premier faux pas de 1925, la gratuité restera durablement au cœur de la stratégie marketing des éditeurs de Mein Kampf. Tout nouveau tirage, jusqu’en 1945, présente l’achat d’un volume comme un acte civique.

En 1945, la carrière littéraire de l’auteur s’interrompt subitement. Là aussi, on en soupçonne la raison. Qui va percevoir les droits ? Jusqu’en 2015 c’est le Land de Bavière, héritier d’Adolf Hitler, qui exerce les droits de l’auteur défunt. Mais il inverse le sens du civisme : moins il y a de lecteurs, mieux c’est. Et pourtant, parallèlement, l’ouvrage s’est frayé un canal militant rentable et efficace, dans toutes les langues, échappant au contrôle du Land de Bavière. On estime qu’il s’en est vendu cent millions de par le monde, dans toutes les langues, comme si les actes civiques à l’ancienne se multipliaient presque à l’infini. Sur ces ventes faramineuses, ni Adolf Hitler, ni son héritier légitime n’ont perçu un centime. On n’ira pas jusqu’à crier au scandale. Alors que l’ouvrage circule depuis longtemps à travers le monde, tel un oiseau échappé de sa cage — concurrençant la Bible en nombre de ventes qui, elle, est par définition dans le domaine public  —, Mein Kampf tombe officiellement dans le domaine public en 2016. Voilà que la machine civique inversée se remet en route. Comme pour tout ouvrage classique, canonisé, il ne fallait pas laisser passer l’aubaine.

Fayard a trouvé une formule originale pour l’édition française : fabriquer un Mein Kampf format beau-livre, non pas illustré mais truffé de notes savantes, cumulées au fil des republications dites critiques (entendez : universitaires). La logique civique inversée culmine : il est intentionnellement trop cher (alors que sa première édition de 1925, aussi trop chère, était une erreur commerciale) ; il est trop grand pour se glisser dans le meuble de votre salon ; il est offert aux bibliothèques publiques ; tout bénéfice est reversé à une fondation. Surtout, il ne figure pas dans les librairies. Celui qui veut l’acquérir est traité par le libraire-sentinelle comme un patient fragile. Il reçoit gracieusement un extrait, et s’il supporte cette première dose, il pourra commander le reste pour 100€ (le prix est élevé, surtout en ces temps de crise). Mais il ne pourra pas se retourner contre Fayard en cas d’effets secondaires désagréables ou d’overdose.

La publication bénéficie d’une presse unanimement sonore et divisée, pour dire que c’est bien, parfois que c’est mal de publier. Sur le fond, sur la qualité de l’œuvre elle-même, cela ne se discute pas : il s’agit de notre patrimoine commun. L’essentiel, on l’aura compris, se situe ailleurs : tout le monde veut la publication de Mein Kampf, quitte à la déplorer. Pour vendre le produit ou ne pas le vendre, le lire ou ne surtout pas le lire, pour ne pas interdire de lire et interdire de vouloir le lire. Jamais on n’aura vu un livre s’affranchir de la sorte de la logique marchande, et de la logique tout court. Jamais on n’aura vu un éditeur aussi embarrassé, tiraillé entre un enthousiasme retenu et une contrition triomphale, s’embrouiller en émettant des injonctions contradictoires. On en retient : ne lisez pas ce que je viens de publier.

Une éternelle jeunesse

Reste la passion civique que le livre capte encore et toujours. Pour le bonheur des lecteurs et des non-lecteurs. Adolf Hitler, mort prématurément, ne saura pas qu’il a pulvérisé le record mondial de non-lecteurs, ce qui laisse quand même subsister un lectorat conséquent. Au slogan puéril de la génération précédente « nous sommes tous des juifs allemands » se substitue « nous sommes tous des lecteurs/non-lecteurs de Mein Kampf ». Mais cela ne fait pas encore l’unanimité. Prochaine étape attendue : non pas le prix Nobel de littérature, car le style est très médiocre, mais peut-être le prix Nobel de la Paix. La Paix entre un lectorat mondial où lecteurs enthousiastes et non-lecteurs enthousiastes de Mein Kampf seront enfin réconciliés.


Danny Trom

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