Alors que sont commémorés les 80 ans de la découverte d’Auschwitz, et que les derniers survivants sont convoqués pour pallier les insuffisances d’une mémoire qui semble ne jamais parvenir à s’inscrire, Ruben Honigmann réfléchit dans ce texte à la possibilité de raconter la Shoah. Dans ce texte personnel, cette tentative s’apparente à un arpentage sans fin et dont le sens n’est jamais assuré.

Nous habitions au deuxième étage d’un quartier de Strasbourg à faible densité juive. Pourtant, notre immeuble comptait trois survivantes de la Shoah. Notre voisine de palier, Madame Loeb, l’Alsacienne de Mertzwiller, survivante d’Auschwitz. La voisine du dessus, au troisième, Madame Egri, la Hongroise de Budapest, survivante d’Auschwitz. Notre voisine du cinquième, Madame Brauner, que je voyais comme la plus française des trois, enfant cachée.
Dans ma famille, il n’y avait pas eu de Shoah. Mes grands-parents avaient tous survécu en exil, respectivement à Londres et à New York. L’extermination des Juifs suintait bien sûr de toutes parts dans l’Allemagne où ils étaient retournés après-guerre et que mes parents avaient quittée un an après ma naissance. Mais il n’y avait pas, dans notre entourage proche, de Shoah vécue, si l’on peut dire, dans la chair. L’expérience de la Shoah s’immisçait via la cage d’escalier, par la proximité à Madame Loeb, Madame Egri et Madame Brauner.
Les trois vieilles dames avaient aussi des maris, tous trois décédés bien avant leurs épouses. Je ne me souviens que de Monsieur Egri, qui ne parlait pas un seul mot de français et baragouinait un allemand très approximatif qu’il avait appris, lui le juif hongrois, dans les rangs …de la Wehrmacht. Par une ironie invraisemblable de l’histoire, il avait été incorporé de force parmi les troupes hongroises alliées aux nazis, sans que personne ne vérifie sa « race ». Il avait combattu à Stalingrad où il avait été blessé, ce qui lui avait valu d’être rapatrié, décoré et sauvé de la déportation. J’étais toujours mal à l’aise quand je me retrouvais coincé avec Monsieur Egri dans l’ascenseur, il fallait échanger quelques mots avec lui, mais je savais que je ne comprendrais pas un traître mot de la conversation que, lui aussi, s’efforcerait de faire avec moi. Il y était tenu, car les Egri étaient proches de ma grand-mère maternelle Litzi qui habitait Vienne et nous rendait visite plusieurs fois par an. Dès qu’elle avait déposé ses valises chez nous, elle filait chez les Egri avec qui elle pouvait parler le hongrois de son enfance. Madame Egri parlait un peu le français, mais avec un accent hongrois extrêmement prononcé. J’avais l’impression qu’elle parlait hongrois avec des mots français. Quand on se croisait au rez-de-chaussée devant les boîtes aux lettres, nous échangions quelques banalités. Elle ne m’a jamais parlé d’Auschwitz et je n’ai jamais non plus osé lui demander. Les dernières années, elle ne me reconnaissait plus. Quand elle me croisait devant la boîte aux lettres, elle savait que nous nous connaissions, mais ne savait plus d’où. Madame Egri est décédée il y a cinq ans. Dans son appartement ont emménagé un couple de Russes nationalistes, grossiers et violents.
C’est de Madame Loeb que j’étais le plus proche. Géographiquement d’abord, puisque nous partagions le même palier. Je me rendais régulièrement chez elle, le samedi matin, pour consulter les pages Sports des Dernières Nouvelles d’Alsace, qu’elle lisait religieusement de la première à la dernière ligne, à l’exception des pages Sports. Quand je toquais à sa porte, elle répondait toujours par un fort et angoissé « qui est là ? » que j’étais gêné de susciter simplement pour prendre connaissance du score de la veille du Racing Club de Strasbourg que j’ignorais pour cause de Chabat. Pour la remercier, je lui apportais à l’occasion des chocolats, mais elle les refusait systématiquement. Cette fin de non-recevoir n’était pas négociable : Madame Loeb donnait mais ne recevait pas.
Parfois, j’allais aussi chez Madame Loeb en soirée, lorsque ses trois petits-fils d’à peu près mon âge lui rendaient visite. La soirée se déroulait toujours de la même manière, nous regardions Fort Boyard en commentant ce que nous voyions à l’écran. La mère des trois garçons n’était pas juive, mais quelque chose en moi se disait qu’ils étaient, par un certain aspect, plus juifs que moi, puisque leur grand-mère avait été à Auschwitz. D’un autre côté, il y régnait une ambiance de légèreté et d’insouciance que je n’avais pas chez moi et que j’attribuais à leur gentilité.
L’un des petits-fils s’est plus tard suicidé : il avait perdu la tête, était persuadé d’être déporté à Auschwitz, s’était fait tatouer le numéro de sa grand-mère sur le bras et avait mis le feu à la camionnette dans laquelle il vivait. Il s’était infligé la mort à laquelle Madame Loeb avait miraculeusement échappé. Celle-ci était alors déjà très avancée en âge et je n’ai jamais su si Madame Loeb a appris ce qui était arrivé à son petit-fils.
Peu de temps avant la mort de Madame Loeb, j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme et j’ai tenu à aller la lui présenter, comme à une vieille tante. Elle ne pouvait plus bouger de son lit, mais avait encore toute sa tête et c’est alors que, pour la première fois, elle m’a raconté, avec son accent alsacien de Mertzwiller à couper au couteau, comment elle avait eu la vie sauve à Auschwitz.
Dans la file qui la conduisait aux chambres à gaz, elle s’est adressée en allemand à un SS. Le type, apparemment ému d’entendre sa langue maternelle, l’a fait changer de file.
Je ne me retrouve pas dans la fascination pour les « derniers ». J’ai l’impression qu’on les exhibe comme des trophées, qu’on s’attache aux survivants, à leur prétendue « résilience » à défaut d’avoir su raconter le sort des 99,9% autres qui ont été anéantis et dont on ne saura jamais rien.
Dans les derniers jours, lorsque les nazis évacuaient les cadavres-vivants du camp et les embarquaient dans les marches de la mort, Madame Loeb était trop faible pour marcher et buvait dans une flaque. Un SS est passé devant elle et a pointé son fusil sur elle pour l’achever. Un autre SS est alors passé et a pris son camarade par le bras en lui disant qu’il n’y avait plus le temps pour cela. Elle aussi, comme tant de survivants, était hantée par l’énigme de sa propre survie. « Et pourquoi pas les autres ? », elle a dit. Elle disait aussi qu’il ne fallait pas se plaindre dans la vie, car il y avait des gens qui avaient des vies plus difficiles que la nôtre et je me demandais à chaque fois comment on pouvait avoir une vie plus difficile que Madame Loeb.
Comme à chaque fois que quelqu’un de cher décède, ma mère me l’apprend en passant, comme si j’étais déjà au courant. Elle dit, au détour d’autre chose, en montant dans la voiture ou en prenant l’ascenseur, « tu sais qu’untel est mort ». Elle ne me pose pas la question, elle le dit juste, comme le rappel d’un fait connu. Comme si le contournement verbal allait atténuer la douleur de la mort, conjurer la réalité de la chose. Dans l’appartement de Madame Loeb vit désormais un couple de Kabyles, qui entretiennent des relations amicales et chaleureuses avec mes parents.
De Madame Brauner, je ne savais presque rien. Le cinquième étage était trop loin pour moi. Je ne m’y rendais qu’une fois par an, à l’occasion de la tombola annuelle de mon école primaire. Chaque année, Madame Brauner m’achetait plusieurs tickets et une fois elle a même gagné un lot, complètement dérisoire, une poupée horriblement kitsch. Elle en avait été sincèrement heureuse et l’avait accueillie avec joie. À l’inverse de Madame Loeb, Madame Brauner parvenait à donner et à recevoir. Elle est la dernière à être décédée, l’an dernier. Je ne sais pas si elle avait des enfants et j’ignore qui habite à présent dans son appartement.
Il n’y a plus de survivants de la Shoah aujourd’hui au 9 rue Edel à Strasbourg, comme il n’y a presque plus du tout de survivants nulle part.
Je ne me retrouve pas dans la fascination pour les « derniers ». J’ai l’impression qu’on les exhibe comme des trophées, qu’on s’attache aux survivants, à leur prétendue « résilience » à défaut d’avoir su raconter le sort des 99,9% autres qui ont été anéantis et dont on ne saura jamais rien. J’y vois comme une ultime et dérisoire tentative de faire entendre ce qui s’est produit, peut-être précisément parce qu’il n’y avait rien à faire entendre. Si cela a échoué depuis 80 ans, il n’y a aucune raison pour que cela réussisse davantage dans les dernières secondes des arrêts de jeu de l’Histoire. Le récit de la Shoah a peut-être bouleversé quelques consciences isolées. Mais il n’a pas évité la permanence et la résurrection tellurique du vomi antijuif.
La page de la Shoah est tournée. Il ne reste plus que les récupérations obscènes, le grand n’importe quoi du jeu de savoir qui des Palestiniens ou des Israéliens sont les nouveaux nazis, un « plus jamais ça » vidé de sa substance, le tourisme des camps de la mort, des querelles et anathèmes entre Shoahtologues, une littérature inépuisable qui n’intéresse plus personne et des romans à l’eau de rose sur des histoires d’amour à Auschwitz.
Je ne me suis jamais rendu dans un camp de concentration, d’extermination, d’internement ou dans un quelconque lieu de la Shoah. Je ne crois pas à la matérialité du passé et à la mémoire des pierres. En revanche, dans mes rêves, je me retrouve de façon récurrente dans l’appartement de Madame Loeb, avec ou sans elle. Il ne se produit pas grand-chose dans ces rêves, simplement j’arpente son appartement, tandis qu’elle est dans une autre pièce. Je ne sais pas pourquoi.