Réalisme et purisme dans les courants messianiques en Israël en 2025.
Si le messianisme représente sans doute la plus sérieuse menace interne pour l’avenir d’Israël, il se décline néanmoins au pluriel. Perle Nicolle-Hasid et Sylvaine Bulle l’appréhendent ici dans la diversité de ses courants, à partir d’une divergence fondamentale : la question du rapport au sionisme réalisé, c’est-à-dire à l’État. Mais qu’il s’agisse des réalistes cherchant à faire de l’État un outil du messianisme, ou des puristes s’en détachant pour vivre selon l’Israël ancestral, le présent de la rédemption écrase l’horizon du sionisme.

« Tu peux prendre du popcorn, t’assoir sur le banc au bout de la colonie et regarder la rédemption [se faire]. »[1]
La violente « marche des drapeaux » du 26 mai 2025, au cours de laquelle de jeunes sionistes-religieux ont saccagé des magasins détenus par des Palestiniens et attaqué ces derniers dans la vieille ville de Jérusalem, ainsi que les pressions croissantes qu’exercent certains groupes d’ultra-nationalistes sur la coalition gouvernementale pour réoccuper Gaza, placent le lien entre nationalisme religieux et violence au cœur de l’actualité israélienne. Dans les médias en particulier, les sionistes-religieux sont désormais rangés sous les appellations « d’extrême droite », « suprématistes » ou encore « colons violents ». Toutefois, cet étiquetage ne recouvre pas l’hétérogénéité des acteurs collectifs ou individuels. L’appellation de « sionistes-religieux » ou de « messianiques » ne permet pas de saisir la totalité des pratiques, dans la mesure où certains se détachent et s’autonomisent, alors que d’autres instrumentalisent le sionisme étatique tout comme le système religieux israélien. Ce sont de nouvelles configurations religieuses et politiques, sources de tension inhérentes au modèle israélien, que nous discutons ici, car les messianismes pèsent sur l’avenir d’Israël et de la Palestine, incluant Gaza. Nous nous penchons sur deux forces complémentaires, mais parfois contradictoires, qui représentent une part non négligeable et croissante des sionistes-religieux dont la ligne d’horizon est la concrétisation de prophéties bibliques sur le retour des Juifs au sein d’une terre d’Israël aux dimensions mythologiques. En premier lieu, il sera question des sionistes-religieux « intégrationnistes » et réalistes, les plus nombreux parmi les centaines de milliers de colons actuels[2]. En second lieu, une frange particulière est regardée, en vis-à-vis de la première : il s’agit des Jeunes des collines, en rupture avec le sionisme religieux et politique, revendiquant une identité juive authentique libérée de toute influence diasporique.
Sionisme religieux ou messianisme ?
Rappelons que le sionisme religieux demeure une version minoritaire à l’intérieur du sionisme. Pour ceux et celles qui s’identifient à lui, l’avènement de l’État d’Israël est imaginé comme l’ouverture d’une nouvelle ère, humaine ou divine, qui reposerait sur l’annulation ontologique de l’exil juif et sur la promesse de l’apparition d’une identité juive « ancienne et nouvelle ». Le sionisme religieux des rabbins Kook, père et fils, est resté dominant au sein du paysage israélien jusqu’en 2005, année majeure du « désengagement », c’est-à-dire de l’évacuation forcée des colons de Gaza par l’armée israélienne. L’approche des rabbins Kook[3] a permis au sionisme religieux de théoriser la relation entre la religion et l’État, dans la mesure où ce dernier y apparaît à la fois comme une construction politique et comme le vecteur et l’incarnation de la rédemption juive. Cette ferveur spirituelle doublée d’un engagement politique se retrouve aujourd’hui dans certaines conceptions du sacrifice militaire, de l’installation sur la terre d’Israël et dans d’autres pratiques de dévotion civique .
Cette vision syncrétique a caractérisé plusieurs générations de religieux sionistes israéliens, qui se sont engagés dans les unités militaires les plus dangereuses, se sont impliqués dans les institutions sociales, ont participé à la plupart des coalitions gouvernementales, y compris avec les partis de gauche, jusqu’aux années 90. Depuis les années 70, la ferveur sioniste-religieuse s’est incarnée à travers le projet de colonisation en Cisjordanie (et à Gaza jusqu’en 2005) – un projet que le parti travailliste avait soutenu pour des raisons sécuritaires –, à travers lequel s’effectue le “retour “sur les terres ancestrales de Cisjordanie (notamment dans les villes de Hébron, Naplouse et Jéricho) et à Jérusalem-Est. Ce “retour” est pensé comme un préalable incontournable à cette salvation juive que le mouvement des « colons idéologiques »[4] entend bien prendre en main. Pour ces derniers, en effet, le mouvement de colonisation israélien est bien une « mise en pratique » du messianisme sioniste-religieux, accomplie de plus en plus en connivence avec des autorités israéliennes qui acceptent de voir les terres de Cisjordanie accaparées.
L’objectif d’une partie des colons idéologiques est la mainmise sur le système étatique israélien afin de consolider leur emprise territoriale en Cisjordanie et d’imposer le caractère irréversible de leur messianisme « de terrain ».
Cependant, le désengagement d’Israël de Gaza en 2005 et le démantèlement des colonies qui s’y trouvaient ont constitué une rupture majeure dans cette exaltation messianique, et ont été perçus par les sionistes-religieux comme une trahison politique et une crise spirituelle. On voit ici l’ambivalence qui affecte leur rapport à l’État d’Israël : d’un côté, le sionisme religieux le sacralise comme « piédestal du trône divin en ce monde », mais de l’autre, il proteste contre les limitations de sa forme étatique moderne, dans la mesure où se trouve entravée la possibilité de s’étendre sur toute la terre biblique. Cette protestation peut aller jusqu’au souhait de se détacher des institutions étatiques, comme nous le verrons avec le cas des Jeunes des collines. Mais, pour la plupart des colons idéologiques, l’ambivalence se résout par une revendication de plus en plus appuyée : il s’agit d’obtenir la mainmise sur le système étatique israélien afin de consolider leur emprise territoriale en Cisjordanie et d’imposer le caractère irréversible de leur messianisme « de terrain ». Dans la période actuelle, ces colons idéologiques se sont alliés à la coalition gouvernementale, notamment aux factions d’extrême droite et de la droite religieuse qui la composent. Depuis les massacres du 7 octobre suivis de la guerre à Gaza, certains de ces colons désinhibés ne cachent plus leur intention d’institutionnaliser l’occupation de la Palestine, du Jourdain à Gaza, vidée de ses occupants. Beaucoup d’entre eux militent également pour une souveraineté israélienne sur l’actuel site de l’Esplanade des Mosquées de Jérusalem, emplacement du Temple[5]. Enfin, ils conflictualisent leur relation avec les institutions démocratiques israéliennes en soutenant les projets de refonte des pouvoirs de la Cour Suprême.

Les messianiques réalistes offensifs
C’est dans ce contexte que nous situons la majorité des sionistes-religieux. On peut les appeler des « messianiques réalistes ». Souvent issus des élites urbaines sionistes-religieuses et éduqués par les institutions du mouvement kibboutzique religieux, ils ont pris le contrôle des partis religieux-sionistes traditionnels (Katzman, 2020). Critiques des médias, de la gauche libérale et du système judiciaire, et s’opposant aux institutions sécularisées dans leurs formes actuelles, ils souhaitent faire avancer le projet d’annexion et d’occupation de la Cisjordanie. Cela passe par leur influence croissante et leur intégration politico-religieuse au sein de l’État, de la coalition gouvernementale et du Parlement israélien. Un messianisme « par l’État » en quelque sorte, qui cherche à rendre celui-ci plus docile, comme le prouve l’annulation de la loi sur le désengagement qu’ils ont obtenue en 2023[7]. Pour cela, ils ont su tirer profit de l’omniprésence au sein du Parlement d’un nationalisme exclusif porté par la formation sioniste-religieuse de Bezalel Smotrich alliée à celle de Itamar Ben Gvir (Otzama Yehudit) et au parti d’extrême droite Noam. Ils profitent également de l’emprise de la droite « bibiste » (Likoud et affiliés) et du glissement de la société israélienne vers un rejet de plus en plus marqué de la gauche libérale.
« L’État n’est pas sacré, c’est un outil séculier que nous pouvons utiliser, ce n’est pas un objet religieux »[8].
Ces colons, forts de leur stratégie d’intégration dans la vie politique et parlementaire, projettent, planifient et investissent dans l’espoir de rendre l’État compatible avec leur vision. Ils ont acquis une légitimité quasi irréversible, d’autant plus qu’ils créent des sociétés immobilières et des organisations militantes[9] qui alimentent la conquête de la Cisjordanie. Ils accaparent peu à peu des terres palestiniennes, en particulier dans la région de Hébron au sud de la Cisjordanie. Leur velléité d’expansion s’allie à l’agressivité d’autres colons, jeunes, qui multiplient les attaques de villages et de terres palestiniennes, tout comme la destruction du bétail et des récoltes. Ces offensives, de plus en plus nombreuses et violentes[10], ne donnent que rarement lieu à une intervention de l’armée.
Forts de leur stratégie d’intégration dans la vie politique et parlementaire, ils projettent, planifient et investissent dans l’espoir de rendre l’État compatible avec leur vision : un messianisme « par l’État » en quelque sorte, qui cherche à rendre celui-ci plus docile.
Mais il serait réducteur d’assimiler les colons idéologiques à la violence de certains de leurs membres et aux déclarations provocatrices de rabbins sans autorité. En effet, les transformations du messianisme ont également engendré une diversification plus discrète des spiritualités et des pratiques politiques religieuses-sionistes, qui s’éloignent des préceptes des rabbins Kook et de leur messianisme « étatique ». Si une part importante des colons « intégrationnistes » ou réalistes continuent en effet de s’appuyer sur l’État israélien pour réaliser la promesse du retour du peuple juif sur toute la Terre d’Israël biblique, d’autres prônent une séparation avec l’État national, dans la mesure où celui-ci n’incarne pas assez, symboliquement et religieusement, le rétablissement d’une souveraineté juive sur la Terre d’Israël. Des colons, davantage puristes et revivalistes, refusent les alliances avec les acteurs étatiques ou parlementaires, alors même que ceux-ci pourraient leur apporter les ressources nécessaires pour coloniser la Terre d’Israël. Cette seconde catégorie est regardée ci-dessous à partir du cas empirique des Jeunes des collines, un groupe au caractère novateur.
Pour de vrai. De nouvelles contre-cultures messianiques
Les Jeunes des collines, dont le nombre a augmenté sans discontinuer ces vingt dernières années, sont des acteurs épars et plus ou moins organisés, préférant la pureté au compromis. On compte aujourd’hui quelques centaines de ces militants plus ou moins clandestins sur les collines dites « de front », défiant le mouvement autoproclamé « des colons ». Les Jeunes des collines bénéficient du soutien d’environ un millier de personnes, installées autour d’eux dans des avant-postes plus ou moins pérennes[11].
Ce qui les caractérise est leur recherche radicale de libération, non pas seulement de l’exil, mais aussi du sionisme. D’une part, ils rejettent les colons installés et aidés par des budgets étatiques, qui préfèrent le confort bourgeois au militantisme et choisissent par pure stratégie de coloniser les collines sauvages de Cisjordanie. D’autre part, plutôt qu’une aspiration à atteindre un Grand Israël abstrait, beaucoup préfèrent une relation charnelle à leur lopin de colline, souvent imbriqué avec des terres palestiniennes. Perchés sur les collines les plus sauvages de Cisjordanie, ces collectifs souhaitent « amener la rédemption de leurs propres mains ». Dans l’attente du retour du Temple, les occupants sont installés dans des abris en tôle et en bois, des tentes en plastique, des conteneurs, de vieux autobus, sur des collines isolées du reste des colonies et des avant-postes. Ils rejettent la plupart des liens, y compris avec les représentants du sionisme religieux, afin de réaliser un « judaïsme nouveau », ancré dans l’espoir messianique d’un lien reformé avec la terre promise et d’un dialogue direct avec le divin. Le messianisme est ici une forme de vie qui s’accomplit au sein de pratiques et de styles qui font « revivre » le temps ancestral – celui d’avant l’exil – dans l’espace juif ancestral – la Terre d’Israël biblique – afin de retrouver une intimité perdue avec le sol et le divin. Cette spiritualité se réalise à travers un rapport matériel à la terre : en grimpant, en construisant, en labourant, en dépierrant, en marchant dans la glaise, et enfin en récoltant avec diverses techniques bibliques et antiques (par l’usage de moulins et de pressoirs). Ce renoncement à la technologie vise à toucher au plus près une « nature ancestrale », inaltérée par deux millénaires d’influences diasporiques.
Plutôt qu’une aspiration à atteindre un Grand Israël abstrait, beaucoup préfèrent une relation charnelle à leur lopin de colline. Perchés sur les collines les plus sauvages de Cisjordanie, ces collectifs souhaitent « amener la rédemption de leurs propres mains ».
De même, sur les collines, les choix vestimentaires et l’apparence physique évoquent l’Israël antique. Les hommes laissent pousser leurs cheveux, qu’ils coiffent d’une kippa de grosses mailles, et arborent des châles de prière apparents, en référence aux Hébreux bibliques, tels qu’ils les imaginent. Les cheveux des femmes sont retenus dans des foulards bariolés, parfois ornés de bijoux et de perles, qui s’inspirent des représentations des anciennes femmes d’Israël. Cette corporéité, empreinte de multiples références ésotériques, new âge et néo-hassidiques, est la clé du lien rédempteur entre le peuple juif et la Terre d’Israël, et donc de l’accès direct au divin (Persico, 2014 et Nicolle-Hasid, 2019).
L’imaginaire seul est insuffisant, car l’émancipation doit s’inscrire dans une matérialité et un ici-bas que ni l’État ni les mouvements de colons issus du sionisme ne peuvent fournir. Pour beaucoup des Jeunes des collines, la promesse à atteindre est celle d’une théocratie, certains s’attachant même à couronner des figures radicales comme celles du rabbin Ginzburg[12]. Il s’agit d’un messianisme « revivaliste », qui prône une authenticité juive et un idéal représenté par l’Ancien Israël, comme en atteste leurs références mystiques, ancestrales et ésotériques. La plupart des Jeunes des collines n’ont pas lu les textes fondamentaux, et leur ferveur ou leur exaltation traduisent avant tout une rupture et une incrédulité vis-à-vis du sionisme étatique : le désengagement de Gaza en 2005 leur est apparu comme mettant fin à la prophétie du messianisme « par » l’État.
« L’autre » et la violence
La question du rapport aux Palestiniens se pose. Les colons perchés sur les collines sont parfois à quelques dizaines de mètres de villages palestiniens. Ils vivent au sein d’habitations non gardiennées, qui ne bénéficient pas de protection militaire, et la plupart d’entre eux ne sont pas armés. Pourtant, les Palestiniens semblent dissuadés de leur porter atteinte, du fait d’une menace qui dépasse celle de simples représailles. En effet, la présence de ces « autres » palestiniens sur la terre d’Israël est un obstacle réel au rêve messianique, car elle empêche le lien entre la terre et le divin avec le peuple juif. En ce sens, la violence est toujours potentielle, car elle fait partie de l’univers mental des Jeunes des collines. Pour eux, le passage à l’acte violent est une libération métaphysique, une pratique salvatrice et spirituelle. Choisie et traduite en actes, la violence leur permet de se sentir et de se déclarer « Juifs libres ».
La plupart des Jeunes des collines n’ont pas lu les textes fondamentaux, et leur ferveur ou leur exaltation traduisent avant tout une rupture et une incrédulité vis-à-vis du sionisme étatique.
« La caractéristique principale du judaïsme des collines est qu’elle donne la possibilité de se libérer. »[13]
Ce type de messianisme est en quelque sorte une topie, un espace entre l’imaginaire et le réel, entre l’émancipation et la contingence, qui permet d’expérimenter un ici-bas. Il rappelle d’autres formes de vie contemporaines, en Europe ou ailleurs : on pensera aux survivalistes craignant l’effondrement, aux libertariens refusant toute institution politique, ou encore aux mouvements autonomes créant leurs propres royaumes dans le présent, temps de l’émancipation (Bulle, 2025).
Toutes les formes de messianisme hors de « l’État » n’ont d’ailleurs pas le caractère violent et rétrograde des Jeunes des collines. Il existe d’autres manières de se détacher du sionisme-religieux des rabbins Kook, en empruntant un chemin plus spirituel. Certains se référent par exemple aux écrits du rabbin Fruman, surnommé le « rabbin peacenik », connu pour son dialogue avec le Sheikh Yassin, idéologue du Hamas[14]. Tout comme celle du rabbin Kook père, la pensée du rabbin Fruman était profondément ancrée dans l’imaginaire hassidique. Il éprouvait spirituellement le lien à la terre d’Israël comme le lien avec le divin et pensait la résolution du conflit israélo-palestinien autour de formes de coexistence alternatives au sionisme étatique[15]. Comment qualifier ces tendances autrement que comme activisme politique préfiguratif[16] visant le dépassement ou le renoncement au sionisme étatique ?

Un messianisme au présent
« Il faut commencer par l’horizon (…) ensuite tu réfléchis de manière pratique « en arrière« , comment retourner vers ce qu’on a aujourd’hui, et tu sais comment faire les choses pour avancer (…) mais si tu commences d’aujourd’hui sans être un peu demain, alors demain ne ressemblera jamais à l’idée que tu en avais. »[17]
Le cadre que nous avons présenté ici ne saurait être réduit à une opposition entre des positions réalistes offensives et d’autres puristes. Si certains colons idéologiques considèrent les partis sionistes comme un désastre, une trahison et une usurpation, d’autres peuvent trouver des points de convergence avec diverses organisations officielles, comme le parti sioniste-religieux dirigé par Betzalel Smotritch, afin de perforer l’appareil sioniste et d’amplifier leur voix au sein du monde juif et israélien, notamment sécularisé. Il n’est pas surprenant que ces colons cultivent un lien imaginé entre leurs modes de vie et les préceptes qui ont inspiré la création des kibboutzim en s’imaginant les pionniers d’un nouveau monde[18].
Ce messianisme du présent, sinon présentiste, permet de souligner deux choses. La première est la multiplicité des sources de la critique de l’État-nation moderne et séculier, la seconde est l’ampleur des références au royaume des Juifs, qui peut se réaliser en dehors de l’État ou en son sein, selon des grammaires temporelles et des modes d’action allant des peaceniks écologistes aux Juifs de la force. Un messianisme « pour de vrai » permet de définir ces acteurs qui, qu’ils composent ou non avec l’étatisme, partagent la volonté de réaliser le royaume des Juifs dans le temps présent.
Terre et messianisme. De Jérusalem à Gaza
De Jérusalem aux colonies de Gaza, il n’y a qu’un pas. « Nous sommes au temps des miracles », annonçait en juillet 2024 la figure proéminente des messianiques israéliens, Daniella Weiss, qui fédère l’organisation Nachala avec le soutien affirmé d’une partie de la coalition gouvernementale de Benjamin Netanyahu. En octobre 2024, le directeur de cette même organisation déclarait : « D’ici l’année (juive) prochaine, il y aura une [nouvelle] colonisation juive à Gaza ». Cette incantation a eu lieu lors d’une « conférence » organisée pour ses militants dans un campement érigé à proximité du kibboutz martyr de Beeri, où plus de 130 personnes ont été massacrées le 7 octobre 2023, une zone militaire habituellement fermée au public. Lors de ce rassemblement, de jeunes enfants de militants colons jouaient à la guerre, installaient des maisons en pâte à modeler sur une carte de Gaza, et participaient à des ateliers pratiques destinés aux « jeunes pionniers », à deux pas des bombardements sur Gaza. Au milieu de stands tenus par diverses organisations religieuses radicales, suprématistes et kahanistes, ainsi que de cabanes couvertes de banderoles de partis politiques, leurs parents écoutaient les discours de « politiciens » et de rabbins sous une banderole proclamant : « Venez vivre dans la nouvelle Gaza City ». Selon les organisateurs, cette ville future sera « technologique et écologique », en plus de symboliser « la victoire totale ». Pourquoi avoir organisé un tel rassemblement à quelques kilomètres de la frontière de Gaza ?
Pour les partisans du messianisme sioniste-religieux, l’horizon de la rédemption se situe dans un présent permettant d’imaginer la possibilité effective d’habiter et de s’organiser dans un monde choisi. C’est en quelque sorte le sens de la déclaration de Daniella Weiss, selon laquelle il faut « s’habituer » à imaginer Gaza. Pour que ces militants s’habituent à l’idée d’habiter Gaza, il faut donc « qu’ils voient Gaza, qu’ils voient la mer (…), qu’ils [en] respirent l’air »[19]. Il existerait donc un lieu où cette préfiguration prend sens : les sables aux portes de Gaza, d’où part un plan d’action concret, plutôt que des discours d’extase religieuse, des incantations kabbalistiques de salvation ou des promesses de rédemption future.
C’est bien une vision désormais « réaliste » qui permet de faire vivre le messianisme ici et maintenant, « pour de vrai », en opposition aux intégrationnistes qui, eux, seraient paralysés par une dévotion aux institutions politiques israéliennes obsolètes. Est-il possible de voir, dans un horizon proche, ce messianisme faire revivre le Gush Katif, du nom des blocs de colonies dont rêvent certains colons nostalgiques ? Pour ces groupes qui manifestent leur volonté de marquer l’environnement, le devenir de Gaza et de la Cisjordanie s’inscrit dans un avenir proche, d’autant que la dynamique messianique tend à s’imposer et exerce une influence sans précédent sur la politique israélienne. Parallèlement à celle-ci, il y a lieu de souligner le rôle de l’évangélisme américain, soutenu par la coalition israélienne au pouvoir, dans l’espoir de voir toute la Terre d’Israël biblique contrôlée par le peuple juif.
Les attaques perpétrées contre les terres et les villages palestiniens par des colons juifs sont lourdes de conséquences pour la politique et l’image d’Israël. Affirmer que la terre d’Israël ne peut exister sans commettre de dégâts sur le milieu palestinien, comme le font parfois les groupes de colons, est un paradoxe religieux et spirituel. Cette violence va à l’encontre de la doctrine initiale du sionisme religieux imaginée par les rabbins Kook[20], qui ne considéraient pas les Palestiniens arabes et druzes comme des ennemis. Peut-on alors parler, à propos de telles attitudes, d’un tournant à l’intérieur du sionisme religieux ou du messianisme sioniste ? Peut-on encore espérer une autre représentation de celui-ci, qui serait en faveur de la coexistence et de la composition « terrestre » (Latour 2017) plutôt que de laisser entrevoir un inquiétant devenir ?
Perle Nicolle-Hasid & Sylvaine Bulle
Perle Nicolle-Hasid est sociologue, Post-doctoral Fellow au Truman Institute for the Advancement of Peace à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Son champ de recherche concerne les stratégies politiques des groupes radicaux en Israël et des contre cultures militantes.
Sylvaine Bulle est sociologue, membre du Laboratoire d anthropologie politique (EHESS -CNRS). Ses travaux portent en particulier sur les mouvements contemporains d’émancipation en lien avec l’écologie, en France et en Israël. Elle a récemment publié : ‘Sociologie du conflit’ (avec F. Tarragoni, 2021) ; ‘Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie’ (2020) et ‘Sociologie de Jérusalem’ (2020).
Références
Bulle, S. 2025. « Gustav Landauer et les petits royaumes »., Cahiers philosophiques (Dossier Gustav Landauer), à paraître.
Katzman, H. (2020). The Hyphen Cannot Hold: Contemporary Trends in Religious-Zionism. Israel Studies Review, 35(2), 154-174.
Nicolle-Hasid, P. (2019). Beyond and Despite the State: Young Religious Settlers’ Visions of Messianic Redemption, Quest. Issues in Contemporary Jewish History, 16: 116-143.
Latour, B, 2017. Où atterrir ? : Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017
Persico, T. (2014). Neo-Hasidic Revival. Expressivist Uses of Traditional Lore. Modern Judaism, A Journal of Jewish Ideas and Experience, 34(3): 287-308.
Notes
1 | Entretien avec une femme installée avec sa famille dans une colonie de Cisjordanie. Les extraits d’entretiens cités ici ont été réalisés par Perle Nicolle-Hasid. |
2 | Il convient de rappeler qu’il existe différents types et différents degrés d’engagements politiques et religieux au sein de la population des colonies qui représente environ 450.000 habitants en Cisjordanie (d’après le recensement de la population de 2019). Une très grande part des colons s’installent avant tout en Cisjordanie pour des raisons individuelles et familiales ou économiques, dans le cadre de l’Alyah ou d’une mobilité résidentielle. À la différence de ceux que nous analysons, ceux-ci peuvent être définis comme des colons résidentiels, et peuvent être observants ou non, plus ou moins en affinité avec le sionisme religieux. Parmi les cinq cent mille colons environ, une partie d’entre eux sont des ultraorthodoxes (environ 30%). |
3 | La dyade formée par le père et le fils Kook est une référence pour le sionisme religieux, même s’il existe des différences de pensée entre les deux. Le rabbin Avraham Yitzchak haCohen Kook a en effet introduit l’idée que le mouvement sioniste portait l’espoir d’un renouveau du lien entre le peuple d’Israël, la terre d’Israël et la Torah. Penseur mystique et philosophe, il considérait que la rédemption juive se réaliserait au sein du projet sioniste. Le rabbin Zvi Yehuda Kook a rendu possible, à partir des écrits de son père, un projet politique concret, et a inspiré la fondation de Gush Emunim (le « Bloc des Croyants »), précurseur du mouvement de colonisation israélien en Cisjordanie et à Gaza. |
4 | Nous appelons « colons idéologiques » ceux qui se sentent représentés par le mouvement des colons, un ensemble hétéroclite d’acteurs portant comme objectif la colonisation de Jérusalem, la Cisjordanie (et de Gaza), pour certains représentés au parlement. Les choix de vie et les engagements militants de ces colons idéologiques participent au projet du Grand Israël et/ou à la transformation du système étatique sioniste, à la différence de ceux qui s’installent dans les colonies israéliennes pour des raisons économiques, notamment en raison des opportunités en matière de logement. |
5 | Le Mont du Temple juif de Jérusalem, premier lieu saint du judaïsme, est également le troisième lieu saint de l’Islam. Le Mur des Lamentations est formé des restes d’un des murs extérieurs du Temple juif. Sur le Mont lui-même, seuls les musulmans sont autorisés à prier. Les Juifs peuvent le visiter à certaines heures. Aujourd’hui, la montée de plus en plus courante sur le Mont exprime depuis 2005 une vive protestation politique vis-à-vis de l’État israélien afin qu’il autorise son ouverture aux Juifs. |
6 | L’affiche associe une citation biblique (l’arrivée de Ruth et Noémi à Bethléem, symbole d’enracinement biblique en Judée) à une carte moderne situant Bethléem en Cisjordanie, pour soutenir l’argument d’une continuité historique et religieuse justifiant la souveraineté israélienne sur cette région. |
7 | Cette loi de 2005 interdisait d’habiter dans un certain nombre d’avant-postes (colonies illégales). |
8 | Un jeune colon rencontré dans une caravane au sud de Hébron. |
9 | Une des entreprises actives dans la construction des avant-postes est l’organisation Regavim, qui a pour directeur un membre de la famille Smotrich. Cette société, sans but lucratif, offre des compensations illégales aux Palestiniens quittant leur terre, afin de pouvoir construire des colonies sans autorisation. |
10 | Ils sont à l’origine de la mort en août 2025 d’Adwah Hathaleen, un militant palestinien impliqué dans la réalisation du film oscarisé No Other Land et dans diverses initiatives communes avec des activistes israéliens. |
11 | Si toutes les colonies israéliennes sont illégales au regard du droit international, Israël fait une distinction entre les communautés « légales » installées sur des terres publiques, construites en coordination avec le ministère de la Défense, et les avant-postes illégaux construits sans permis de l’État, souvent sur des terres palestiniennes privées. Les avant-postes sont représentés dans les conseils locaux de colons et leur légalisation est défendue par Yesh’a. On compte 200 avant-postes construits très récemment en dehors des colonies régulières (elles-mêmes au nombre de 120 dans toute la Cisjordanie). |
12 | Yitzhak Ginsburg est un rabbin néo-hassidique, enseignant à la « yeshiva la plus radicale de Cisjordanie » à Yitzhar. Il inspire particulièrement les Jeunes des collines en raison de son interprétation de la violence comme pratique de libération spirituelle. Dans une de ses brochures, Ginzburg a en effet théorisé la violence préventive. Il préside par ailleurs un vaste réseau de colonies, d’écoles, d’institutions comprenant un mouvement de jeunesse, un centre de psychologie juive et de médiation. Sa doctrine spirituelle touche à presque tous les aspects de la vie moderne, à différentes échelles allant de l’individu juif, à la société juive et l’État juif. |
13 | Entretien avec un militant au nord de la Cisjordanie. |
14 | Le Sheikh Yassin a été l’un des leaders du mouvement islamique palestinien et a été assassiné en 2004. Favorable à la lutte armée de libération nationale, il s’était déclaré favorable à la résolution du conflit durant la période de paix. |
15 | Les écrits du rabbin Fruman sont une des inspirations du mouvement « A Land for All » (précédemment « two states one homeland ») qui défend une confédération israélo-palestinienne. |
16 | Nous parlons de politique préfigurative comme le souci de réaliser des principes idéaux au sein même de formes de vie et d’actions et d’expériences, pouvant être radicales ou alternatives, mais porteuse de socialisation. |
17 | Un membre de l’organisation Nachala qui fédère les colons partisans de la colonisation des collines. |
18 | « Ce sont les nouveaux pionniers, comme ceux des kibboutzim (des années 40) », déclare Zvi Sukkot, ancien « jeune des collines », devenu député dans le parti sioniste-religieux de Betzalel Smotrich. Notons que plusieurs groupes de « jeunes des collines » se sont mis en scène, avec des images reproduisant les clichés iconiques du mouvement kibboutzique transportés sur leur lieu de vie, dans le but d’obtenir une réaction et un dialogue avec les colons sionistes-religieux. |
19 | https://www.maariv.co.il/news/politics/article-116292 |
20 | En particulier Kook père, en faveur d’une cohabitation judéo-arabe. Voir, dans K. : Entretien avec Yehudah Mirsky : Histoire et actualité du sionisme religieux. |